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Les Raisins de la Colère, John Ford, 1940
Loin, très loin du rêve américain, le roadmovie de Ford (tiré du roman de John Steinbeck), nous emmène dans le périple de la famille Joad, chassée de sa ferme d’Oklahoma à cause de leur endettement. Ils émigreront jusqu’en Californie où, selon un prospectus, on a besoin de bras pour la récolte des fruits. S’entassant dans un camion brinquebalant, ils se joignent à la horde des familles jetées comme eux sur les routes ; mais les Joads comprendront vite qu’il n’y aura pas assez de travail pour tout le monde, et que, partout où ils iront, la misère les attendra. Le héros, Tom Joad -l’aîné qui revient au début du film de quatre ans de pénitencier-, prendra peu à peu conscience des injustices dont sont victimes ceux que la modernité délaisse, et s’insurgera contre l’oppression orchestrée par les grands propriétaires.
Comme des millions de paysans des Grandes Plaines à cette époque, les Joads sont victimes de la sécheresse due à une série de tempêtes de poussière, le Dust Bowl, qui détruit les récoltes et rend impossible toute nouvelle plantation. A cette catastrophe naturelle s’ajoutent les séquelles économiques de la Grande Dépression, qui font très fortement chuter les prix agricoles, et permettent aux banques de profiter de l’endettement des paysans pour s’approprier leurs terres. Ce sont ainsi quelques trois millions de personnes qui émigrent vers l’Ouest, notamment vers la Californie.
Le film de John Ford nous montre ces familles destituées de leur terre, obligées de tout quitter pour tenter de survivre dans un monde nouveau pour elles où la population des villes, riche, les rejette et les méprise. On peut cependant se souvenir que cette opposition du monde urbain riche et du monde rural misérable n’est pas historiquement exacte, car la Grande Dépression a touché en particulier les villes, où la misère était aussi présente –sinon plus- qu’à la campagne. Le but de Ford n’était donc sans doute pas de signer un documentaire, mais, au-delà du contexte historique, d’élargir son propos: nous parler de cette pauvreté qui parfois nous fait peur, de ces hommes qui tentent malgré tout de conserver leur dignité humaine.
Leurs portraits n’en sont cependant pas pour autant manichéens, car les hommes sont dépeints tels qu’ils sont : courageux dans leur révolte, désemparés et lâches face à une telle pauvreté. De cette manière, si Ma, la mère du héros, incarne la solidité et la volonté d’aller de l’avant, le mari de Rose, la sœur de Tom, abandonne quant à lui la famille et sa femme, pourtant enceinte, pour tenter sa chance seul. Même Tom, qui représente la force de la rébellion, hésite à s’engager avec les grévistes car il risque de perdre son tout nouvel emploi, qui permet de nourrir sa famille. Sa force tranquille se mue ainsi en violence meurtrière quand l’injustice se mêle au dénuement. A travers les morts et les fuites, la famille se désagrège tragiquement peu à peu, mais continue malgré tout sa recherche de terre, de travail, et surtout, de dignité.
Car c’est ce besoin constant de ne pas perdre la face qui fait l’humanité de ces personnages, malgré la cruauté de leur histoire. Ils refusent de mendier de quoi manger pendant leur voyage, et le père tient absolument à payer le pain qu’on lui donne. L’ensemble de la famille vit la mendicité comme une véritable humiliation, en témoigne le ton agressif avec lequel Tom et son frère répondent au vendeur quand il leur demande s’ils ont de quoi payer. Ils vivent avec le traumatisme de la perte brutale de tout ce qui les rendait fiers de leur vie, filmée dans une magnifique séquence au début du film.
Après avoir aperçu l’armée de tracteurs Caterpillars qui se dirige vers les habitations, la caméra capte le regard affolé de la famille et descend pour suivre la trace des roues du tracteur vers les ruines de ce qui fut leur maison, détruite par l’engin qui poursuit sa route. L’image revient ensuite sur les visages de ceux qui ont maintenant tout perdu, puis redescend sur leurs ombres qui se dessinent sur les traces de roues, comme écrasées par la machine, comme si elle avait détruit une partie d’eux-mêmes, en détruisant leur lieu de vie. Car cette terre qui est réduite par la modernité et le capitalisme à un simple titre de propriété qu’on leur enlève, est celle qui a vu naître et mourir des générations, celle sur laquelle s’est inscrite leur lignée… Leur terre !
Malgré ce déchirement, le film termine par une note d’espoir, celui qu’un jour les petites gens surmonteront la tyrannie de l’économie et les préjugés de classe, pour retrouver la fierté d’être reconnus, en tant qu’êtres humains dignes.
C’est ce qui fait que 70 ans après, ce film et les thèmes qu’il traite sont toujours d’actualité. Il est frappant d’apprendre que le Weedpatch Camp dans lequel les Joad font étape est toujours utilisé pour des travailleurs immigrés illégaux, et que les conditions de vie y sont sensiblement les mêmes. Moins loin de nous, ce dénuement nous renvoie à nos bidonvilles et aux personnes dans la rue, victimes modernes du déni de leurs droits économiques et sociaux.
Tout au long de ce film, nos préjugés sur les pauvres volent en éclat, et laissent place à de l’admiration pour ceux qui veulent garder la tête haute malgré leur étouffante misère. C’est cette dignité qui nous rend proches de ces hommes et de ces femmes. De façon universelle et intemporelle.