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juill.
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La Cerisaie d’Anton Tchékhov

La Cerisaie n’a pas été écrite par un écrivain de profession. Anton Tchékhov était avant tout un médecin. Il le disait lui-même : « La médecine est ma femme légitime, et la littérature est ma maîtresse. Â» Né dans une petite ville du sud de la Russie en 1860, il passe son enfance à se demander : « serais-je battu aujourd’hui ? Â» En effet, son père, commerçant fils d’un ancien serf, le maltraite quotidiennement. « Dans mon enfance, je n’ai pas eu d’enfance Â», écrira Tchékhov. Cette mélancolie est au cÅ“ur de sa dernière pièce, La Cerisaie. C’est l’une de ses Å“uvres les plus connues, bien qu’on lui reconnaisse souvent plus de talent dans la nouvelle, genre qui convient davantage aux récits réalistes.

La pièce raconte l’histoire d’une famille noble mais désargentée, contrainte de vendre un domaine familial qui ne rapporte plus rien, mais qui est riche de souvenirs, à un fils de serf enrichi nommé Lopakhine. Si l’action se passe près de quarante ans après l’abolition du servage (1861 en Russie), les différences sociales subsistent. Lopakhine s’excuse presque d’entrer dans le monde des anciens maîtres de la propriété ; il sent qu’il n’est pas de ce monde. Son pendant est le vieux domestique Firs, qui, bien que libre, continue de travailler comme s’il était toujours serf, appelle toujours les propriétaires « maîtres Â», prend soin d’eux comme s’ils étaient toujours les enfants qu’il a connus « avant Â». Cependant, Tchékhov, conteur réservé, ne se permet pas de juger ses personnages, il se contente de les donner à voir : comment pourrait-il se moquer des bourgeois, même maladroits et peu cultivés comme son héros, ou des nobles un peu bohèmes et inconscients comme Lioubov Ravenskaïa et son frère Gaev, qui pendant toute la pièce ressassent leurs souvenirs d’enfance et n’arrivent pas à faire le deuil de leur cerisaie chérie, alors qu’il est un auteur profondément humaniste (Tchékhov aide financièrement les victimes de famines), sensible et subtil ?

L’écriture de Tchékhov est simple. Ce qui ne signifie pas creuse : la pièce est une vraie réflexion sur la mélancolie et les regrets. Lorsque qu’il écrit la pièce, l’auteur est de plus en plus diminué par la tuberculose et a conscience qu’il ne vivra plus longtemps. La fin de sa vie sera partagée entre différentes cures en Allemagne, sa propriété de Mélikhovo, dans les environs de Moscou, et les demeures de ses amis : le nom de Lioubimovka, le domaine majestueux dont Tchékhov s’est largement inspiré pour la cerisaie de Lioubov et Gaev, est familier aux russophiles. L’auteur mourra en 1904, peu après la première représentation de La Cerisaie, qui est un succès, et dans laquelle Olga Knipper, sa femme, joue Lioubov. Le spectateur attentif saura reconnaître dans la pièce des échos de la souffrance physique de Tchékhov, car les dialogues font souvent référence au corps. Néanmoins, si le ton est parfois cynique, voire amer — certains personnages sont très pessimistes sur leur avenir —, la pièce n’est pas dépourvue d’humour. Tchékhov a commencé à écrire dans des revues satiriques comme La Cigale et Les Éclats, qui ont contribué à sa célébrité. Dans ses longs monologues grandiloquents, que personne n’écoute vraiment, le personnage de Gaev fait toujours sourire. La classification de la pièce pose d’ailleurs un problème : il y a des éléments de comédie, mais beaucoup de mises en scène, notamment celle de Stanislavski, tendent à la jouer comme une tragédie, à encourager un jeu plus subtil.

La Cerisaie est bien plus que la chronique d’une opération immobilière. L’objet de la pièce est, pour Lioubov et Gaev, pour la Russie possédante et pour ses anciens sujets, la difficulté d’aller de l’avant et d’entrer dans un nouveau monde.
 

Audrey Karnycheff

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