Le test de Bechdel ou comment se rendre compte de l'invisibilisation des femmes au cinéma ?

Depuis le mouvement Me Too qui a bouleversé le milieu du cinéma international, de nombreuses questions autour de l'égalité femmes-hommes se sont posées. Les femmes ont commencé à se faire entendre sur la manière dont cette industrie les traitaient, et ont dénoncé de manière générale le comportement des hommes de pouvoir à leur égard, la difficulté de se faire respecter et les inégalités salariales dont elles étaient victimes. S'il reste encore beaucoup de travail avant d'arriver à une égalité totale dans la manière dont l'industrie du cinéma considère les femmes et les hommes, il est indéniable que ce mouvement a eu un impact fort. Les mentalités ont commencé à changer autour de la représentativité des femmes au sein du cinéma international. Cependant, il reste une question à explorer: qu'en est-il de la représentation des femmes à l'écran ? 

 

Les prémices d'une prise de conscience collective

La parité femmes-hommes est un sujet qui prend de plus en plus d’importance dans presque tous les domaines. C’est une question que l’on aborde entre ami.e.s, à l’université, au travail… Elle imprègne nos modes de pensées et nous force à remettre en question des schémas pris pour acquis depuis des millénaires. Même si le chemin vers l’égalité est encore long, poser les prémices d’une réflexion autour des rapports femmes-hommes est déjà une première étape. 

Depuis plusieurs mois, cette question a secoué l’institution bien installée qu’est l’Académie des César. La polémique entourant la nomination de Roman Polanski pour le César de la meilleure réalisation avec J’accuse, sa victoire, puis son maintien d’office parmi les membres historiques de l’Académie, a souligné la fracture profonde qui marque le milieu du cinéma français. Le but n’est pas ici de répondre à la question « Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? » – si tant est qu’il y ait une réponse – mais plutôt de s’intéresser de manière plus générale à la représentativité et représentation des femmes dans le cinéma.

La polémique soulevée cette année a obligé l’Académie des César à remettre en question une partie de son fonctionnement, en adoptant notamment la « parité intégrale » entre femmes et hommes dans ses instances dirigeantes. Le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) a également mis en place de nouvelles mesures dont une formation « Prévenir et agir contre les violences sexistes et sexuelles » à destination des professionnels du milieu, producteurs, distributeurs, vendeurs… Cette formation sera obligatoire à partir du 1er janvier 2021, accompagnée par d’autres règles comme la mise en place d’une procédure interne de signalement en cas de harcèlement sexuel, pour toute société souhaitant obtenir des aides financières de la part du CNC. Ces mesures visent à améliorer les conditions de travail des femmes dans le milieu du cinéma, et par conséquent participent à encourager la parité et l’égalité entre les professionnel.le.s.

Manifestation contre la rétrospective Roman Polanski, accusé d'agressions sexuelles, devant la Cinémathèque française à Paris, le 30 octobre 2017. (Crédit : Geoffroy van der Hasselt/AFP)

 

Où sont les femmes au cinéma ?

S’il est nécessaire de s’intéresser à la représentativité des femmes dans le monde du cinéma, qu’en est-il de leur représentation à l’écran ? Tout comme dans les autres formes d’expression, l’art tend à reproduire des représentations issues de la vie quotidienne. Il est donc plutôt commun de voir des films perpétuant des représentations clichées de femmes et d’hommes, basées sur des stéréotypes de genres. On pense par exemple aux innombrables films mettant en avant des hommes dans des positions de pouvoir et des femmes assistantes.

En 1985, la bédéiste Alison Bechdel publie Dykes to watch out for (en français Lesbiennes à suivre) dont une des planches nommée « The Rule » met en scène une discussion entre l’auteure et son amie Liz Wallace au cours de laquelle elles évoquent la difficulté de trouver des films avec des personnages féminins intéressants. Le personnage qui incarne Liz Wallace présente donc ses critères pour définir si un film a une représentation satisfaisante des femmes. Ce qui deviendra « le test de Bechdel », ou parfois appelé « le test de Bechdel-Wallace », est basé sur trois critères :

  • Est-ce que le film présente au moins deux personnages féminins nommées (sous-entendu identifiables par leurs noms et prénoms) ?
  • Est-ce que ces deux personnages féminins ont une discussion ensemble ?
  • Est-ce que leur conversation n’est pas reliée à un homme ?

The Rule, Alison Bechdel

 

Si le film répond positivement à ces trois questions, on considère qu’il passe le test. Le test de Bechdel est donc un outil qui permet de mesurer la sous-représentation des femmes dans les œuvres de fiction, et inversement la sur-représentation des hommes. Selon Fanny Hubert, journaliste fondatrice du Bechdel Club à Paris, c’est une manière de démontrer par l’absurde le taux réduit de présence des femmes à l’écran. Il est intéressant de l’appliquer aux cérémonies de remise de prix du cinéma, comme par exemple en 2014 lors de la 86e cérémonie des Oscars où seulement trois films des neuf nominés dans la catégorie Meilleur film passaient le test de Bechdel. Selon le site collaboratif bechdeltest.com, 57,5% des films produits en 2017 ne passaient pas non plus le test. Certaines analyses démontrent également que les films échouaient généralement moins le test lorsqu’au moins une femme faisait partie de l’équipe scénaristique. 38% des films échoueraient lorsqu’ils sont écrits par une ou des femmes, contre 53% s’ils sont écrits uniquement par des hommes. Bien que le test de Bechdel n’ait aucune valeur reconnue par l’industrie du cinéma dans son ensemble, il est utilisé en tant que label par plusieurs salles suédoises depuis 2013 et appliqué dans le choix des films diffusés.

 

Une méthode loin d'être parfaite

Cette méthode est évidemment caricaturale, et est parfois critiquée de simpliste. Le but n’est pas de dénoncer les films qui ne répondent pas favorablement aux critères comme des films sexistes mais simplement de mettre en évidence la tendance, particulièrement présente à Hollywood, à avoir un nombre restreint de personnages féminins, qui occupent souvent un rôle de faire-valoir des personnages masculins. Il est important de préciser que le test n’est pas suffisant pour juger du féminisme d’un film. Par exemple, le film Gravity d’Alfonso Cuaron ne passe pas le test car, même si le personnage interprété par Sandra Bullock est une femme forte, elle n’interagit pas avec d’autres femmes. Au contraire, les films Twilight pourtant largement décrits comme sexistes passent le test grâce à une conversation à un moment donné entre le personnage de Bella et sa mère. Le test de Bechdel s’appuie sur une analyse plutôt quantitative de la présence des femmes à l’écran. Cependant, la valeur sexiste ou féministe d’un film ne peut pas se résumer à la présence de personnages féminins, mais est plus largement rattachée à la manière dont les femmes vont être filmées, ce qui rejoint les études toutes aussi vastes et passionnantes autour du Male Gaze. Ce terme théorisé par la critique et réalisatrice Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975) évoque la représentation des femmes au cinéma comme des personnages passifs, réduits à une fonction érotique et dédiés au plaisir visuel des hommes. Cette théorie dénonce le système patriarcal d’Hollywood et son voyeurisme.

 

Comme le prouve l’existence même du Male Gaze, le test de Bechdel est loin d’être un indicateur de sexisme. Toutefois, il permet d’illustrer à un moment donné dans l’Histoire l’état de la production cinématographique internationale à travers le prisme de la représentation des femmes. Cette réflexion est primordiale selon Fanny Hubert, vis-à-vis des représentations offertes par le cinéma aux petites filles, qui ont besoin de s’identifier à des personnages féminins forts afin de s’éloigner des schémas patriarcaux. Le test de Bechdel doit être vu comme un outil qui ouvre la voie aux réflexions féministes sur l’industrie du cinéma. Au cours de ces dernières années, des productrices, réalisatrices et scénaristes se sont interrogées sur la manière d’évaluer la représentation des femmes sur le grand écran, ce qui a conduit à la création d’autres formes de tests. Il existe par exemple de test de Mako Mori qui cherche à mettre en valeur les personnages féminins forts en questionnant leur arc narratif, ou encore le test de la lampe sexy qui consiste à remplacer un personnage féminin par une lampe pour voir si cela impacte réellement l’intrigue. Ces différents tests ne sont là encore qu'à prendre comme des outils de réflexion, mais ils témoignent d'une prise conscience féministe qui tend à se généraliser, ce qui semble prometteur pour l'avenir de l'industrie du cinéma.