La hardbass

DES BASSES SALVATRICES

La Hardbass, que l’on traduirait littéralement par « Basse dure » (mais ne le faisons pas) est un mouvement musical ayant émergé à priori en Russie dans les années 2000. Elle se caractérise par un rythme rapide, entre 150 et 170 BPM (battements par minutes) ; des basses puissantes, profondes et légèrement réverbérées, donnant une impression d’écho et des paroles chantées ou rapées, généralement en russe, avec un débit rapide. Outre ses aspects esthétiques et sonores, ce qui est intéressant avec la Hardbass est son émergence sur la scène internationale ainsi que la philosophie qu’elle véhicule. Avant toute chose, elle est indissociable de son essence : les Gopniks.

LA CULTURE GOPNIK

Aux origines

Selon les stéréotypes, un Gopnik désigne : un homme, souvent ivre, originaire de l’ex-block soviétique, peu éduqué et avec peu ou pas de revenus.

Pour appréhender cette première partie il est de mise d’écouter Gopnik de DJ Blyatman ou Gopnitsa d’HBKN et Uamee. Ces deux titres, et surtout leur clip, résument et illustrent assez bien ce qui va suivre.

Le Gopnik traîne souvent dans les cages d’escalier des panelka (immeubles en bétons préfabriqué typiques de la période d’urbanisation soviétique) ou sur les airs de jeu désertées, seul ou accompagné, une bouteille de vodka ou de kvas à la main, une cigarette toujours visée aux lèvres. Ivre 85% de son existence –  les 15% restant étant du sommeil ou des comas éthyliques – il se livre à des délits mineurs et fait parti intégrante des cités post-soviétiques frappées par le chômage. La plupart du temps, il est accroupie dans l’espace public. Position héritée des prisonniers soviétiques qui ne souhaitaient pas s’asseoir sur le sol froid. Leur nom lui-même est un héritage, il est l’acronyme de «Городское общество призора» (« Gorodskoye obshchestvo prizora ») GOP, du nom de l'hôtel réquisitionné au XIXe siècle pour créer une institution où on entassait les jeunes gens pauvres se livrant à la petite délinquance, dans un but de réinsertion.

La Hardbass est donc le fond sonore parfait pour une après-midi d’ivresse sur un parking. Les basses assommantes comblent le vide existentiel, avec l’aide de l’alcool. La précarité, la pauvreté, l’injustice, la vacuité de l’existence et l’aller simple pour la fosse laissent place à une légèreté d’esprit enivrée. Légèreté teintée d’une violence sous-jacente, inconsciente, d’être prisonnier de ces chaines. Il ne fait pas toujours bon de se heurter un Gopnik qui verra facilement en vous un symbole de ce qu’il n’a pas et donc repousse. Ainsi, s’ils ont vite adopté ce style musicale, c’est pour sa propension à faire oublie. Les basses violentes compensent et apaisent en partie la violence en eux et leur permet d’atteindre une sorte de résilience apathique, tout de même fragile. Étonnement, ces groupes ne rejette pas pour autant la mère patrie, elle reste dans leur cœur.

Les codes

Outre les stéréotypes, les Gopniks, et sa variante féminine, les Gopnitsas, ont créé une véritable culture autour d’eux, avec des codes vestimentaires, musicaux, esthétiques et philosophiques.

Ils s’habillent en Adidas et portent fièrement les 3 bandes parallèles de la marque, souvent de contrefaçons, car l’esprit multinationale étrangère ne colle pas à leur philosophie. Marque popularisés pendant les Jeux olympiques d'été de 1980 car portée par l’équipe olympique soviétique. De plus, outre les accessoires cités plus hauts, il ne faut pas oublié le béret (béret gavroche et non béret parisien) !

En arrière plan le Gopnik a une cité déliquescente et sale construite en béton préfabriqués – symbole de l’urbanisme soviétique – des allées de garages ou des plaines en jachère, souvent voisine de ces complexes immobiliers. Une Lada décrépie et/ou tunée fait régulièrement son apparition dans son champ de vision et quelques symboles soviétiques se laissent entrevoir.

Cette culture, au lieu de la cacher, met en fièrement en lumière la périclitassions de ces anciens pays communistes et l’impact que cela a sur les populations les plus précaires. Les Gopniks sont ni plus ni moins que les « parasites » de la nouvelle société ultracapitaliste russe qui ne veut pas leur céder de place, les poussant dans l’oisiveté, la pauvreté et la criminalité.

Philosophiquement, c’est un mouvement résilient sur sa condition précaire, au lien d’être un fardeau elle est une identité. Aucune échappatoire ne semble exister et aucune n’est recherchée. Une sorte de pied de nez involontaire à la philosophie capitaliste pour qui la vie doit être muée par la consommation et la recherche de la richesse. La culture Gopnik ne se veut pas internationale et ne recherche aucune reconnaissance, elle existe simplement car ses porteurs existent. Or la Hardbass a, sans le rechercher expressément, internationalisé ce mouvement.

UN MOUVEMENT ISSUE DE LA CULTURE INTERNET

Donc la Hardbass se veut simple : des lignes de basses à s’en rendre sourd, des paroles sur la vie de Gopnik, sur l’amour, l’ivresse, la fête et la culture populaire slave (majoritairement russe).

Son émergence internationale

Si elle née il y a environs 20 ans, elle connait une renommée internationale en 2015 avec Cheeki Breeki Hardbass Anthem, reprenant la phrase  А ну, чики-брики и в дамки! – « A nu chiki-briki i v damki ! » (attention, la vidéo illustrant cela est assez insupportable à écouter) débutant par une phrase de comptine pour finir sur une phrase signifiant à peu près « mettre une balle dans la tête ». Si cette origine semble morbide c’est simplement que cette phrase est tirée du célèbre jeu S.T.A.L.K.E.R.: Shadow of Chernobyl, prenant place dans une réalité alternée où un second incident nucléaire a Tchernobyl aurait causé, en Ukraine, une pandémie de mutations dues aux radiations. La même année sort Скоростная Трасса (« Ckaractnaïa Trassa » / Voie rapide) d’XS Project cumulant 2.9 millions de vues puis en 2016 sort Три полоски (« Tri paloski » / trois bandes – référence à Adidas) qui cumule aujourd’hui 111 millions de vues et sont les emblème de la Hardbass.

Avant cela on peut citer l’un des titres pilier du genre, produit en 2003, par le groupe XS Project : Бочка, басс, колбасер (« Bochka, Bass, Kolbasser » / Fût, bar, saucisse). Ce groupe est encore aujourd’hui l’un des plus influant dans le genre en proposant certaines des meilleurs sorties, souvent en collaboration avec d’autres artistes. Comme par exemple Kalashnikov en collaboration avec DJ Blyatman, autre pilier du genre (selon moi l’un des meilleurs titres de Hardbass doublé d’un clip à l’esthétique unique).

C’est aussi au youtubeur anglophone Life of Boris que l’on doit la visibilité internationale du mouvement. Chaîne humoristique reprenant les clichés russes et plus globalement slave, il a aussi produit des musiques de Hardbass en collaborations avec certains grands noms qui cumulent des millions de vues, comme par exemple Slav king.

Son émergence en France

La France fait partie des principales régions où est écouté la Hardbass, et cela avant même son émergence internationale de 2015, citée plus haut. Nous devons cela à Antoine Daniel, l’un des youtubeurs français les plus influents aux alentours des années 2010 avec sa chaîne What the Cut, chaîne humoristique traitant avec un air caustique les bizarreries audio-visuels de l’internet de cette période. Le 10 mai 2013 il publie sa vidéo What the cut - spécial vidéos russes qui, entre autres chose, nous présente la vidéo de Бочка, басс, колбасер que vous avez vu plus haut. Cette vidéo cumulant aujourd’hui 19 millions de vues a permis d’exposer le public francophone à la Hardbass.

Revendication antiguerre

Du fait de ce mouvement de musique électronique soit plutôt hors des l’économie du disque, ses artistes sont libres de dire ce qu’ils veulent, comme ils le veulent. Qu’ils soient russes où non, j’ai pu voir émerger des titres antiguerres depuis le début de la guerre en Ukraine, quand bien même ce mouvement mette fortement à l’honneur la Russie et sa culture. Déjà avant cela, la Hardbass véhiculait une forte idée et initiative d’union et de soutient international. Du fait qu’internet soit un espace difficilement censurable et très libre, ce mouvement, démocratisé par ce média a pu se montrer revendicatif et prendre position. Citons One World de l’anglais Alan Aztec et du russe Karate, Punk Footin’ du lituanien Uamee, la chaîne Pumping Hardbass qui a changé certaines de ses miniatures pour mettre une photo de l’Ukraine unifié accompagné des mots « No war » ou encore Love Peace Hardbass du slovake DJ Blyatman. Malgré tout, il est difficile pour des artistes résidents en Russie de montrer leur désapprobation de la guerre, sous risque d’emprisonnement ou pire.

SES ESTHÉTIQUES NUMÉRIQUES

Mélancolie post-soviétique et post-nucléaire

La Hardbass véhicule depuis une vingtaine d’années une sorte de fierté populaire russe. Elle n’est pas liée au gouvernement, à l’armée ou à l’économie mais simplement au fait d’être russe. D’appartenir à un peuple qui a connu le pire comme le meilleur, qui a commis le pire comme le meilleur mais qui, en fin de compte, existe toujours, envers et contre tous. Ainsi, sans pour autant prôner le communisme, ce mouvement reprend beaucoup d’éléments historiques de l’ancienne URSS : faucille et marteau à foison, Lada, Vodka, chapka ornée d’une étoile rouge et surtout, le rouge ! Avec cette dernière, le noir et le blanc, héritées d’Adidas, sont les couleurs de la Hardbass. Le clip et la musique KGB de DJ Blyatman et HBKN illustre bien cela, et même si le titre suivant est loin d’être mon préféré, il illustre aussi bien cette esthétique post-soviétique : Motherland de DJ Blyatman. Les artistes du mouvement semblent se réconforter dans la mélancolie d’une URSS qu’ils n’ont pas connus, comme pour se  réfugier dans un temps vide d’incertitudes où les inégalités sociales semblaient moins cinglantes que celles de la Russie d’aujourd’hui.

Un autre pan de cette esthétique post-soviétique vient directement du jeu S.T.A.L.K.E.R dont nous avons parlé plus haut : Tchernobyl, le nucléaire et l’explosion atomique. En effet, le Tchernobyl post-catastrophe est un élément récurant dans les esthétiques de certains artistes, et plus particulièrement DJ Blyatman. La réalité alternée du jeu vidéo semble être un exutoire tangible aux mal-être des classes populaires de l’ex-block de l’est et une image aux traits grossis de l’état dans lequel ces sociétés se trouvent. Un espace hors du temps, hors des conflits et hors de la réalité, où ils peuvent inventer leur monde, leur univers et leurs codes comme s’ils étaient les explorateurs d’un monde abandonnée après la catastrophe de 1986. Un monde fantasmé et macabre où la chute de l’humanité laisserait le champ libre à la Hardbass pour faire vibrer les corps.

Kalashnikov – DJ Blyatman & XS Project

Lunapark – DJ Blyatman

Bombjack – Gopnik McBlyat feat. SrpskiBass

Memelord

 

Du fait que ce mouvement soit né d’internet, il est facilement enclin à adopter et fusionner avec d‘autres mouvement y émergent. Alan Aztec en est un très bon exemple, ce DJ anglais a créé toute un univers autour de sa Hardbass en l’alliant aux memes. Les memes font partie intégrante de nos échanges et nos navigations sur internet depuis un moment. C’est images humoristiques détournées sont devenues un nouveau canal de communication international très prisé par les jeunes utilisateurs. La plupart de ses clips sont une ode aux memes les plus connus et les plus drôles de la période à laquelle ils sortent.

Ainsi, Alan Aztec propose ce qu’on pourrait qualifier d’un travail d’archivage du meme et de la culture internet. Ses clips sont des capsules temporelles qui permettent de figer dans le temps un faisceau de cette culture éphémère et flou du meme. Les memes connaissent des piques de popularité très aléatoires, imprévisibles et dont l’intensité n’a parfois d’égal que la fugacité, ce qui rend très difficile leur étude et leur prise en compte dans les habitudes sociales et communicative d’aujourd’hui. Car outre ces images détournées, les memes sont aussi constitués d’un contexte : un évènement, une actualité, une personne ou un engouement commun imprévisible. Donc bien que l’on puisse par exemple garder en archive ces images, le contexte est très difficile à cristalliser dans le temps, tant il tient au second degré et au fortuit. C’est pourtant ce qu’arrive à faire, toutes proportions gardées, certains des clips du DJ anglais. Ils sont un vrai condensé de memes plus ou moins connus dont la contextualisation dans les images et la musique permet une meilleure appréhension, si l’on ne les connaissait pas. Nous pouvons cité le meme Doge, très utilisé dans ces clips ou encore la Dancing Polish Cow Meme et aussi l’Annoyed bird.

Autre tour de force, cet artiste s’est aussi mit à créer des « cours d’histoire » à travers les meme et la Hardbass. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce format fonctionne plutôt bien, même si de prime abord la réaction est d’être circonspect et étonné tant ces associations semblent ne pouvoir faire aucun sens. La vidéo Le AUSTRIAN PAINTER Has Arrived (utiliser « le » est une gimmick de meme anglophone) résumant la seconde guerre mondiale en 2 min et 7 secondes via un montage volontairement de mauvaise qualité et des extraits de ses différents titres, s’avère assez juste et instructive et peut permettre à des personnes peu enclin à apprendre l’histoire de s’y intéresser. Ce qui est très intéressant est que certaines parties de cette vidéos ne sont compréhensible que par des individus qui ont une culture meme développée permettant de lire les idées et l’humour sous-jacents. Cela peut permettre de créer un « langage savant » et donc de donner une certaine légitimité intellectuelle au fait de comprendre le format de la vidéo et son contenu. Intronisant le savoir et l’historie de manière plus séduisante pour des gens qui n’y trouveraient pas d’intérêt sans cette transcription dans l’univers du meme.

Un dernier point très intéressant dans ses choix artistiques et son choix de proposer un contenu polyglotte. Toutes ses musiques sont dans des langues différentes, renforçant le caractère international de la Hardbass, nous pouvons citer : le français, l’allemand, l’anglais, le russe, le néerlandais, le coréen, le chinois, le polonais ou encore l’espagnol ! Outre l’utilisation de ces langues, certains de ses morceaux mettent à l’honneur les cultures autour de ces langues, citons Vive la France et Hardbass révolution pour le français, Deutschland et Disco Panzer pour l’allemand, Nya nya pour le coréen, Polska pour la Pologne et Catalan Hardbass pour l’espagnol qui mettent à l’honneur les symboles nationaux et l’histoire de ces pays en plus de la langue.

3D, paint et montage bas de gamme

Les montages faits maisons

Les clips d’Alan Aztec illustrent bien cet esprit « fait maison » à base de logiciel Paint et Windows Movie Maker, de certains clips de Hardbass. Il n’est cependant pas le seul à proposer cela, nous pouvons aussi citer Hard Bass School dont le clip Area 51 tiens du même genre d’esthétique. Elle est volontairement de piètre qualité avec un montage, des animations et des incrustations les plus simples. Au-delà d’un manque de compétences dans le montage et la réalisation vidéo, ce parti prit fait surtout référence à la philosophie de la Hardbass et de la culture Gopnik. En effet comme nous l’avons vu, elles ne cachent pas leurs faiblesses et les portent fièrement comme vecteur identitaire. Ainsi, ces artistes montrent valeureusement que certes, ils ne sont pas monteurs et réalisateurs professionnels mais cela ne les empêche pas de créer et de proposer leur vision artistique. Il y a une vrai légitimation de l’essaie, de la tentative, peu importe notre niveau. Il n’y a pas besoin d’être un professionnelle d’Adobe premiere ou d’Illustrator pour faire un clip de Hardbass, tant que le cœur et une bonne dose de second degré y sont. How we party de DJ Blyatman et XS Project est un bon exemple de ce type de montage volontairement approximatif, low cost et second degré.

L’influence du jeu vidéo avec la 3D

Sa filiation avec le jeu vidéo inspire certains artistes en utilisant la 3D pour réaliser leur clip. Le meilleur exemple est Terminator de DJ Blyatman. Nous y retrouvons les codes cités plus haut : la chapka, les symboles soviétiques, les Gopnik, les Ladas,… Lenin est même détournée avec des cœurs dans les yeux brandissant la faucille et le marteau ! ce qui illustre bien la réappropriation du passé soviétique.

 

À lui seul ce clip est intéressant car il fusionne les archétypes du genre avec l’un des éléments qui a fondé son essence et sa renommée. Cet esprit « fait maison », qui apparait comme dans les clips d’Alan Aztec, créer un sentiment de proximité avec l’œuvre. Elle utilise des lieux communs et ultra démocratiques pour se faire sa place. Ici, le style rappel des jeux-vidéos comme Counterstrike CS-GO ou le fameux S.T.A.L.K.E.R, très prisés par la communauté internet russe et internationale. Ce choix illustre aussi bien la pluralité de ce mouvement qui, bien que pétris de codes forts, sait aller vers du nouveau et tenter de nouvelles incursions dans d’autres styles artistiques. Motherland de DJ Blyatman fait lui aussi la part belle à la 3D approximative couplée à un rétro-futurisme soviétique unique à voir.

CONCLUSION

J’ai été moi-même surpris d’avoir autant de choses à dire sur ce style musical. Lorsque l’on plonge dedans, il s’avère être extrêmement riche et capable de se muer sous de multiples formes. Pour ma part, j’ai découvert la Hardbass grâce à Antoine Daniel, cité plus haut, et elle m’a suivit jusqu’à aujourd’hui. Ces musiques ont le dons de vider l’esprit et de nous transporter dans un univers où même quand tout va mal, tout va bien. Il est évident que ces clips ne respirent pas la joie de vivre mais il en émane une résilience et un lâcher-prise qu’il m’a été primordial d’adopter. Ce genre est un vrai outil d’expression personnelle qui incite à tenter, essayer, échouer, réussir, recommencer. Voir ces clips et ces lignes de basses plutôt simple nous permet de prendre confiance en nous même et de replacer l’un des fondements de l’art : être un moyen d’expression intime. La Hardbass est imparfaite, parfois amateur, parfois bourrin, mais en fin de compte, elle est très humaine. Comme nous, elle tente, rate, réussi et surtout : elle explore de nouveaux horizons et nous rapproche en tant qu’humains !

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