Souvenirs, souvenirs
Enfance
Alors, tu vas vraiment faire ça? "Evoquer tes souvenirs d'enfance"... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux "évoquer tes souvenirs"... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.
Tels sont les mots qui commencent le livre. Enfance (1983) est une sorte d'autobiographie appartenant au mouvement littéraire du nouveau roman, dont son auteur, Nathalie Sarraute (1900-1999), en est une figure emblématique.
Aujourd'hui, lorsque que l'on parle de "souvenir" ou de "mémoire", nous comprenons souvent que l'on parle de l'histoire des peuples, celles de la seconde guerre mondiale plus particulièrement. Mais à la base de l'histoire du monde, il y a celle de tout un chacun, celle de chacun d'entre nous. Et c'est ce qui fait la richesse de l'histoire humaine et universelle.
Si je me suis arrêtée sur le livre de Nathalie Sarraute, c'est parce qu'elle recherche tant bien que mal à exprimer la réalité et la vérité dans ses souvenirs. Nathalie Sarraute définit ainsi sa démarche : « m’efforcer de faire surgir quelques moments, quelques mouvements qui me semblent être intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance… » . Ces souvenirs en mouvement, fugaces, imprécis et intenses, c'est ce qu'elle appelle les "tropismes". Le livre suit les mouvements de la pensée, c'est pourquoi le récit n'est pas toujours chronologique. C'est un texte qui regroupe en soixante-dix petites et brèves séquences discontinues des souvenirs-sensations. Chaque séquence explore les soubresauts de la conscience de l'enfant. Dans son autobiographie, Nathalie Sarraute raconte son enfance divisée entre ses parents divorcés, entre deux pays que sont la Russie et la France.
La dynamique du récit s'appuie sur un dédoublement du narrateur: Il y a Nathalie qui tente de se rappeler des instants de son enfance, et son autre Moi qui commente ses réminiscences, la façon dont elle raconte ses souvenirs. A la fois sérieuse et amusante, l'autobiographie est très plaisante à lire. Le style est simple et sans fioritures: c'est l'enfant qui parle, qui raconte ses souvenirs. Les souvenirs sont d'ailleurs épars comme le souligne la structure du récit: il y a certaines ellipses temporelles du fait d'un oubli ou d'une omission volontaire. Le récit suit les mouvements de la mémoire et de l'introspection où elle s'interroge sur l'identité véritable de sa mère qui se révèle froide, distante et sans amour maternel.
Cependant, pour retranscrire ses tropismes, l'auteur fait appel à des images, à un langage quelque peu poétique qui rappelle au lecteur ses propres souvenirs par analogie et qui lui permet donc de mieux comprendre les sensations de l'enfant, son vécu intérieur. La narration est une sorte de psychanalyse du narrateur adulte et enfant. Il s’agit donc pour l’auteur de formuler ce qui était et reste informulé, "hors des mots", d’explorer ce qui est "encore tout vacillant". Elle veut fixer, palpiter et "parcourir avec les mots des petits bouts de quelque chose d’encore vivant, avant qu’ils disparaissent" ; et cela pour fixer, peut-être, son identité encore en mouvement.
Composition musicale, picturale, géométrique, organique, la structure romanesque d'Enfance devient un champ d'expérimentation illimité. Le texte se veut aussi vrai que possible. Nathalie Sarraute tente de raconter des souvenirs les plus véritables possibles qui évoqueront chez le lecteur des souvenirs personnels.
Vrillon Julie, L1 Humanités