Une petite visionnaire frôle l'abîme sans nous y précipiter
Bonjour Tristesse
une petite visionnaire frôle l'abîme sans nous y précipiter
Si Marie-Dominique Lelièvre, journaliste pour Le Magazine Littéraire, nous fait très justement remarquer que « L’éclat de sa vie éclipse la vivacité de ses romans », c’est sans doute parce que Françoise Sagan, du haut de ses dix-huit ans ans, nous est sortie de nulle part comme ça, tout naturellement ! La romancière a remplacé l’adolescente spontanément, tout était déjà écrit, en deux mois et demi, le manuscrit comme le succès. C’était abouti, avec une facilité notable et surtout inimitable.
« Mademoiselle personne » retient l’attention de la cinéaste Jacqueline Audry lors d’une intrusion dans les studios de Billancourt en Octobre 1953. La gamine l’intrigue, lui plaît et devient bien vite la protégée de « Madame ». Elle lui présente sa sœur Colette dont les conseils contribueront à sa réussite – elle dédie d’ailleurs son roman à sa première lectrice. Le regard empli de malice, l’enfant a grandi à l’abri de la Seconde Guerre Mondiale dans une famille de la grande bourgeoisie. Elle en restera, toute sa vie, libre et insouciante. C’est ce personnage, plus que ses livres, qui marquera sa notoriété. Auteure la plus jeune à l’époque, elle est aujourd’hui l’emblème de « l’intellectuelle française type » à l’étranger. François Mauriac, journaliste pour L'Express, lui donne alors le surnom de « charmant monstre », à l’image de la personnalité controversée de Françoise. Car finalement, cet esprit trop intelligent dans ce corps jeune fait aussi peur qu'il n'échappe à personne.
« Mon passe-temps favori, c’est laisser passer le temps, avoir du temps, prendre son temps, perdre son temps, vivre à contretemps » affirme-t-elle. Ce goût des journées vides, du désir de vivre, elle le partage avec Cécile et Raymond. Tous deux hédonistes, les personnages principaux de Bonjour Tristesse sont seuls à entretenir une relation privilégiée, dans ce bonheur facile, cet équilibre parfait entre Paris et la côte d’azur. Cécile a dix-sept ans, elle ne veut pas grandir, encore moins travailler, simplement vivre. Son père, veuf, oisif et libertin, est un mondain fidèle aux grandes soirées parisiennes. Au duo se joint Elsa, l’amante superficielle mais belle, un peu sotte, à l’image du milieu. Le cadre est idyllique, soleil et sable chaud. L’auteur chuchote. Clairvoyante, subtile, parfois doucereuse, une présence vit au travers des lignes de son roman. Ce qui nous frappe d’abord c’est cette aisance du naturel et de la justesse, au plus proche de l’exactitude, bien cruellement. « Brève et précise » lui avait-on répéter à l’école. Son style nous porte avec élégance au fil du drame. Car lorsqu’Anne Larsen, la bourgeoise à la morale irréprochable, l’air supérieur et indifférente, s’installe auprès de Cécile et Raymond, écartant Elsa, le mariage s’impose et avec lui la fin des plaisirs immédiats et de toute complicité père-fille. Sans tarder, « l’entité » menace l’adolescente : elle veut la faire travailler et lui interdit de voir Cyril, étudiant en droit avec qui elle découvre peu à peu le plaisir et l’amour. Son égoïsme la pousse à jeter ce dernier dans les bras d’Elsa afin de provoquer la jalousie de son père qu’elle sait trop exclusif. Mais avec ce plan innocemment machiavélique, le cours des choses se précipite et tout s’emballe. Cécile réalise et comprend un sentiment « si complet », la tristesse. Tout est dit sans les moindres fioritures, la force des mots semble à son apogée, saisissant.
Le paternel Julliard, par le biais de son directeur littéraire Pierre Javet, lut d’emblée le succès certain de la jeune Quoirez ; ainsi, deux jours après le dépôt de son manuscrit, l’éditeur lui offrit cinquante mille francs pour un premier tirage de cinq mille exemplaires au lieu des trois mille habituels. Françoise choisit alors de faire porter à son roman un titre correspondant en fait au deuxième vers d'un poème tiré du recueil La vie immédiate de Paul Eluard qu’elle affectionne tout particulièrement, ainsi qu’Apollinaire et Racine, pour la façon sublime dont ils savent parler et écrire sur l’amour, et qu’elle voit comme des modèles de spontanéité. Bonjour Tristesse paraît en 1954. Ses parents refusant qu'elle fasse parler d’eux au travers d’elle, indifférents à ses écrits tant que leur relation est conservée, elle trouve son pseudonyme chez Proust, son auteur préféré. Elle lit également Sartre et Camus, bien étonnant pour une fillette.
Mais son insolence, sa fraîcheur font également scandale dans les étouffantes années d’après-guerre. Bien que le public comme les critiques soient séduits, la polémique éclate. Le récit de Sagan est suggestif d’une société à l’avenir plus permissive. Il aborde notamment le thème des passions physiques, à proprement dit de la sexualité mais sans la réprimer. Le fait qu’une fille de dix-sept ans souhaite faire l’amour pour le plaisir sans tomber enceinte a heurté les mœurs, sans surprise. Les relations humaines, l’oisiveté et la mondanité sont également au centre du propos. Hasard ou pas, en 1954, les jeunes attendent d’être traités en adultes ainsi que de trouver une véritable place au sein de la société. La perversité nourrie par cette enfant précoce, le cynisme appuyé sur la tonalité et sur le contenu tragique, sont les deux principales sources de mécontentements et de soulèvements à la sortie du livre – mais ce sont aussi ses forces. Par ailleurs, cette dernière coïncide étrangement avec Diên Biên Phu, la plus longue et la plus furieuse bataille – de la guerre d’Indochine – du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient avec cent soixante-dix jours d’affrontements. Cette victoire des Viet Minh aura pour conséquence le retrait des forces françaises et l’acquisition de l’indépendance. Sans le savoir, Françoise aura peut-être ouvert une nouvelle aube ? Elle fait quoi qu’il en soit partie de ces auteurs qui seront les témoins du changement.
C’est un succès de librairie immédiat et international. L’année suivant sa sortie, une adaptation pour la radio française lue par Jacqueline Pagnol s’impose légitimement. Sa revue de presse est impressionnante en France comme à l’étranger. Dès 1955, le roman est nommé best-seller du New York Times avec plus d’un million de ventes aux USA contre huit cent dix mille en France. D’ici 1958, il est traduit dans une vingtaine de langues et compte notamment une version latine - fait rarissime. Cette même année, le réalisateur trois fois primée de Tell Me that You Love Me, Junie Moon, Otto Preminger, réalise une adaptation filmique très réussie tant par la qualité de ses acteurs que par l'alternance judicieuse d'un passé haut en couleurs et d'un présent fade, de noir et de blanc. Cinquante ans plus tard, à sa mort en 2004, les Etats-Unis, l’Angleterre et l’Asie se souviennent de son nom, étudient son œuvre. Bien que plus reconnue hors de son propre pays, la petite française que Le Parisien qualifie de « Bardot de la littérature » était une jeune femme « de son temps » et nous prenons encore goût à la redécouvrir. Geneviève Moll comme tant d'autres journalistes l'ont bien compris, et cela se voit dans chacune des photographies de Sagan - tantôt garçonne, tantôt femme. Un journal australien la voit comme « one of France’s most famous bohemian writers ». Et ses livres, comme son charme n'ont pas pris une ride. Peut-être bien parce que notre âme reste la même.
Illustration
Jacques ROUCHON, 1954
Bibliographie
Françoise SAGAN, Bonjour Tristesse, Paris, Julliard, 1954, 200 pages, 3,70 €
Paul ELUARD, "A peine défigurée", in La vie immédiate, 1935
Jean-Claude LAMY, Françoise Sagan ; une légende, Mayenne, Mercure de France, 2004
Marie-Dominique LE LIEVRE, Sagan à toute allure, Paris, Denoël, 2008, 352 pages, 20 €
Marie-Dominique LE LIEVRE, Simplement Sagan, in Le Magazine Littéraire, n°500, 2010
Geneviève MOLL, Françoise Sagan racontée par Geneviève Moll, Paris, La Martinière, 2010, 143 pages, 35 €
Filmographie
Otto PREMINGER, Bonjour Tristesse, avec Jean Seberg, David Niven et Deborah Kerr, prod. Flash Pictures, 1958
CHAN Sock Ying, L1 Humanités