Au cœur de Paris, il n’est pas facile de se faire de bonnes sorties pour un prix modeste. Pourtant, c’est en se baladant dans les petites rues que nous pouvons avoir de bien bonnes surprises. Paris, Vème arrondissement, quartier très populaire et cosmopolite qu’est Saint-Michel. On y trouve de petits restaurants nous faisant voyager, des bars animés, et des boîtes de nuit branchées. Et ce n’est pas tout. En cherchant un peu, on peut y trouver des perles rares, comme dans l’étroite rue de la Huchette. Entouré de bars en tous genre ce trouve le fameux Théâtre de la Huchette. Un nom, un guichet, une porte, une affiche, et c’est tout. Pas du tout tape à l’œil. Alors que les nombreux bars du coin jouent sur les couleurs, le théâtre mise sur le contraste du noir et blanc. Pourquoi, me direz-vous. Tout simplement à cause du thème de ce théâtre : Ionesco.
Eugène Ionesco, dramaturge français né en Roumanie en 1909, a passé la plupart de sa vie à Paris. Sa première pièce parue en 1950, la Cantatrice chauve, ne reçut pas vraiment un accueil chaleureux. Peut-être à cause de son genre plutôt non-conventionnel et complexe. C’est en effet grâce à Ionesco qu’un nouveau genre théâtral fit son apparition : l’absurde. Ses pièces, Rhinocéros, la Chaise, ou encore le Roi se meurt, ne restèrent pas dans l’oubli très longtemps, parce qu’il devint très vite populaire ; ce qui lui ouvrit les portes de l’Académie Française en 1970. Avec son grand ami Samuel Beckett, dramaturge irlandais auteur du très connu En attendant Godot, ils écrivirent les plus grandes pièces du théâtre de l’absurde, mêlant avec finesse comique et désespoir. Leurs pièces font rire, mais le but premier est de libérer l’homme de sa solitude indépassable et du ridicule de la condition humaine. Les premières œuvres de Ionesco, très peu appréciées, furent huées. Pourtant, en février 1957, tout va basculer grâce à une petite rue, la rue de la Huchette. « La petite salle reçoit chaque soir un public composé de connaisseurs et de snobs retardataires qui viennent en hâte prendre contact avec cet Eugène Ionesco que nul ne doit plus ignorer » écrivit Max Favalelli le 28 février dans Ici-Paris. Ce fut le début d’un grand succès. Aujourd’hui, les traces sont bien présentes. Quelque 16000 représentations, toujours dans ce petit théâtre de la Huchette, qui immortalise chaque soir les deux pièces phares d’Eugène Ionesco : La Cantatrice Chauve à 19h, et La Leçon à 20h.
Pour quinze euros, un étudiant peut voir une pièce, et pour vingt-trois les deux. Rajoutez dix euros pour le plein tarif, les places sont plutôt abordables. J’ai eu la chance de voir la première pièce jouer, c’est-à-dire la Cantatrice Chauve. Une trentaine de places dans le théâtre, c’est peu, mais c’est suffisant. Parce que le théâtre est plein, chaque soir. Nous entrons dans ce théâtre à l’ambiance particulière : il fait noir, et quelques lampes murales nous guident à nos places. On attend, très peu de temps, la pièce commence bien à l’heure, c’est-à-dire 19h ; dommage pour les retardataires, la ponctualité sera donc de rigueur. Il n’est pas obligatoire d’avoir lu les œuvres avant de voir les pièces. Elles sont en effet à l’identique des didascalies présentes dans les œuvres. « Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil anglais et ses pantoufles anglaises, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. A côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais. » Tout nous met dans l’ambiance que voulait transmettre le dramaturge. Tout est respecté à la lettre près, des répliques aux rôles des comédiens. Ces comédiens sont minutieusement choisis, et on comprend vite pourquoi. Leur jeu est naturel. La Cantatrice Chauve, ce n’est plus une simple pièce, c’est devenu une vie. Ce jour-là, j’ai eu l’honneur de voir dans le rôle de Mme Smith Françoise PINKWASSER, Jacques LEGRE pour Mr Smith, Uta TAEGER pour Mme Martin, Alain LAHAYE pour Mr Martin, Marc BEAUDIN dans le Pompier, et enfin Catherine DAY pour la Bonne.
La pièce commence tout doucement, Mme et M. Smith sont assis, l’une brodant l’autre lisant le journal. Cela peut sembler banal de prime abord, pourtant dans la banalité d’un dialogue entre un mari et sa femme se cachent des petits gestes, paroles insensées et bien d’autres entourloupes. Nous rions du claquement de langue de Mr Smith, la rencontre du couple Mr et Mme Martin (qui en arrivent à la conclusion qu’ils habitent le même appartement et qu’ils dorment dans le même lit), ou la cacophonie finale, et bien d’autres moments encore. Nous sommes plongés dans ce monde, de par la situation, mais aussi par l’absurde de la pièce qui en devient presque normalité. La surprise est d’autant plus forte si nous n’avons pas lu les pièces avant de les voir jouées. Car chaque spectateur attend avec impatience le personnage de la Cantatrice Chauve, mais la surprise est telle qu’on n’a sur elle qu’une seule et pauvre phrase prononcée par le Pompier « A propos où est la Cantatrice Chauve ? ». C’est tout. Drôle de titre, car cela aurait très bien pu être « Mr et Mme Smith ont des invités » mais non, il en a été décidé autrement. Ce titre aussi absurde reflète bien l’œuvre en elle-même et nous met en condition : tout dans cette pièce est absurde.
Pour une heure de rire, nous en demandons encore, déçus que le temps passe si vite. Entre délice d’un côté et surprise de l’autre, nous sommes tous unanimes : cette pièce est un régal pour nos yeux et nos oreilles qui, par sa légèreté, apaise nos tensions accumulées dès les premières minutes et ce jusqu’à la fin, mais en même temps nous fait réfléchir. Il n’y a plus rien de normal en eux, comme s’ils n’étaient plus sains d’esprit. Le contexte d’après guerre peut nous aider à mieux comprendre ces personnages dont les noms courants camouflent un mal-être bien profond, une profonde blessure qu’aurait laissée cette monstrueuse guerre à ces personnages, mais aussi au dramaturge qui cherche à nous faire part de son propre mal-être.
Ainsi, la Cantatrice Chauve au théâtre de la Huchette est une pièce qui je pense mérite d’y jeter un coup d’œil une fois, ou plus. Nous avons la chance d’avoir un théâtre spécialement dédié à Ionesco, et ses pièces malgré soixante ans passées, ont toujours un énorme succès. Cette pièce est jouée du lundi au samedi, à 19h. Même s’il faut réserver, pas forcément longtemps à l’avance mais tout de même, la pièce en vaut la chandelle. Elle peut faire une bonne sortie, entre amis, en famille… Je n’ai qu’une chose à dire pour finir : voir la première pièce m’a donné envie de voir la deuxième pièce La Leçon, qui sera l’un de mes prochains spectacles.