Mouawad, Cantat, et Des Femmes
« Exilé sur le sol au milieu des huées / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »1 Cette perception du poète, et par extension de l’artiste, comme personnage incompris et rejeté par la société, semble trouver tout son sens aujourd’hui encore. La dernière création du metteur en scène Wajdi Mouawad, Des Femmes, au sein de laquelle l’ex-chanteur du groupe Noir Désir, Bertrand Cantat, se voit confier le rôle significatif du Chœur antique, a en effet soulevé une polémique à l’échelle internationale.
Retour sur les origines d’une querelle du théâtre moderne : La « critique » Des Femmes.
S’il fallait retenir une création clé dans l’œuvre du dramaturge franco-québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad, c’est probablement sa participation en tant qu’artiste associé au Festival « On » d’Avignon en juillet 2009. La Cour d’Honneur du Palais des Papes accueille cette année-là sa Tétralogie : Le Sang des promesses. Quatre pièces : Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, regroupées en un spectacle sur ces thèmes chers à Mouawad, les origines et l’héritage, celui « qu’on nous transmet dans l’ignorance et qui pourtant déchire notre existence et broie notre destin »2 D’une durée de 11 heures, le spectacle est une véritable « traversée de la nuit » : de 20h à 7h du matin, le public de la Cour d’Honneur est saisi par la violence et la sincérité des textes, l’Homme mis à nu dans toute sa bestialité, tragédies modernes, Catharsis contemporaine. Le succès est incontestable, les critiques s’accordent pour dire que Mouawad incarne le retour du théâtre populaire, « élitiste » pour tous que voulait Jean Vilar en 1947.
En 2011, Wajdi Mouawad s’engage dans un nouveau projet : la création sur une durée de cinq ans des sept tragédies de Sophocle. Trois spectacles sont prévus, trois « tableaux » sur un procédé similaire à la tétralogie : raconter une histoire, raconter un thème, confronter des personnages. Le premier tableau Des Femmes, regroupe Les Trachiniennes, Antigone et Electre : trois femmes dont le destin tragique sera scellé par leurs choix. Suivront Des Héros puis Des Mourants. Pour ce projet, Mouawad s’est entouré de 18 comédiens et musiciens. Pour le premier tableau, Mouawad s’intéresse au personnage du Chœur, essentiel dans les tragédies antiques, qui génère « une vague émotive très puissante ». Les recherches mènent le metteur en scène à retrouver une corrélation entre sa vision du Chœur et les concerts de musique rock. Bertrand Cantat entre alors « en scène ».
Chanteur charismatique du groupe Noir Désir, Bertrand Cantat a laissé sa trace dans l’univers musical français des années 1990-2003. Compositeur de talent, ses textes - comme ceux de Mouawad - sont violents, poétiques, simples, parfois engagés. Interprète époustouflant, d’une sincérité étonnante, les concerts de Noir Désir sont une « vague d’émotion », entre envolées lyriques, vocalises et effets de lumière psychédéliques. Les concerts du groupe ne manquent pas de théâtralité. Sur scène, le groupe s’emporte, Le Grand Incendie ou Les Ecorchés sont une démonstration du génie des textes, de leur folie aussi. Certains verront dans Cantat un nouveau Jim Morrison, lunatique, rêveur, intriguant et sensuel. Le chanteur s’approprie d’ailleurs en concert le titre My Wild love des Doors. En 2003 Noir Désir est reconnu dans plusieurs pays du monde, Bertrand Cantat est un artiste au talent incontestable qui sait alterner les modes, jouer avec les sentiments et les sens, jouer de ses pulsions.
Excessif et pulsionnel, peut-être sont-ce là les traits de caractère qui conduisent Bertrand Cantat, et partant Noir Désir, à sa chute. Dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, à Vilnius, en Lituanie, Bertrand Cantat bat sa compagne, la comédienne Marie Trintignant. La jeune femme ne survivra pas aux coups infligés. Bertrand Cantat est alors condamné à huit années de prison. L’affaire est classée.
Relâché conditionnellement en 2008, Bertrand Cantat se fait alors discret. Son retour sur scène à lieu en 2010 à l’occasion du concert du groupe Eiffel aux Terres Neuves auquel il interprète trois chansons avec son ami, le chanteur Romain Humeau. Un retour « sous les projecteurs » à la fois salué et critiqué. Suit sa présence sur le titre Palabra Mi Amor de Shaka Ponk : Cantat est de retour sur un thème délicieusement rock, punk et déjanté.
Conscient de la polémique que risque d’engager une telle décision, Wajdi Mouawad attribue le rôle de son Chœur à Bertrand Cantat, afin que celui-ci compose, et interprète les textes d’un Chœur qui confère à la pièce un « Parfum Electrique »3. Les critiques ne tardent pas à apparaitre, les contestations abondent, que veut Mouawad, une rédemption, ou une provocation ?
En effet la décision de Mouawad, attribuer un rôle phare dans une création sur le thème de la Femme au meurtrier de Marie Trintignant, peut paraitre comme une provocation. Les associations féministes et de défense de la Condition de la Femme y voient également un retour du « monstre » sur scène, un « pardon » adressé à Cantat, bref une insulte à leurs revendications. Certains diront du metteur en scène qu’il supporte le crime du chanteur. On lui reproche de se vouloir grand arbitre du théâtre, décidant qui doit y entrer ou non.
La réponse du metteur en scène à lieu en avril 2011, au cours d’une entrevue télévisée avec la journaliste canadienne Anne-Marie Dussault. En une demi-heure, Mouawad expose calmement ses arguments, justifiant son choix, appelant également au respect de son travail et de celui de la troupe. Il défend Cantat, reconnaissant son crime, mais insistant sur le fait qu’il serait injuste de ne le voir plus que comme « celui qui a tué une femme ». Enfin Wajdi Mouawad évoque le problème que pose l’opposition à la pièce : refuser Bertrand Cantat serait pour lui une négation de la décision prise en justice. Ainsi, refuser la présence du chanteur, serait le sacrifice de la Justice au profit du Symbole. L’opposition au retour de Bertrand Cantat serait une opposition aux fondements de la société, puisqu’il n’est pas de société sans droit.
La création Des Femmes reçoit ainsi un accueil mitigé. Le Québec déclare Bertrand Cantat « Persona non grata » ; il se voit interdit l’accès du territoire et donc l’interdiction de jouer au sein de la troupe qui le remplace à Montréal. Programmée au festival d’Avignon en juillet 2011, la pièce est jouée sans le chanteur, qui se retire, par respect, en raison de la présence à l’affiche du festival de Jean-Louis Trintignant, père de Marie Trintignant. Le spectacle a également été interdit à Barcelone, les représentations à Nantes quant à elles ont eu lieu en présence de Bertrand Cantat sur scène, malgré les contestations des associations féministes. A Nanterre, au théâtre des Amandiers, la pièce est jouée en Novembre sans Bertrand Cantat, celui-ci sera à l’affiche pour les représentations du mois de décembre dans ce même théâtre.
L’art a souvent été fruit de polémiques et scandales, le projet Des Femmes perturbe en cela qu’il pourrait être perçu comme une provocation, une façon de violer ce grand thème, celui de la Femme forte, moderne, et confrontée à la cruauté des hommes et de leurs lois. Wajdi Mouawad l’assure cependant, il ne voit dans son choix qu’on choix artistique, l’image est très belle au contraire puisqu’il parvient à mettre en scène un homme véritablement face à la tragédie de sa vie, la regardant défiler, encore et encore, chaque représentation lui rappelant son meurtre. La Catharsis opère toujours mais le comédien est désormais lui aussi montré du doigt : il est, comme le spectateur, une âme à purger de ses passions.
(1) (1) Baudelaire L’Albatros
(2) (2) Wajdi Mouawad, interview pour le festival d’Avignon en février 2009
(3) (3) France 3
B.C.