HHhH


anne-laure.bourgeois - Posted on 05 février 2011

HHhH

     Drôle de nom pour un roman. Mais derrière ce titre énigmatique se cache en fait l’acronyme « Himmlers Hirn heisst Heydrich » (le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich)  phrase attribuée par les SS au nazi Reinhard Heydrich.  

     Ecrit par Laurent Binet, professeur de littérature à l'université Paris III, et paru en 2010, ce roman raconte l’histoire de l’attentat destiné à éliminer Heydrich et baptisé « Opération Anthropoïde ». En 1942, la République tchèque est sous la domination nazie depuis mars 1939. En septembre 1941, Hitler nomme Reinhard Heydrich Protecteur de Bohême-Moravie afin de mater la résistance tchèque. Chef de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA) regroupant la Gestapo, le SD et la Kripo, planificateur de la Solution Finale, bras droit d’Himmler, Heydrich est considéré comme l’archétype du nazi parfait, et l’un des dirigeants nazi les plus craints. Sa cruauté et le régime de terreur qu’il instaura en Bohême-Moravie lui valurent des surnoms divers tel que le Bourreau, le Boucher de Prague ou encore la Bête blonde. Le gouvernement tchèque en exil à Londres décide alors de frapper les nazis au cœur afin de montrer que la résistance tchèque, bien que diminuée, est toujours en action. Des parachutistes dont Jozef Gabčík et Jan Kubiš qui commettront l’attentat, sont ainsi envoyés à Prague quelques mois à l’avance afin de mettre en place l’Opération. Si la grenade lancée par Kubiš ne tua pas Heydrich sur le coup, celui-ci mourut quelques jours plus tard d’une septicémie causée par l’infection de la blessure. Trahis par un autre parachutiste, Jozef Gabčík, Jan Kubiš et les autres parachutistes se réfugieront dans une église et mèneront une lutte mortelle mais héroïque face aux SS venus les arrêter. La répression et la vengeance nazie engendrées par la mort d’Heydrich furent, quant à elles, d’une barbarie inouïe.

     Cependant, HHhH ne raconte pas seulement l’histoire de l’Opération anthropoïde. On a ainsi l’occasion de découvrir ou de redécouvrir des éléments de la Seconde Guerre Mondiale bien souvent tombés dans l’oubli. Le sort de la malheureuse Tchécoslovaquie par exemple, abandonnée par les Alliés en 1938 dans l’espoir puéril de sauver la Paix et laissée à la merci des Nazis. De même, une biographie de Heydrich est progressivement distillée à travers les pages, racontant sa fulgurante ascension au sein de l’appareil nazi, faisant de lui « l’homme le plus dangereux du Troisième Reich ». Divers éléments historiques de second ordre servent également de cadre au récit afin de poser les bases de l’élément central, qui est l’attentat contre Heydrich. Ce qui n’est qu’un roman à l’origine se transforme ainsi parfois en véritable cours d’Histoire.  
    
    Contrairement à ce que l’on pourrait penser, raconter l’Histoire à travers un roman ne crée pas ici un résultat controversé ; en effet on peut craindre dans ce cas que le roman n’enjolive trop le récit historique pour laisser place à de la fiction. Or, dans cette œuvre, le roman présente même certains avantages sur l’Histoire. L’œuvre développe ainsi une intéressante réflexion sur le rapport Histoire/fiction. Laurent Binet fait de fréquentes intrusions dans son roman pour joindre des réflexions sur son travail de recherche, ses impressions et le difficile travail de rédaction en parallèle avec le récit de l’œuvre. En effet, comment ne pas céder à la tentation de romancer ? Comment parvenir à garder un récit historiquement valable tout en le plaçant dans le cadre d’un roman ? Rester parfaitement fidèle à la vérité historique est impossible à moins de se contenter d’une suite de dates à la manière d’une chronologie. Même l’historien le plus rigoureux va être obligé de faire des écarts, aussi minimes soient-ils. Le roman présente en contrepartie l’immense avantage de ne pas être prisonnier des exigences que l’on rencontre en Histoire. Le style employé dans cette œuvre est ainsi particulièrement révélateur puisque Laurent Binet peut user d’une liberté de ton qu’aucun historien ne pourra jamais avoir. Son style, tour à tour sérieux, ironique, émouvant, voire teinté d’humour noir donne vie à son récit et le distingue considérablement de la rigueur presque scientifique du récit purement historique. Loin de vouloir critiquer la méthodologie historique, il me semblait cependant intéressant de soulever ce point.

     Si les intrusions de l’auteur ont parfois agacé certains lecteurs, je trouve au contraire qu’elles font toute la spécificité de son œuvre. On ne lit pas seulement l’histoire de l’opération anthropoïde, mais aussi celle du roman lui-même, sa genèse et sa difficile construction. C’est une histoire dans l’histoire. L’auteur rapporte des éléments pour construire son récit mais prend également le temps de soigneusement interroger les éléments qui lui semblent obscurs ou invraisemblables. Il reste ainsi en lien avec son récit ce qui le rend beaucoup moins froid et impersonnel.

     Grâce à ce travail de recherche et l’originalité de l’œuvre, HHhH est également l’occasion pour Laurent Binet de rendre un bel hommage aux résistants tchèques qui ont monté, commis et aidé à commettre l’attentat. Peu de personnes connaissent Jozef Gabčík et Jan Kubiš, ainsi que toutes les personnes qui les ont aidés dans l’accomplissement de leur mission. Beaucoup sont mortes dans l’anonymat et raconter leur histoire permet d’une certaine manière de les faire revivre. Heydrich lui-même et son rôle dans le nazisme restent généralement peu connus. L’auteur raconte avec une foule de détails et une grande précision les préparatifs, le déroulement mais aussi les conséquences qui ont découlé de cet acte héroïque et réussi. Le village de Lidice par exemple, complètement rasé et rayé de la carte par les SS sur ordre d’Hitler en guise de représailles, ainsi que ses habitants, massacrés dans leur quasi-totalité est justement rappelé dans ces pages pour ne pas les oublier. Ses liens avec l’attentat sont restés très flous, ce qui fait davantage de Lidice un bouc émissaire ; il demeurera un symbole dans la lutte contre les Nazis.

     En plus de redécouvrir une page de l’Histoire, on voyage aussi beaucoup dans HHhH, surtout en République Tchèque et en Slovaquie, pays où l’auteur a effectué son service militaire. A travers ce récit, le lecteur se retrouve plongé au cœur de Prague, et de ses deux pays, dont le premier est selon lui celui qu’il aime le plus au monde. Les rues, la beauté et les particularités de ces endroits sont très bien décrits et donnent vraiment envie de les découvrir plus en profondeur.

     HHhH est donc un roman à lire pour sa richesse sur le plan historique, littéraire et culturel. Cette œuvre dépasse le cadre du simple roman pour nous offrir un récit autrement plus poignant. On peut dire que Laurent Binet s’en sort plus que bien et son travail de documentation, sans atteindre celui d’un historien, est tout de même remarquable. La méticulosité presque obsessionnelle de l’auteur dans sa crainte de perdre de vue les faits et son travail de documentation le mettent de toute façon généralement à l’abri de toute dérive romanesque trop importante. Si Laurent Binet a eu des doutes sur la pertinence de son récit, ils sont en tout cas largement effacés par le brillant résultat final. La rigueur dans la reconstitution des faits, alliée aux caractéristiques du roman, font de HHhH une œuvre réussie qui mérite tout à fait son prix Goncourt.

          Anne-Laure Bourgeois, L1 Humanités