Skip to Content

Un peintre entre deux feux

En mal d’inspiration et en proie à la mélancolie, un peintre ne parvient pas à mettre un terme à son errance.

 

 
Né en 1950, Pierre Groix fut, dès l’âge de 17 ans, matelot puis docker. Blessé grièvement, il perdit son œil gauche. Peu après, il rencontra le couple formé par le peintre Florence Minos et l’éditeur Pierre Grek, qui a publié sept de ses recueils. Poète discret, Pierre Groix apparaît exceptionnellement en public, ainsi en 2006, pour une lecture de ses poèmes lors de la rétrospective des œuvres de Florence Minos au Musée d’Art brut de Lausanne. Son univers est imprégné des lieux qui ne cessent de le hanter. Ciels dégagés, immensité où l’œil n’a de repère que la ligne d’horizon, terres arides et sauvages, îles au milieu des mers. Espace et lumière sont les maîtres mots de cette poétique. Rien ne transparaît du quotidien. Le poème capte un moment possible d’une vie rendue à sa part contemplative. Son dernier recueil, Fertilité de ton dédale, édité en 2005, aux Editions Stromboli, avec des gravures de Florence Minos, proposait une suite de poèmes en prose, autant de vues sur le lointain scruté jusqu’à l’obsession. La lumière traquée dans ses moindres apparitions est, de poème en poème, l’enjeu capital d’une lutte, qu’on dirait, à mort.
 
Ayant arpenté l’espace de la création poétique, Pierre Groix s’aventure cette fois sur les terres qui lui sont moins familières de la narration. Après sept années de silence, le poète nous donne son premier roman. Le voleur de feu raconte la crise traversée par un peintre parti s’installer à la campagne chez un ami qui l’invite à venir travailler dans la grange désaffectée de sa ferme. L’artiste que le romancier dénomme seulement « le peintre », se met à l’ouvrage et entame une série de grands formats. Cependant, la mélancolie qui le taraude, le gagne à nouveau. Pour y remédier, il fait alors dans la nature des promenades qui lui inspirent ensuite des sortes d’aphorismes qu’il note dans son carnet. Son travail s’en trouve modifié. Des notations apparaissent sur la toile et finissent par l’envahir. Le geste de peindre se transforme. L’artiste s’est donc éloigné des peintures qu’il s’était décidé à entreprendre. En se tournant vers cette prolifération de signes qui gagnent ses peintures, ne risque-t-il pas de perdre de vue le travail qui est le sien ? Son but n’est-t-il pas de s’en tenir à représenter le réel aux moyens de son art ? Ne doit-il pas dès lors renoncer à cette exploration où il fait fausse route ?
 
Pierre Groix réussit un portrait d’artiste en pleine réflexion sur son art. L’acuité du regard porte l’observation du peintre à un degré tel que perception et vision fusionnent : « Le regard se brouille et ce qu’il aperçoit n’est qu’un tremblement - ce qu’on croit image, n’est que signe. » Est-ce un hommage que Pierre Groix a voulu rendre à son amie Florence Minos ? La figure ici dépeinte, est inlassablement balancée entre la contemplation du monde et l’acharnement à peindre. Une scène nous montre le personnage sur un chemin longeant la broussaille d’un champ en friche. Le voici qui arrive sur une aire dégagée où un mégalithe se dresse devant lui : « Le bloc de pierre, sans être extraordinairement élevé, se dressait malgré tout de toute sa hauteur, face à lui, suspendant son regard, et le peintre se crut presque aveuglé, comme un homme soudain abasourdi par le spectacle de ce qu’il rencontre. Par des moyens demeurés mystérieux, des hommes avaient déposé ici la trace de leur quête. Pouvait-on croire qu’ils n’avaient jamais accédé au sens de leur geste, et que celui-ci ne puisse plus se percevoir autrement que sous cette forme oblongue abandonnée à l’érosion et à la végétation. » Comme on le verra dans la suite du récit, l’expérience que le peintre vient de vivre, ne le laissera pas indemne mais durablement bouleversé. Il n’aura de cesse dès lors de s’interroger sur le sens de son engagement artistique. Le lecteur finit par se sentir en phase avec un homme prêt à mener jusqu’au bout sa recherche, un homme prêt à s’éprouver dans l’exigence de son art. Création et décréation demeure le lot de l’expérience humaine. Qu’il cesse ou persévère, « le voleur de feu » n’en serait pas moins à la manière de Sisyphe, voué à son labeur. C’est bien là l’aspect le plus intéressant du roman. Pierre Groix parvient avec finesse à tisser les liens indissociables qui relient vie et création.
 
En revanche, l’auteur se révèle moins habile quant aux contraintes de l’art du roman. On observera que la narration pâtit d’un déséquilibre : retranscrites en italiques, certaines pages du carnet du peintre alternent avec des passages à la troisième personne. On peut lire ainsi : « Rien n’est sûr, moins encore peindre ou écrire, ce qui rend la tâche plus nécessaire. » Ou encore : « Il faut que je m’éveille et commence à vivre ou à peindre, c’est tout un, s’assurerait celui qui est sauvé quand il se croit perdu. » Le style aphoristique des intuitions traversant parfois de manière fulgurante l’esprit du personnage, laisse place à de longues phrases où le lecteur se perd. Voilà le point faible du livre. On peut regretter également que la fin reste en suspens. On ne sait pas avec certitude si le peintre viendra à bout de ce qu’il a engagé durant son séjour à la campagne. N’aurait-il pas été préférable de conclure sur une note qui atténue la dimension dramatique du récit en laissant entrevoir, au-delà de ce moment de crise, la possibilité pour l’artiste de retrouver son élan créateur ?
 
Sans ressemblance avec le protagoniste du roman de James Joyce Dédalus, avant tout confronté aux compromissions de la vie quotidienne et loin d’accomplir sa vocation de poète, - l’écrivain irlandais n’hésite pas à désacraliser l’artiste - , le portrait que l’auteur nous présente n’est pas sans rapport avec le héros des Carnets de Malte Laurids Bridge : car Rilke décrit lui aussi un être perdu dans sa perplexité, ne trouvant pas à s’appuyer sur la création poétique pour conjurer son désarroi, ne parvenant pas non plus à faire de sa mélancolie, selon l’expression de Jean Starobinski, « l’encre noire » et le terreau d’une oeuvre à venir. Ce que le peintre chinois Shitao, homme de plume et peintre génial de surcroît, ne cesse de nous signifier dans son recueil de pensées, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille amère1: il est concevable au prix d’une méditation quotidienne d’effleurer le monde de son pinceau sans que l’action de peindre ne s’arrête à ce geste ni qu’il prétende à autre chose que ce qu’il est, une œuvre de contemplation.
 
 
1. Pierre Ryckmans, Traduction et commentaire du traité de Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Hermann, Paris, 1984.
 
 
Emmanuelle Rodrigues
 
LE VOLEUR DE FEU
DEPIERRE GROIX
E la nave va Editeur, 122 pages, 17 euros.