LA VIE SELON HARWAN - La nouvelle pièce de Wajdi Mouawad
Seuls. Voilà le titre de la dernière pièce de l’auteur, metteur en scène et comédien Wajdi Mouawad, 43 ans, Libanais exilé au Québec.
Seuls. Le personnage, Harwan, 35 ans, étudiant en sociologie de l’imaginaire, seul en scène, évolue deux heures durant devant le public. Harwan est, tout comme Mouawad, un Libanais en exil au Canada, suite à la guerre.
La pièce se compose de trois parties distinctes : une première partie où Harwan cherche désespérément une conclusion à sa thèse intitulée le Cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage. Il oscille entre son lit et son ordinateur, son ordinateur et ses cartons, ses cartons et son lit, surfe sur internet, visionne les photos de son histoire d’amour à peine achevée, écoute de la musique ; bref, la vie banale d’un étudiant lambda. Dans la deuxième partie, Harwan est à l’hôpital au chevet de son père, tombé dans le coma à la suite d’un accident. Il évoque pour lui ses souvenirs d’enfance au Liban, lui confie ses peurs et ses peines, avant de partir en Russie afin de retrouver Robert Lepage : rencontre qui, il l’espère, donnera enfin conclusion à sa thèse. La dernière partie se situe à St Pétersbourg, au musée de l’Hermitage. Harwan se retrouve par hasard devant le Retour du fils prodigue de Rembrandt, et cette vision produit un déchainement de couleurs : il se met à peindre les décors et son propre corps.
Le décor, très sobre, est composé de panneaux qui s’ouvriront au fur et à mesure de la pièce. Des images sont projetées sur ce qui figure le mur de la chambre d’Harwan, tant les pages web qu’il consulte que les photos de sa récente histoire d’amour, ou bien lui-même se déplaçant, telle l’ombre de Peter Pan, quand son propriétaire dort. Le spectateur est plongé entièrement dans la vie d’Harwan, son présent mais aussi son passé, et ses petits tracas quotidiens : un téléphone qui ne sonne que lorsqu’il est débranché, un directeur de thèse impossible à joindre, un père difficile à contenter qui refuse que son fils soit devenu un adulte, une sœur un peu envahissante…
On pourrait reprocher à Wajdi Mouawad la dimension narcissique de sa pièce : il s’inspire largement de sa vie, de ses souvenirs, interprète lui-même ce personnage presque autobiographique, et n’hésite pas à montrer ce dont il est capable dans une (trop) longue performance finale. Mais, bien loin d’être une autobiographie mise en scène, comme c’est la tendance actuelle des représentations cinématographiques et théâtrales, Seuls nous met avant tout en face des questions que nous sommes tous amenés à nous poser, un jour ou l’autre : « qui sommes nous, et qui croyons-nous être ? » se demande, et nous demande Harwan, dans sa fameuse conclusion. Dans la plus belle scène de cette pièce, celle où, parlant à son père dans le coma, ce que les médecins lui ont conseillé de faire, comme avant (« seulement voilà : avant on ne se parlait pas beaucoup ») Wajdi Mouawad nous livre une émouvante réflexion sur la vie et ce que nous en faisons, avec une tristesse amère teintée de l’espoir naïf que quelque chose est encore possible, que l’enchantement de l’enfance n’est pas perdu, qu’il est juste enfoui un peu profondément. Ce que le personnage d’Harwan dit à son père parle à tous, résonne en chacun des spectateurs, qui se reconnaissent et s’identifient : « On vit nos vies comme si c’étaient des brouillons et qu’après on allait tout recommencer au propre, ben non ! Le brouillon, c’est le propre ! » ; « Je veux dire ça ne peut pas être ça la vie : avoir mal et s’habituer à avoir mal ? »
Dans son ouvrage Seuls, qui livre à la fois le texte et donne en plus des informations sur la rédaction de celui-ci, Wajdi Mouawad s’interroge sur la notion de pièce de théâtre, de théâtre même : « Ce qui est beau avec le théâtre, c’est que parfois il n’existe pas. En ce sens, si Seuls est du théâtre, Seuls n’est pas forcément une "pièce de théâtre". » Il rejoint par là Claude Régy, metteur en scène nîmois : « et si le théâtre n’était pas du tout où on l’attend ? » Car qu’est ce que le théâtre ? Une manière comme une autre de livrer une information, de défendre une idée, de raconter une histoire. Seuls pourrait être une histoire, une belle histoire qui parlerait de la vie quotidienne des gens banals. Mais Seuls est plus que cela : Seuls représente nos vies, nos quotidiens monotones, nos angoisses, nos peines et nos désirs, et ceux des enfants que nous avons été et qui n’ont pas totalement disparu.
Seuls : un pluriel qui désigne un seul personnage en scène et les multiples facettes de sa personnalité ? Ou bien un pluriel qui désigne, au-delà et par le biais du personnage d’Harwan, toutes les solitudes, qui se croisent et se questionnent ?