L’héritage du « théâtre service public » de Jean Vilar : l’émergence d’une relation au public

Si la figure emblématique de Jean Vilar a été maintes fois étudiée, quand est-il de la résonance de sa pensée aujourd’hui ? En quoi son œuvre au sein du Théâtre National Populaire a marqué un tournant dans la relation entre le public et le théâtre pour une institutionnalisation d’une politique des publics ? 

 

 

Le TNP de Jean Vilar

Brève histoire de Vilar et de son TNP

Jean Vilar, né en 1912 à Sète et mort en 1971 dans la même ville, est une figure majeure du théâtre de la seconde moitié du 20ème siècle. À la fois comédien, metteur en scène, directeur de théâtre et de festival mais aussi auteur, Jean Vilar, n’a de cesse de se lancer corps et âme dans l’aventure théâtrale. Après une discussion avec son ami poète René Char, il décide de présenter en 1947 à la semaine d’art d’Avignon - qui deviendra par la suite le Festival d’Avignon - trois pièces : L’histoire de Tobie et Sara de Paul Claudel, Richard II de Shakespeare (dans la cour d’Honneur du Palais des Papes) et La terrasse de Midi de Maurice Clavel. S’ensuit une belle aventure renouvelée chaque année, celle du Festival d’Avignon, qui prendra fin en 1971 pour Jean Vilar mais qui nous émerveille encore aujourd’hui. C’est en 1951 que Jean Vilar prend la direction du TNP (Théâtre National Populaire) suite à la proposition de Jeanne Laurent, alors sous-directrice des spectacles et de la musique à la direction générale des Arts et Lettres au Ministère de l’Éducation Nationale. Le TNP s’incarne dans l’imposant Palais de Chaillot place du Trocadéro à Paris, non loin de la Tour Eiffel. Vilar s’entoure d’une troupe passionnée et dévouée – parmi eux, Gérard Philipe, Maria Casarès, Jeanne Moreau, Silvia Monfort – qui joue sans relâche entre les représentations au Palais de Chaillot, celles en banlieue parisienne et à Avignon chaque été.               

Dès sa nomination, Jean Vilar, héritier de la pensée de Firmin Gémier ou encore de Jacques Copeau, impose sa conception de ce que devrait être le théâtre : un service public.

« Le TNP est au premier chef un service public, tout comme le gaz, l’eau, l’électricité ».

Pour lui, le théâtre a pour mission première d’être au service du public et par là même d’être un théâtre pour tous, qui n’exclut pas. Cette ambition de démocratisation de la culture et son idéal d’un théâtre populaire sera l’objectif perpétuel de Jean Vilar. Ce faisant, il attribue une nouvelle place au public le considérant comme sujet et opère ainsi un changement de priorité : le public est au cœur de ses choix politiques et artistiques.

 

                                                                           

 

Les dispositifs mis en place au service d’une relation au public

La politique de public de Jean Vilar s’ancre dans des dispositifs pratiques et novateurs plaçant celui-ci au centre de toutes les considérations dans une logique de conquête et de fidélisation (faire venir et revenir le peuple dans toute sa diversité au théâtre). Ainsi, ces séries de décisions ont permis au public de se sentir considéré, inclus et sollicité, de sorte qu’une relation puisse éclore.

Une des premières décisions prise par Jean Vilar fut de déterminer un prix fixe très peu onéreux pour les billets des représentations, quitte à rogner sur le salaire des artistes, lui inclus. Ensuite, il met en place assez rapidement la distribution systématique d’un questionnaire au public, à l’issue des soirs de représentation. Ce dernier invitait le spectateur à donner son avis quant à l’accueil dans le lieu, le choix de la programmation ou encore la qualité de la mise en scène et de l’interprétation des comédiens. Jean Vilar par ce geste audacieux indique au spectateur que son avis compte et que le TNP, ainsi que tout son personnel, est à son service pour améliorer son expérience de spectateur. C’est dans cette même ambition que Jean Vilar et son équipe publient pour chaque nouvelle pièce montée un programme composé du texte intégral de la pièce, de la disposition scénique et de la distribution ainsi que des photos de représentations, pour un prix modique. De cette façon, le public avait la possibilité de s’approprier le texte, de le relire chez soi et ainsi de se créer une collection du répertoire du TNP pour une mémoire collective. Un autre dispositif très novateur est la création d’une revue Bref, journal mensuel du TNP, qui reflète l’esprit d’un théâtre service public, au travers d’articles sur la programmation, la vie du lieu ou encore des interviews avec les artistes. C’est une démarche très avant-gardiste qui s’adresse directement aux spectateurs pour leur en apprendre plus sur le théâtre et prolonger leur expérience de spectateur. Ce journal est alors comme un support de médiation, un rendez-vous quotidien faisant lien entre le TNP et son public.

 

                                  

 

Par tous ces dispositifs, Jean Vilar souhaite aussi que le TNP soit un lieu familier, un lieu où l'on se sent chez soi. Avant chaque représentation, le public est accueilli en musique par un orchestre dans le grand hall du Palais de Chaillot et certaines fois, des bals sont organisés à l’issue des représentations. Aussi, l’horaire des représentations, plus tôt que la moyenne, permet aux gens de venir directement en sortant du travail et de ne pas rentrer trop tard après le spectacle. Il est aussi possible de se restaurer pendant l’entracte, dans une joyeuse cacophonie de cantine. La soirée est alors complète.

Mais Jean Vilar n’attendait pas que le public vienne à lui, à Chaillot, où les barrières symboliques de ce lieu sont autant d’obstacles pour les classes les plus modestes. Il part à la conquête du public en s’appuyant sur des relais pour remplir ses salles, notamment les écoles, les mouvements pour la jeunesse, les associations ou encore les comités d’entreprises (cadres de banques, ouvriers d’usine, etc). Cela nous paraît aujourd’hui banal et comme allant de soi mais à l’époque, cette démarche était très avant-gardiste. Ces groupements avaient alors tout un tas d’avantages, entre autres de pouvoir réserver leur billets aux avant-premières (moins chers que les autres représentations) avant l’ouverture au grand public mais aussi, d’avoir accès à un système d’abonnement pour 5 créations dans la saison (à un tarif préférentiel). Le nombre de places par groupement était calculé le plus équitablement possible, de sorte que chaque groupement occupait une place égale dans les salles de spectacles. Symboliquement et concrètement, chacun avait sa place.

Jean Vilar n’oublie pas les publics les plus isolés, en particulier ceux des banlieues de Paris (rappelons qu’à l’époque l’amorce de la décentralisation venait à peine de commencer face à un Paris centre culturel) et va se lancer dans l’aventure du hors-les-murs. C’est par exemple à Suresnes que toute sa troupe joue à l’occasion de week-ends artistiques plusieurs fois dans la saison.

« Il n’est pas question de tournées dans la région parisienne effectuées par la troupe du Palais de Chaillot, comme on l’a dit. Non, ce que je veux, c’est établir autour de Paris de solides bastions dramatiques. J’ai déjà planté mon fanion sur le premier bastion : le théâtre de Suresnes ».

Par conséquent ces dispositifs pionniers et ambitieux ont intégré le public comme faisant partie intégrante de l’expérience théâtrale et ce faisant, ont institutionnalisé une relation entre les spectateurs et l’institution théâtrale.

« Ce théâtre que je fais, il cherche à s’inscrire dans l’histoire sociale, tout simplement. »

 

        

 

Quel héritage aujourd’hui ?

Ses directs successeurs

En 1963, Jean Vilar démissionne du poste de directeur au TNP pour se consacrer exclusivement au Festival d’Avignon. Lui succède Georges Wilson, membre de la troupe depuis de longues années. Le TNP subsiste au fil des ans, dirigé par de grands artistes, tous portés par cette même ambition d’un théâtre populaire. Aujourd’hui, le Théâtre National Populaire n’est plus au Palais de Chaillot, rebaptisé Théâtre National de Chaillot mais est localisé au Théâtre de la cité à Villeurbanne en banlieue lyonnaise. Ce transfert fut effectué en 1972 sous l’impulsion du ministre des Affaires culturelles Jacques Duhamel dans le processus de décentralisation culturelle, initié par le gouvernement Malraux. Depuis 2020, le TNP est dirigé par Jean Bellorini, metteur en scène reconnu, précédemment directeur du TGP (Théâtre Gérard Philipe) à Saint-Denis en banlieue parisienne. Il poursuit une ambition d’un théâtre pour tous et prône plus particulièrement des valeurs d’éducation et de transmission pour les jeunes générations.

 

Mais plus que ce lieu, c’est aussi au travers d’artistes-metteurs en scène que la filiation avec Jean Vilar et son expérience du Théâtre National Populaire éclos. Le Nouveau Théâtre populaire est un collectif de jeunes comédiens basé dans un petit village du Maine et Loire qui s’est largement inspiré de la vision du théâtre de Jean Vilar. En effet, la troupe du Nouveau Théâtre Populaire, directe héritière du TNP de Jean Vilar, comme son nom l’indique, porte un projet de démocratisation culturelle, d’un théâtre de nécessité et accessible à tous, qui n’exclut pas, comme l’envisageait Jean Vilar. Ils proposent chaque été leur propre festival en reprenant certains dispositifs mis en place par Vilar : un prix très bas, un répertoire classique et le rêve d’un théâtre exigeant, festif et populaire. Certains metteurs en scène d’aujourd’hui, comme Stanislas Nordey ou Ariane Mnouchkine, se revendiquent, non pas directement de Jean Vilar, mais plutôt de cette vision d’un théâtre populaire, un théâtre qui renoue avec la nécessité du rapport entre théâtre et société. Aujourd’hui, l’on entend très régulièrement les termes de “démocratisation culturelle”, de “théâtre populaire” ou encore de “théâtre pour tous” dans le vocabulaire de nombreux artistes, associations et lieux de culture. C’est un engagement de plus en plus généralisé chez les acteurs du monde théâtral et institutionnel qui pensent leur politique en lien avec les publics déjà existants mais aussi les publics qu’ils veulent toucher.

Des dispositifs pérennes

Les dispositifs d’accessibilité et de fidélisation mis en place par Jean Vilar et son équipe sont connus des specteurs de théâtre en ce qu’ils sont aujourd’hui banals, signe de leur pérennité. En effet, dans de nombreux théâtres, pour ne citer que quelques exemples : le système d’abonnement est toujours en vigueur, de plus en plus de restaurants et cafés éclosent et l’appui sur les relais est chose courante. Ainsi, le lieu théâtre devient de plus belle cet espace familier où l'on peut à la fois manger, boire, lire, voir un spectacle, rencontrer et tisser des liens sociaux. Cet héritage se cristallise aussi à travers l’émergence d’un nouveau pôle de métiers dans le monde théâtral : la relation publique ou relation aux publics. Ce métier, dont l’intitulé est transparent, se définit ainsi : « Le·la chargé·e des relations avec le public mène des actions inscrites dans le projet artistique et culturel de la structure, visant d’une part à créer les conditions et à favoriser les temps d’une rencontre du public avec l’œuvre, l’artiste, la structure, d’autre part à développer la fréquentation et/ou à fidéliser et élargir le public ». La recrudescence de ce pôle de métiers tend à augmenter encore et encore dans les lieux culturels. Ici, nous retrouvons la démarche et l’ambition de Jean Vilar qui s’est réellement positionné, en précurseur, comme un responsable des relations au public d’aujourd’hui. Il s’est aussi positionné pour ce que l’on appelle aujourd’hui la démocratisation culturelle : cette volonté de faire voir le théâtre, le rendre accessible dans les imaginaires et donner envie, casser les barrières autant symboliques que matérielles. Ainsi, par la considération et le tissage pas à pas d’une relation avec son public, le TNP de Jean Vilar a modifié en profondeur la façon de penser le public de théâtre.

 

Les dépassements : signe d’une politique des publics en perpétuel mouvement

Mais toutes ces inspirations, ces idées qui ont infusé dans nos imaginaires et nos pratiques concrètes ne sont pas fixes. Elles sont en perpétuel mouvement, sans cesse actualisées au gré des évolutions sociétales et institutionnelles.

Aujourd’hui nous ne pensons plus le public comme une entité unifiée comme le faisait Jean Vilar mais en le catégorisant selon une typologie : jeune public, en situation de handicap ou encore issu de la politique de la ville et à cela, s'ajoutent des tarifs préférentiels. Pour chacune d’entre elles, des dispositifs vont être inventés, adaptés aux possibilités de chacun. Aujourd’hui notamment, la mutation de notre société vers une société du numérique construit inévitablement une nouvelle relation digitale au théâtre : de nouveaux codes et dispositifs sont inventés dans le but de toucher les utilisateurs des écrans. Aussi, ce n’est plus seulement par la pratique du spectateur que la relation au théâtre se tisse. De nos jours, la pratique artistique devient de plus en plus courante puisque l’on considère que par celle-ci, on noue une relation intime au théâtre et à nous-mêmes. Ainsi, de nombreux dispositifs d’ateliers pratiques sont mis en place avec le jeune public notamment, dans le prolongement d’un spectacle. Dans ce même prolongement, des temps privilégiés tels que la rencontre avec des artistes et la visite de théâtre sont aussi constitutifs d’une relation au théâtre, en ce qu’ils en présentent les acteurs et le fonctionnement. Dans le même temps, les théâtres diversifient leur offre : il est maintenant possible de participer à des conférences, des lectures ou encore des projections de films. Autant de projets pour un plus large public et de nouveaux dispositifs pour les faire connaître. 

Mais nouer cette relation, entre les publics et la culture, ne dépend pas que du bon vouloir des salariés en relation avec les publics et des directeurs des lieux culturels. Elle nécessitait déjà un fort soutien financier à l’époque de Jean Vilar et elle en nécessite encore davantage aujourd’hui, au vu de la multiplicité des dispositifs inventés et d’une fracture sociale toujours existante. Le budget des politiques publiques culturelles, en constante baisse, contraignent une mise en place pérenne d’un idéal d’accès égalitaire à la culture. Nous devons perpétuellement nous poser les questions qu’il se posait à son époque pour œuvrer au renforcement du théâtre service public.
 

In fine, l’engagement et la politique de Jean Vilar ont participé à la réflexion sur l’accès et la réception d’une œuvre théâtrale, en ne se limitant pas à la représentation en elle-même mais en considérant l’expérience théâtrale dans son entièreté. C’est-à-dire, mettre en place des dispositifs en amont et en aval de la représentation-plateau permettant au public un accès facilité à l’œuvre théâtrale et une potentielle fidélisation. Il s’agit finalement de la création d’une forme de médiation, aujourd’hui institutionnalisée en politique des publics. Ainsi, la récurrence et la systématisation de cette démarche soixante-dix ans plus tard, bien qu’actualisée, souligne la réussite de l’idéal de théâtre de Jean Vilar.