Civilisation sauvage

CIVILISATION SAUVAGE

La voiture s'arrêta. Je descendis. Un vent chaud me gifla soudainement cependant que je contemplais le paysage qui m'entourait. Le soleil était brillant, trop brillant. En effet, pas d'eau à l'horizon, seule une crevasse semblait rappeler que naguère une rivière passait par là. A cet instant, je m'engageai dans un chemin pierreux pour retrouver les personnes qui m'attendaient : un homme, sur qui le temps avait laissé ses marques, était accompagné d'une femme qui paraissait plus jeune, mais épuisée sans doute par ses besognes. Ils étaient mariés. Je les suivis afin de trouver refuge pour m'installer. Là, une sorte de cabane traditionnelle avec des fenêtres similaires à celles des châteaux moyenâgeux : très étroites, sans volets, avec des protège-mouches. L'intérieur restait simple: des tapis couvrant le parterre de la pièce, au milieu une table ronde en bois, sur les murs des peintures ( proches de l'art abstrait ) accrochées maladroitement , qui donnaient l'impression que tout pouvait s'écrouler d'un moment à l'autre. Il n' y avait ni lit ni aucun accessoire technologique, la cuisine était cachée, enfouie à droite de l'entrée et des objets artisanaux la composait. C'était leur logis...

Ce fut dans ce cadre que débuta un long voyage spirituel. Une expérience qui, dans peu de temps, allait ébranler mon esprit. Un mois. Des regards, des sourires , des larmes..... Le coeur rempli de toutes ces choses que même une oeuvre entière ne saurait vous transmettre, je me trouvais face à mes contradictions. Français de culture et Marocain de mémoire, j’ai toujours été confronté à cette double appartenance qui questionnait ma raison : existe-t-il une culture supérieure à une autre ? peut-on hiérarchiser les cultures ? Des questions que tout élève de terminale a scolairement traitées. Mais qu'en est-il de la réalité ? Pourquoi, au vingt et unième siècle, parle-t-on encore de civilisation d'un côté et de sauvagerie de l'autre ? De Nord et de Sud ?

Il est vrai que la question n'est jamais innocente et son auteur est tout aussi partial : les critères que l'on pose lui sont toujours favorables, et ce, pour se retrouver en haut de l'échelle. Aujourd'hui “civilisé” est synonyme de “modernisé “, le critère fondamental est le progrès technique. A tel point que l'occident, avancé dans ce domaine, se déclare porteur des droits de l'homme et de la démocratie qui seraient universels. Tout autre modèle serait forcément défaillant, car il n'émane pas de nous. Il est par conséquent mauvais ou dangereux. Or, bien au contraire, croire détenir les clefs de l'humanité mène toujours à des excès. L'Amérique et les conquistadors hier, le “ Tiers-Monde” et l'occident aujourd'hui. Une valeur universelle ne s'impose jamais, on l'accepte. Ceci, en langage philosophique, s'appelle l'ethnocentrisme ou encore l'esprit dogmatique. Claude Levi-Strauss avait développé ce sujet dans son ouvrage Tristes Tropiques en prenant comme exemple l'anthropophagie( le fait de consommer de la chair humaine) chez une tribu “sauvage”. Il mettait en évidence cette pratique qui consistait à absorber les criminels qui nuisaient à la sécurité collective puis l'opposait à celui du système pénitentiaire qui excluait et vomissait les malfaiteurs. Il en concluait que cette pratique, d'apparence sauvage, était efficace mais paraissait barbare pour nous, alors que c'était leur système pour résoudre la criminalité. Quel est le résultat de cette prétention ? Et bien, nous avons eu des guerres “justes”, “pour la bonne cause “; le ridicule ne tue généralement pas sauf dans ce cas. Quelle noble cause serait servie par un moyen vil ? Machiavel serait-il devenu notre idéal ? La fin ne doit jamais justifier les moyens : le moyen est lui-même une fin, c'est lui qui doit justifier la fin. Tout bon fruit vient de bonne semence, ne dit-on pas que c'est au fruit que l'on connait un arbre ?....

Située dans les montagnes de l'Atlas marocain, trop petite pour être une ville mais trop grande pour être un village, Khénifra était une sorte de cité grecque. La température y fleuretait avec celle de l'enfer mais les personnes avec ceux du paradis. En effet, au fil de cette aventure, je rencontrai la modestie mais de surcroit l'humilité. Des femmes et des hommes, démunis économiquement mais riches spirituellement, m'accueillirent royalement; ils offraient de leur temps et de leur service, refusant d'être rémunérés. Seule la bénédiction de Dieu comptait, disaient-ils. Je fus frappé par le nombre de sourires, non seulement à mon intention, mais échangés entre eux par les habitants. Malgré un décor archaïque, une extrême modernité se dégageait de leur manière d'être. Là où apparemment la civilisation n'était pas atteinte par le progrès technique, elle était à son apogée dans les mentalités. Le paradoxe est rassurant cependant. Un jour quelqu'un m'a dit : “ se rapprocher du pauvre c'est se rapprocher de Dieu “, autrement dit, c'est se souvenir de la dignité humaine. Ces paroles sont sages mais trop peu entendues. La confiance, le calme, la paix et l'amitié régnaient dans ce royaume montagneux, et de nombreuses anecdotes me viennent à l'esprit mais méditons le sens de ces enseignements, avec humilité.

Ce décor angélique était cependant noirci par une seule chose : l'analphabétisme. La plupart ne savaient ni lire ni écrire cependant qu'ils démontraient leur envie d'apprendre et leur regret de ne point savoir. Un autre paradoxe se faisait jour : n'est-ce pas l'instruction qui fait de nous de meilleurs hommes ? N'est-ce pas là, la différence entre hommes et bêtes ? Alors qu'ils n'avaient rien de cela, ces personnes faisaient valoir leur civilité. Elles étaient ignorantes, certes, mais pas imbéciles, ce qui n'est pas la même chose, dirait Victor Hugo.

Sachez que même avec ces innombrables qualités, ces femmes et hommes étaient méprisés de la société, et souvent marginalisés. Ils ne présentaient pas d'intérêt, évidemment ils ne détenaient pas de diplômes et tout était permis à leur égard. Pourtant l’absence de titre social ne signifie pas le manque de dignité ou d'intégrité humaine. La valeur marchande et économique semble tellement avoir pris le dessus que nous en avons oublié notre humanité. Quelle société sommes-nous pour juger les êtres en fonction de leurs titres ? .....

Des embrassades. Des adieux. Des battements de coeur. Il est temps de partir. Je contemple l'horizon, j'avance à pas fermes sans me retourner de peur que l'on voie mes larmes. Il semble que la rivière reprend son cours, les oiseaux chantent : c'est le printemps.
La porte s'ouvre, je monte. La voiture démarre.....



Pour celles et ceux qui croient encore en l'humanité,
n'oubliez pas que “ se laver les mains est bien, mais
empêcher le sang de couler est encore mieux “ .


Mohamed Obaidy, L1 Humanités.