"Les Chaises" d’Eugène Ionesco mis en scène par Luc Bondy au Théâtre des Amandiers
Il est des jours qui se teintent parfois d’une tristesse infinie. Chaque chose que l’on regarde, que l’on écoute, que l’on touche, que l’on sent ; toute la matière sensible ; verse dans l’esprit un océan de larmes sans que l’on sache en expliquer la raison. La logique elle-même – habituellement rassurante – ne peut échapper à l’immense absurdité de cette tristesse. Nous sommes dans l’indicible ; et dût-on écrire à ce propos une encyclopédie – une œuvre sans fin – rien dans l’expression de ce langage ne pourrait étancher l’infime sensation originelle qui se perdrait alors dans la mythologie de nos propres souvenirs.
Je pense qu’il est essentiel, si je veux écrire sur quelque chose, de ne pas oublier que cette chose existera dans le texte – à la lecture d’autrui qui s’en fera des images – seulement par la médiation de ma propre conscience. Munch peignait les paysages de son pays dans leur plus grande vérité : c’était celle qu’il sentait, l’intérieur de sa vision ; ainsi je considère son art comme du réalisme absolu, car l’expression du peintre se nourrit de ses propres sensations, et l’œuvre, à son achèvement, n’est pas une copie du réel ; c’est du réel ; une création absolue, comme si l’artiste avait produit du sens, ou réalisé l’Idée à la manière d’un dieu. La pensée est subjective par essence ; toute idée n’existe qu’en l’Homme. Mais je m’expliquerai à ce propos une autre fois, car je réalise que je m’égare dès le début de cet article sans même en avoir introduit le sujet…
Au théâtre de l’Amandier, j’ai vu Les Chaises d’Eugène Ionesco, mis en scène par Luc Bondy. C’était il y a quelques jours, et je me rappelle que ce soir-là fut l’achèvement d’une journée teintée de cette grande tristesse ; il serait donc fallacieux de ne pas prévenir le lecteur que l’auteur de cet article a vu la pièce dans certaines conditions contingentes qui ont joué nécessairement sur son avis, sa vision et sa propre critique ; mais il s’efforcera tout de même de paraître le plus distant possible de ces conditions, car au fond – et heureusement – le lecteur s’intéresse toujours plus au texte qu’à son auteur.
Dire ce qui nous a gêné dans la représentation d’une pièce de l’Absurde, c’est en quelque sorte l’encenser. Je le ferai donc, puis je tenterai d’exposer ses particularités principales. Il est toujours difficile de parler de quelque chose au-delà de ce que nous en avons entendu a priori ; et même si les idées communes ont une part de vérité, elles m’embarrassent, car – par exemple – ce que le théâtre veut nous faire vivre ne se satisfait jamais d’idées reçues. Je pourrais, dans cet article, après avoir véritablement vécu quelque chose de puissamment personnel, écrire sur cette pièce de l’Absurde les généralités que l’on sait (et qui se trouvent dans le premier livre scolaire de littérature), mais je ne voudrais pas me contenter de ce que j’ai appris dans mes cours de français, je voudrais aller plus loin et exprimer ici – dans cet espace qui se rétrécit à vue d’œil – les idées fugitives du rêve, comme si la pièce avait été un songe dont il me faudrait à présent narrer les images avant qu’elles ne s’effacent, soufflées par les durables idées du quotidien. Comme à l’envolée d’un rêve, la clôture d’une représentation me déçoit toujours ; non par la pièce en soi mais par la réalité qui la suit, se réveille une fois la salle quittée. Les Chaises est ce qu’on peut nommer un rêve très étrange que l’on hésite à qualifier de cauchemar et dont on lui refuse l’idylle d’un beau rêve. La mise en scène qui prend beaucoup de libertés tout en restant fidèle d’une certaine manière au texte et à l’univers de la pièce joue sur cette hésitation. La gêne s’installe dès le début et n’en finit plus de planer à chaque échange, ou chaque parole prononcée par les deux uniques personnages sur la scène (au passage les deux jeunes acteurs, dans le rôle des deux vieux, mus par une technique impressionnante, semblent sous nos yeux s’éclater comme des fous, c’est un plaisir et une torture sublime de les voir imiter à la perfection toutes les mimiques de leurs arrières grands-parents, de la même manière qu’un petit enfant sur les genoux de ceux-ci les remarque d’un œil craintif et amusé). Une dernière chose à propos de la mise en scène : si le cinéma a puisé à ses débuts les règles d’or du théâtre, à présent la situation semble renversée. On voit de plus en plus de mises en scènes théâtrales utiliser des effets de lumières, de décors, de rythmes ou quelques jeux d’acteurs qui relèvent typiquement de la mise en scène cinématographique. Ainsi, au commencement de la représentation de la pièce d’Ionesco, nous sommes témoins d’un jeu de lumière surprenant qui imite en quelque sorte le fondu cinématographique et qui accentue le caractère dramatique de la scène. L’emploi systématique de la musique sur le plateau où est posée, sur l’escabeau, une petite radio (qui n’est absolument pas dans le texte d’Ionesco qui ne parle que d’escabeau), est sans doute là pour provoquer chez le spectateur, certainement plus habitué aux salles obscures où la musique est malgré tout très présente, une attention plus complaisante. Faut-il blâmer le metteur en scène d’user de ces facilités ? Je ne sais pas, quoi qu’il en soit le résultat est efficace : on est captivé. Enfin je ne veux pas révéler le choix le plus osé de Luc Bondy, mais je fus extrêmement étonné d’avoir à la fin de la représentation – et de plus dans un théâtre – une fantastique vision lynchienne. Après cela j’ai d’ailleurs réalisé combien le cinéma de David Lynch pouvait être une digne suite du théâtre de l’Absurde, et combien une mise en scène d’Ionesco pouvait également s’inspirer de l’univers envoûtant du réalisateur que je qualifierai de fascinateur.
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Enfin, pour achever cet article voici une très petite réflexion sur le rire dans le théâtre de l’Absurde, d’après mon expérience de l’autre soir.
Face aux situations insensées dont nous sommes témoins dans la représentation de l’Absurde, le rire est tout d’abord une défense, une arme contre l’irrationnel, puis comme on ne peut rire éternellement il se change en sourire figé que l’on oublie sur notre visage où l’on le laisse traîner par distraction. Soudain, notre conscience se réveille, soutenue par le simple bon sens, elle nous dit : « mais regarde donc ce que tu vois ! Ton sourire est déplacé ! » et dans une transition brutale – parce que nous l’avons décidé – le sourire s’efface entièrement du visage pour laisser place au sérieux qui semblerait être la réaction la plus appropriée à ce que nous voyons (mais que voyons-nous précisément ?), puis quand le sens se perd à nouveau dans un autre gouffre aberrant, on rit pour se protéger, se retenir de ne pas y tomber. Le théâtre de l’Absurde, c’est comme les lumières vertes, bleues ou rouges qui apparaissent devant nos yeux les paupières fermées après avoir fixé longtemps une forte lumière ; elles s’échappent toujours de notre vision mais si l’on décide de ne plus y prêter attention elles surgissent devant nos yeux fermés, entre les paupières et le monde, comme si elles demandaient sans cesse notre attention, mais s’en échappaient continuellement. En quelques mots, encore une fois, c’est l’hésitation continuelle, la fuite de l’Homme et l’implacable présence en lui-même de sa propre absurdité. Qu’est ce qui est absurde ? De ne pouvoir fuir ? La fuite elle-même ? Ou bien la question ? Mais tous ceux qui connaissent Ionesco ou le théâtre de l’Absurde le savent déjà ; en vérité l’humanité entière l’expérimente sans cesse. (Mais il faut chercher quoi… faute de le trouver…).
Jérôme Flipo, L1 Humanités
Les Chaises d’Eugène Ionesco
Au Théâtre Nanterre-Amandiers jusqu’au 23 octobre 2010