La Scampia
Fermez les yeux et imaginez. Voici la cité de la Scampia, au style futuriste et rationaliste. Ici, le bourgeois n’habite pas dans une simple barre d’immeuble. Il habite dans une « Vele », c’est-à-dire une voile, donnant sur le Vésuve. Celle-ci est composée de deux bâtiments à quinze étages, représentant les voiles latines, caractéristiques des rivages méditerranéens. Entre ces deux bâtiments espacés de dix mètres, prospère la vie sociale de ses habitants, grâce à un jardin commun, des passerelles en verre, des terrasses verdoyantes, ainsi que des couloirs étroits, rappelant les « vicolis », ces petites ruelles typiques du centre de Naples. Transports, écoles, commerces, aires de jeux, églises et centres culturels terminent d’achever cette cité en ville bourgeoise, utopiste et autonome. Voici le projet pour lequel travaille Francesco Di Salvo, architecte italien des années soixante et soixante-dix, inspiré du Corbusier et de la Côte d’Azur. Richesse et bourgeoisie, soleil et ville jardin, voici les mots d’ordre de la Scampia.
Maintenant, ouvrez les yeux, observez. Depuis sa création jusqu’aux années 2000, elle compte en son sein trois-mille morts et huit-mille blessés. Au début des années quatre-vingt et jusqu’aux années 2000, elle fut le plus grand lieu de vente au détail de drogue d’Europe, tenue par la mafia italienne. Aujourd’hui, la Scampia est débarrassée de cette dernière, quatre des sept voiles ont été rasé, laissant les trois dernières au cœur d’un débat politique, économique et culturel.
Mais alors, qu’a t-il bien pu se passer ? Nous sommes à la fin des années quarante en Italie, et la révolution du logement social bat son plein. Les « rione », sortes de prototypes de cité, prolifèrent dans tout le pays. C’est vingt ans plus tard que nait le projet de la Scampia, lors d’une période d’industrialisation, d’urbanisation et de miracle économique. Ce projet, c’est un moyen de réordonner la fragmentation de la périphérie de Naples, et de remédier au manque de logements dans son centre. S’affirme durant cette période une génération d’artistes, d’architectes et de designers, dite du « renouveau ». Elle opère une relecture du fait urbain, tout en intégrant les changements économiques et sociaux dans son art. Mais revenons à nos Voiles. Nous l’avons observé, entre idéal et réalité, il y a un fossé. Francesco di Salvo meurt en 1977, et c’est la fin du rêve. L’espace de dix mètres prévu entre chaque bâtiment est réduit à sept mètres cinquante, laissant l’espace de socialisation dans une pénombre et une humidité constante. Les passerelles transparentes sont construites en béton, les quelques ascenseurs installés ne seront jamais mis en marche, et les services de transports publics ne verront jamais le jour. Les matériaux tardent à arriver, menant à la dégradation des immeubles, puis à un isolement endémique du quartier. L’absence de transport et d’activités économiques transforme quand à eux lentement mais sûrement ce quartier résidentiel en un ghetto enclavé.
Les Voiles battant originellement fièrement le vent ne sont aujourd’hui plus que de pâles épaves, traces d’un passé misérable, abritant des habitants oubliées de tous. Les pouvoirs publics n’auront servis qu’à construire une promesse et effacer une honte inassumée. L’entre-deux est silence. Ses passerelles voulues flottantes se retrouveront lourdes, épaisses et labyrinthiques. Au lieu d’y déployer une vie sociale et culturelle, elles déploieront et répandront trafics et insalubrité.