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“La chance, vous y croyez?"
Cette phrase est extraite du film de Patrice Leconte La Fille sur le Pont, sorti en salles en 1999, avec, à l’affiche, Daniel Auteuil (Gabor) et Vanessa Paradis (Adèle). Comme l’indique le film, il s’agit d’une fille, jeune — dont la fragile beauté a fait tourner la tête à plus d’un homme — et d’un pont. En réalité, il n’est que le lieu de rencontre d’Adèle et Gabor.
“Vous, vous avez l’air de quelqu’un qui va faire une connerie”, dit ce dernier d’un ton désinvolte le soir où lui-même cherchait à faire le grand saut. Lanceur de couteaux dans des spectacles de music-hall, il sillonne le monde. Elle, est désespérée par sa malchance éternelle. Ils se rencontrent près de la même barrière. Comme il cherche une partenaire pour faire la cible et qu’elle n’a plus rien à perdre, elle se laisse entraîner dans le monde des casinos et des hôtels de luxe. C’est le début d’une histoire profonde qui ne relève pas seulement de l’amour, de l’affection, ou de la compréhension mutuelle, mais de tout cela à la fois. Ensemble, ils commencent à prendre goût à la chance qu’ils partagent. Oui mais voilà, le naturel de chacun reprend le dessus...
Ce film, tourné en noir et blanc — sans explication rationnelle quant à ce choix — repose sur la psychologie des personnages; pas celle qui oblige à méditer dix minutes sur chaque scène pour en comprendre les tenants et les aboutissants, mais celle qui touche, tout simplement, et fait découvrir une singulière façon de voir les choses. Les personnages abordent des thèmes récurrents tels que la confiance (en la vie, en ses propres capacités, en l’autre), le désir et la relation avec un autre, différent de soi.
L’intrigue n’a finalement qu’une importance secondaire. Ce qui est mis en valeur, ce sont plutôt les thèmes abordés et le comportement des deux protagonistes par rapport à ces questions. Parfois on croirait assister à une scène de théâtre tellement les mots prennent de place, la mise en scène étant plutôt statique (tout particulièrement dans la scène “d’exposition” et de rencontre), ce qui reporte l’attention sur les paroles échangées. Dès le début, le ton est donné en ce sens. Le film s’ouvre sur un monologue de huit minutes où Adèle se raconte. Elle évoque son manque de chance dans la vie en général, sa totale dépendance vis-à-vis des hommes auxquels elle s’attache : elle est incapable de dire non. Les dialogues font parfois penser à ceux de Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde, entre autres). Les mots employés sont simples, naïfs, mais prennent tout leur sens.
La Jeune fille et Le Lanceur de couteaux entretiennent une relation teintée de désir plus ou moins assouvi. Les seuls contacts physiques qu’ils ont se font à travers le couteau qu’il lance avec conviction et qu’elle reçoit avec la même émotion. Ce désir se ressent notamment dans une scène à couper le souffle, où la musique est seule voix. Après une dispute sur des rails de trains, d’un commun accord ils décident de s’isoler dans une sorte de baraquement en bois. Elle, le dos collé contre des panneaux de bois, se présente dans une position d’offrande totale. Lui, ému par sa sensualité, accentuée par sa robe noire et la blancheur de sa peau, commence à lancer ses couteaux. Pas un seul ne la touche, mais chaque impact a la même intensité que s’il était entré profondément en elle. Il est assez troublant de voir deux personnes faire ainsi l’amour sans se toucher !
Plus tard, La Jeune Fille et son Lanceur se séparent. Elle le “quitte” pour un jeune marié grec qu’elle croit être son prince charmant mais il se lassera d’elle plus vite qu’elle ne le pensait. A son tour, Le Lanceur croit trouver une nouvelle cible en la mariée abandonnée de l’Apollon de la Jeune fille, mais il lui plante un couteau dans la cuisse. S’établit alors entre les deux malchanceux une sorte de dialogue à distance. Elle l’appelle, il répond sans avoir besoin de recourir à un téléphone, juste comme ça, naturellement — elle, du toit d’une base militaire grecque, lui, d’un pays du Maghreb. Ils se reprochent mutuellement leur éloignement, qui leur fait perdre la chance à laquelle ils commençaient à prendre goût.
La film se clôt sur une symétrie. La scène de rencontre sur le pont est reprise, mais les rôles sont inversés. Cette fois-ci, c’est lui qui veut se jeter à l’eau après avoir tout perdu. Adèle dit : “Vous, vous avez l’air de quelqu’un qui va faire une connerie.” Elle prononce cette phrase magique comme si elle goûtait chaque mot. Ils comprennent alors qu’ils sont comme une moitié de billet : “l’un sans l’autre ils ne valent pas grand chose”.
Il s’agit de deux personnes qui se rencontrent, se trouvent, se confrontent, bref de deux personnes somme toute ordinaires (mais pas banales), dont on observe l’histoire avec délice. Il s’agit aussi de la mise en place d’une forme de dialogue unique et puissant. Il ne faut pas oublier la performance des deux acteurs principaux (et même exclusifs) et le talent de Vanessa Paradis, en particulier, qui vit complètement son personnage, comme s’il était une seconde nature chez elle. Elle ne prend absolument pas de recul avec Adèle et c’est certainement ce qui rend son jeu si frais et spontané.
On pourrait reprocher à cette histoire de se centrer exclusivement sur Adèle et Gabor, ainsi que le petit manque de dynamisme de certaines scènes. Le choix du noir et blanc est aussi discutable. Est-il vraiment nécessaire aux thèmes principaux ? N’est-il pas en décalage avec l’époque dans laquelle se déroule l’histoire ? C’est un peu une question de goût, me semble-t-il. Si vous aimez l’action, les aventures rocambolesques et les histoires d’amour où la passion est dévorante, oubliez tout de suite La Fille sur le Pont ! En revanche, pour les amateurs de fausse naïveté et d’interprétation personnelle, ce film est un petit bijou !
Marthe Ronteix (L1 Humanités)