« Ce n'est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c'est celle des autres. » (Extrait d'une lettre du marquis de Sade envoyée à sa femme, novembre 1783, lors de son emprisonnement au donjon de Vincennes), ou comment s'ériger en précurseur de « l'Enfer, c'est les autres » bien avant Sartre. Et de fait, symbole d'une franchise outrancière et dérangeante exprimée par le désir d'une liberté qui ne veut souffrir aucune limite, Sade a sa langue où elle devrait logiquement être pour tous: dans sa bouche, non dans sa poche. Révulsif pour ceux qui ne connaissent que son nom et les grandes lignes de sa biographie, intéressant voire attirant pour ceux qui ont eu le bon sens de connaître et son nom et ses oeuvres tout en cherchant à comprendre avant de condamner, l'auteur des Cent vingt journées de Sodome ou de Justine ou les Malheurs de la vertu, deux de ses ouvrages les plus violents, ne peut toutefois pas laisser indifférent. Preuve en est fournie par ses multiples enfermements morcelés dans le temps, ses scandales parfois extrapolés pour enrichir la mythologie populaire et jeter le discrédit sur lui, et la fin de sa vie dans un asile. Les raisons ? Ce qui dérange n'est pas de se prétendre libre, c'est d'exercer sa liberté. Et Sade l'a habillée avec extraversion pour qu'elle ne semble plus aussi timide.
Mais comme beaucoup d'écrivains à la tendance subversive, que ce soit par exemple les belligérants du camp réactionnaire (De Maistre) ou ceux du camp libéral (Tocqueville) pour la première moitié du XIXè siècle, ses écrits sont d'une cause empiriste et d'un objectif rationaliste. L'expérience, en tant que connaissance par les sens, ouvre le fabuleux monde des opinions en prenant appui sur son vécu, puis la raison les agence et en ressort des arguments pour en justifier la bonne tournure.
Né en 1740, Sade hérite d'un nom prestigieux et respecté qu'il doit à son père, le comte de Sade. Ce dernier a été le favori du prince de Condé (chef du Conseil de Régence sous Philippe d'Orléans, lui-même régent du royaume après la mort de Louis XIV), capitaine dans le régiment princier, lieutenant général de provinces, ambassadeur en Russie, tout en entretenant une relation avec Voltaire. Le jeune Donatien Alphonse François conservera une profonde admiration pour son géniteur qui avait malgré tout la réputation d'être un libertin, art de vivre discuté en ce siècle.
Les treize premières années de sa vie, le bambin recevra une éducation religieuse de la part de son oncle Jacques-François de Sade, lui aussi correspondant de Voltaire, qui n'a rien à envier à son frère en terme de frivolité (« Vous qui baisez mieux que Pétrarque/ Et rimez aussi bien que lui » écrit l'auteur de Candide). Observant dès lors ces effusions d'hypocrisies cléricales, Donatien prendra bonne note que les principes les plus archaïques sont aussi les plus fragiles. De là naîtra l'athéisme virulent qu'on lui sait, faisant appel à ses souvenirs d'enfance. Chez les jésuites ensuite, il développera sa passion pour la comédie. À quatorze ans, il entamera une carrière militaire qui lui vaudra diverses promotions, suivant les pas de son père, tant dans la réussite que dans la débauche.
Peu de temps après, il se marie, sa famille croyant l'assagir ainsi. Sa femme le soutiendra toujours jusqu'à leur séparation en 1790, malgré ses éternelles infidélités, passions et scandales qui lui feront connaître les barreaux. Tantôt se faisant aider par sa famille, tantôt s'évadant et échappant même deux fois de justesse à la peine de mort, son goût pour l'anathème semble le prémunir contre une Faucheuse qui se fait impatiente et lui donner raison dans sa manière de vivre. Il ne manquera d'ailleurs pas de l'écrire plus tard avec un ton emprunt de déterminisme via la narration de ses différents personnages quand, ayant craché dans le vase pour le faire déborder, il eut droit à un voyage Vincennes-Bastille-asile de Charenton. Ce qui équivaudra à quatorze années de captivité qui forgeront l'homme connu aujourd'hui, puisque c'est principalement prisonnier qu'il développera ses talents d'essayiste original et qu'il évacuera ses ressentis les plus immoraux sur vélin, notamment par les Cent vingt journées de Sodome. La Révolution de 1789 le libérera... et le rejettera entre quatre murs sur injonction de Robespierre qui détestait son athéisme outrancier. Il sera libéré (sauvé) à nouveau par la chute du sans-culotte. Il écrira ensuite Aline et Valcourt, plus modéré, le célèbre La philosophie dans le boudoir, et enfin son œuvre la plus représentative, Justine, déjà entamée lors de son séjour à la Bastille.
Outre le caractère licencieux de ses écrits, y apparaît un caractère plus politique, plus subjectif, dont la liberté vantée, sans commune mesure, fait peur à la nouvelle morale plus tatillonne lors de l'instauration du Consulat par Napoléon Bonaparte. L'homme d’État tente de se rapprocher de l’Église et d'imposer des mœurs plus en accord avec sa vision du pays. L'athéisme et l'immoralité de Donatien le conduiront à nouveau en asile, bien que parfaitement lucide, où il y terminera ses jours.
L'athéisme, le fait de ne croire en aucun dieu, est sans doute le thème le plus récurrent dans tous ses ouvrages, la religion débouchant sur tous les déboires moraux que Sade condamne. « L'idée de Dieu est, je l'avoue, le seul tort que je ne puisse pardonner à l'homme. » (Histoire de Juliette). Pourquoi ? Il convient de se rappeler la vie menée. Son oncle, conformément aux enseignements chrétiens, lui enseignait toute la nécessité de dompter son corps pour ne pas se laisser guider par ses pulsions, ses instincts, ainsi que l'importance de la restriction et toutes ces bonnes valeurs morales tirées d'une religion qui incitait à faire ce qu'elle disait, mais pas ce qu'elle faisait elle-même, alors que ce parent allait grimper aux rideaux des bordels. Premier point donc : l'hypocrisie, que Donatien dénoncera avec sa franchise habituelle, mais que, preuve de sa lucidité un brin emprunte au machiavélisme, il reconnaît comme nécessaire aux états pour asseoir leur propre légitimité. Comment ? Les chimères et autres émerveillements fantastiques comme la vie après la mort, pour rassurer les petites gens, tout comme l'exemple donné d'une société agencée sur le modèle paternaliste avec un chef à la tête d'un peuple, à l'exemple de Dieu sur ses brebis ou d'un père sur ses enfants. Image au caractère sacré que voici, et donc indiscutable car elle se trouve dans la Bible. Et tant que ces croyances persistent, le système énoncé survivra avec elles. La religion est pourvoyeuse de règles, de codes de conduite, et plus prosaïquement, de lois. Or quel est le meilleur moyen de gouverner et de s'imposer sur un groupe de personnes autrement que par des lois séculaires qui annoncent et justifient son propre maintien en haut de l'échelle ? Et quelle est la plus puissante institution qui peut allègrement fournir des arguments pour punir et récompenser, si ce n'est la religion accompagnée de son produit, la croyance ? Tout cela rend l'assise gouvernementale plus logique, voire naturelle. D'autant plus que l'obscurantisme longtemps perpétué par l’Église permettait de conserver l'ignorance de la plèbe et de rendre ainsi les esprits bien plus malléables (cf : cinquième partie de Juliette). Si le candidat a une crédibilité suffisante et caresse son troupeau dans son sens du poil, il a toutes les chances de remporter le consentement populaire. Mais si l'homme a besoin de convaincre pour s'élever et rester en place en susurrant perpétuellement sa doctrine aux oreilles de ses fidèles, c'est que ce pouvoir n'est pas si naturel, puisque celui-ci doit prouver son mérite. Si Dieu le soutenait véritablement, le postulant pourrait sauter cette étape, investi d'une auréole significative. Sa preuve serait indiscutable, parfaite, constatable par tous, et la remettre en cause serait une obstination inutile, pour peu qu'elle fût possible... et elle le fut. C'est pour ça que Sade opposa la nature aux « créations humaines » (sic). « Le prétendu Dieu des hommes n'est que l'assemblage de tous les êtres, de toutes les propriétés, de toutes les puissances ; il est la cause immanente et non distincte de tous les effets de la nature ; c'est parce qu'on s'est abusé sur les qualités de cet être chimérique, c'est parce qu'on l'a vu tour à tour bon, méchant, jaloux, vindicatif, qu'on a supposé de là qu'il devait punir ou récompenser. Mais Dieu n'est que la nature et tout égal à la nature : tous les êtres qu'elle produit sont indifférents à ses yeux, puisqu'il ne lui coûte pas plus à créer l'un que l'autre. » (Histoire de Juliette). L'homme ne serait pas créé à l'image de Dieu, mais Dieu à l'image de l'Homme, agissant comme lui, éprouvant colère et jalousie, bienveillance et empathie. Or si Dieu est au-dessus des ses créations, est-il logique de le voir, de l'imaginer même, semblable à un simple mortel ? Si l'idée de sa simple existence devait être envisagée, l'Homme, à l'intelligence présente mais limitée, pourrait-il le concevoir tel qu'il est décrit : si illimité, si grand, si fort, si omnipotent, si omniscient, si beau, si barbu... ? L’Homme peut-il penser autrement qu'en direction de lui-même ? Dieu ne fut-il pas que simple invention de l'esprit pour pouvoir expliquer ce qui est encore, selon l'époque, inexplicable ? « Dieu est absolument pour l'homme ce que sont les couleurs pour un aveugle de naissance, il lui est impossible de se les figurer. » (Pensées). Il faut savoir faire avec sa cécité en ce cas, et la grandeur d'esprit est d'arriver à voir sans regarder, sans non plus imaginer ce qui est pour l'heure imperceptible, « Voir, c'est croire ; mais sentir, c'est être sûr ».
Des critiques virulentes donc, mais qui, à y regarder de près, légitiment certaines interrogations tant la frénésie déicide est grande. Sade : athée ou ennemi de Dieu ? La première proposition suppose un genre de je-m’en-fichisme, de désintérêt pour tout ce qui a trait aux questions religieuses, tant cela paraît évident. Mais se poser en ennemi de Dieu suppose avant tout de croire en son existence. L'acharnement qu'il laisse transparaître, en parler pour l'invectiver autant, serait-ce la preuve d'une contradiction ? Sans doute, et l'homme ne le cachait pas : « Dès l'instant où il n'y a plus de Dieu, à quoi sert d'insulter son nom ? Mais c'est qu'il est essentiel de prononcer des mots forts ou sales dans l'ivresse du plaisir, et que ceux du blasphème servent bien l'imagination ; il faut orner ces mots du plus grand luxe d'expression ; il faut qu'ils scandalisent le plus possible ; car il est très doux de scandaliser ; il existe là un petit triomphe pour l'orgueil qui n'est nullement à dédaigner. » (La philosophie dans le boudoir). Sade semblerait donc moins un athée qu'un ennemi de l'idolâtrie. S'attaquer à une icône aussi respectée et adulée, et arriver à convaincre du bien-fondé de sa critique procurerait une jouissance cérébrale conséquente. Et Donatien, en homme de lettres cultivé, sait tout le plaisir qu'il y a à tirer de l'ascendance intellectuelle sur toute une masse, le plaisir qu'il y a à se transcender à travers la provocation. Il connaît l'efficacité de ce genre de cynisme, premier vecteur d'une liberté qui commence par soi-même et non collectivement, en bon lecteur de ses prédécesseurs, tel La Boétie : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libres. », « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genou. » (Discours sur la servitude volontaire).
Il rappelle ainsi de la même manière que tous les changements historiques conséquents, politiques ou moraux, se sont faits au préalable par une contestation, une révolte, voire une révolution (Rome antique, États-Unis, France), que si les intellectuels s'étaient souciés de savoir ce que pensait leurs voisins parce qu'ils ne voulaient les dresser contre eux, les philosophes seraient encore condamnés au profit des théologues, la science au profit de la foi, et l'art serait encore enfermé dans un carcan tout religieux. Sacrifier l'approbation de certains pour gagner celles des autres forme, il est vrai, une subtile frontière entre démagogie - c'est-à-dire énoncer ce que la majorité de l'auditorat souhaite entendre - et pragmatisme rhétorique - le fait d'être conscient de ne pouvoir convaincre ledit auditorat entièrement, ou même pas du tout. Il faut rappeler que la Révolution Française de 1789 offrait l'unique opportunité pour Sade de voir enfin l'aboutissement de son rêve de déchristianiser le pays, de lutter contre la croyance, d'imposer le règne de la philosophie et de mettre à bas les chaînes de l'ignorance pour que, enfin libre et indépendant vis-à-vis des clercs qui détenaient majoritairement l'éducation des foules, l'homme fût capable de disposer de lui-même.
L'autre élément non moins important de sa philosophie, c'est la morale, ou plutôt l'immoralité, puisqu'il s'agit de prouver que la morale déjà établie est plus néfaste que l'antonyme qu'il donne. Bien sûr, Sade est célèbre pour avoir donné, de par son nom, l'adjectif « sadique », qui ne laisse aucun doute quant à la nature de ladite morale. Mais c'est là une vision bien simpliste et réductrice que de le reléguer au fin fond des pervers frustrés qui épanchent leur fantasme par la plume. Il n'a certes pas inventé le libertinage, mais il en est le plus éminent représentant. Cet état maintes fois cité de « nature » lui sert à justifier le comportement violent, passionnel, paroxystique, impulsif et contradictoire de l'être humain, tiraillé entre comportement raisonné et soumission à son primitivisme. Car si le libertinage est aujourd'hui un terme galvaudé par des couples en recherche d'un peu de piment pour leur libido défaillante (notre modèle répandu du couple étant déjà antinomique avec la notion « sadienne » de libertinage), sa définition originelle va bien plus loin que le simple fait de vouloir honorer tous les passants et passantes de ses estrogènes ou de sa virilité. Il pose la question de la relativité de la vertu et du vice : « Il n'est pas deux peuples sur la surface du globe qui soient vertueux de la même manière. » (Justine). Qu'est-ce que le vice et la vertu si ce n'est, comme la religion, que pures créations humaines censées régir ce qui est bien et mal pour récompenser et punir, au même titre que les sacro-saintes lois ? Sade faisait partie de ces rares hommes qui avaient pleinement conscience que le monde ne pouvait être aussi simple et que ce qui pouvait se révéler choquant en Europe, pouvait être approuvé à l'autre bout du monde. Et la liste des exemples est longue dans Justine et Juliette, bien que non exhaustive. Provocant l'individu, mais non pas arrogant ! Car n'est-ce pas de la tolérance, à travers l'intolérance qu'il lâche aux quatre vents envers la société de son époque, que de reconnaître la morale en tant que subjectivité et non en tant qu'universalité ? La vertu, le vice, autant de définitions à donner à ces termes qu'il y a d'êtres humains sur Terre. Le mythe du « bon sauvage » qu'il faudrait éduquer n'est qu'un mythe, pas une réalité. Tout est remis en cause, en commençant bien évidemment par le comportement moralisé vis-à-vis de la sexualité, mais en passant aussi par la famille (que l'on fait préférer à tout autre semblable sous le prétexte d'une vie donnée comme s'il fallait la prendre en cadeau), la reproduction (vantée pour nourrir le Léviathan et assurer la postérité d'un nom, d'une nation, et donc d'un intérêt...), la politique (« Je vous demande si elle est bien juste la loi qui ordonne à celui qui n’a rien de respecter celui qui a tout : ce qui va pour l’un ne va pas à l’autre. »), la justice (le bras armé de la politique, dont on se doit de rappeler en cette période l'inégalité affichée devant la loi)... Des non-sens selon lui, puisque l'Homme est vite rattrapé par sa nature.
Alors il y oppose le meurtre, le vol, le viol, l'iniquité, l'adultère et autres joyeusetés. Dérangé l'écrivain ? Que nenni ! Juste réaliste. Le libertinage, c'est aussi la liberté de reconnaître et d'assumer pleinement le comportement animal, voire sauvage de l'Homme, qui, bien que capable de raison, est encore doté d'instincts et de pulsions qui peuvent tout à fait lui faire regretter ses choix... ou pas ! Le regret tout autant que le remord est condamné car la seule chose ici offensée est la morale humaine, non la (sa ?) nature. Bien sûr pourrait-on dire que c'est justement cela qui justifie l'existence des lois. Mais ces lois n'empêchent en rien l'action, elle réprime tout au plus, et n'ont, de plus, jamais universellement persuadé une personne d'agir à l'encontre de ce qui est jugé bien ou mal. Même si ces actions illégales sont argumentées, ce n'est pas pour autant que le divin marquis les exécutait, juste quelques vexations sur des mendiantes, quelques blasphèmes crus, un empoisonnement involontaire à la cantharide réputé aphrodisiaque à ce moment... Crapuleux, mais pas criminel. L'intérêt est subtil, nouveau, dérangeant de vérités et à la fois si simple, si visible, que personne n'osait se l'avouer : sonder l'âme humaine et en faire ressortir ce qu'elle a de plus noir. Lui-même n'a jamais commis tout ce qu'il a écrit, il n'a jamais tué, et parallèlement à ses œuvres violentes, il a rédigé des fables et des contes, bien moins connus, qui mettaient en avant le contraire de ce qui a déjà été dit. Mais pourquoi s'évertuer à arracher la vérité sur la condition humaine, là où tout le monde semblait si heureux dans le sens unique de son opinion et de son comportement social ? Ça aurait sans nul doute évité la case prison à l'auteur, mais rappelons l'exaltation de l'orgueil et autres principes les plus fondamentaux, bien au-delà de ce qui est visible au premier degré. Il signe et persiste bien qu'enfermé, écrivant à sa femme : « Si, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais. » Sacrifier sa liberté au nom de la liberté, quelle qu'elle soit, voilà un noble dessein ! Dégager la philosophie et l'art en général de tout conformisme académique poussiéreux tant dans la forme que dans le fond, c'est ce qui l'a conduit à l'évidente conclusion : « Tout le bonheur des hommes est dans l'imagination. ». Et l'imagination ne se restreint pas à ce qui est décidé comme convenable à entendre. Bien au contraire, elle cherche, creuse, approfondit l'inavouable et trouve sa voix chez Sade, dont l'éclat tonitruant le fit envoyer à nouveau à Charenton sous le Consulat en 1801.
À partir de cette date, il n'en sortira plus, Napoléon Bonaparte s'efforçant, après un Directoire laborieux, une recrudescence du brigandage, une inflation importante, une augmentation exponentielle du prix du pain, etc. de redresser la France à propos de bien des aspects, dont la morale. Général révolutionnaire, Napoléon avait constaté que si la Révolution n'haranguait pas la totalité du pays, c'était principalement à cause de la déchristianisation, la religion étant encore très présente dans les mentalités. Ainsi signe-t-il le Concordat avec le pape Pie VII cette même année et entreprend une renaissance politique, économique, sociale et morale, en empruntant une symbolique impériale qui fit frémir les jacobins (l'aigle), en poursuivant les acquis de la Révolution (Code Civil un rien misogyne !), et en en supprimant d'autres. Parmi ces suppressions, la liberté d'expression, de la presse, de l'égalité par l'apparition d'une nouvelle élite financière, les bourgeois, etc. « Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole. » (dixit le futur empereur). Mentalité parfaitement incompatible avec le nouvel ordre moral que le militaire veut imposer, avec les lois qui doivent passer, Juliette et Justine, « Le livre le plus abominable qu'ait engendré l'imagination la plus dépravée », se font un devoir, bien qu'antérieurs au Consulat et à l'Empire, de corrompre encore les esprits si l'on en croit la réussite commerciale que fut l'histoire de l'éplorée vertueuse. Sade représentait donc un danger pour ce redressement national, pour toutes les lois à venir qui devaient nécessiter le consentement populaire, et l'acceptation des français pour le poste le plus haut perché ad vitam. Mais voilà ! Aucune preuve ne fut trouvée pour condamner le divin marquis à l'emprisonnement, alors on le renvoya chez les fous pour tenter de jeter l'opprobre sur ses idées. Mais intra muros, le vieillard se comporte bien, et il continue à écrire. La peine s'assouplit et sa notoriété ne désemplit pas, ce qui exaspère les autorités qui veulent briser l' »homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre ». Alors ils décident de sévir en dépossédant le soi-disant aliéné de papier, de plume et d'encre. L'homme, privé de tout moyen de se faire entendre et de lire, attendra la Faucheuse qui lui sourit sans avoir cette fois-ci aucun moyen de lui échapper le 2 décembre 1814.
Lui qui se targuait de sombrer dans l'oubli une fois sa pierre tombale au-dessus de son crâne, « La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que par la suite le terrain de ladite fosse se trouvant regarni, et le taillis se retrouvant fourré, comme il l'était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes. », quelle n'aurait pas été sa surprise en apprenant que les romantiques, peu après, verront en lui l'homme qui s'insurgeait contre tous les interdits. Thomas Malthus, pourtant conservateur et pasteur anglican, exposera une théorie économique sur le contrôle et la limitation de la natalité pour éviter un épuisement rapide des ressources. Idem pour Bakounine et son refus de toute autorité, ou pour Proudhon qui dans Qu'est-ce que la propriété ? résumera Sade : « La propriété, c'est le vol ». Pareillement pour les surréalistes qui voyaient dans ce noble un de leurs précurseurs, tant par le lyrisme de sa syntaxe que par l'onirisme morbide et psychologique de ses œuvres. Psychologie qui elle-même permettra, outre l'invention du terme « sadisme » pour expliquer le plaisir tiré de la souffrance ou de l'humiliation infligées à autrui, d'ouvrir la voie à la psychologie moderne, éminemment détaillée, notamment par Michel Foucault dans son Histoire de la folie.
Aujourd'hui encore, comme se le demandait Simone de Beauvoir, « Faut-il brûler Sade ? » Rien ne serait moins inconsidéré, tant son œuvre permet un recul sur une société qui s'est émancipée dans les années soixante-dix, pour revenir légèrement en arrière dans les années quatre-vingt-dix à cause des dépressions économiques et, en conséquence logique, des retours conservateurs qui échangent la liberté contre la sécurité quelle qu'elle soit. Mais aussi d'une société qui fête encore ses jours fériés principalement religieux (Noël, Pâques, Halloween...), qui érige le baptême, le mariage et la famille en tant que valeurs sûres et pérennes, consolidées par des lois (allocations diverses, diminutions d'impôt pour les couples mariés...) qui incitent, grâce à l'argent, à adopter une telle manière de vivre. Et que dire de l'éducation, qui privilégient l'étude de certains auteurs pour en délaisser d'autres ? Qui peut se vanter d'avoir étudié Sade en littérature, ou encore, à part Musset, quelques dandys comme Barbey d'Aurevilly ? Qui peut se vanter d'avoir étudié Diogène de Sinope, Aristippe de Cyrène, Bakounine, Kropotkine, Proudhon, Stirner, Deleuze, Foucault, Onfray en philosophie, là où Platon, Aristote, Saint-Augustin, Descartes, Leibniz, Kant, Comte, Bergson... sont rabâchés à l'excès ? Est-ce dire que certains ont plus d'intérêt que d'autres à être étudiés ?
La réalité sadienne est toujours présente : mise en exergue de la poltronnerie humaine, du respect du golem des conventions, incapacité ou manque de volonté de s'enrichir culturellement pour s'individualiser et ne pas se fondre dans la secte de la communauté, complaisance de sa soumission dans ses chaînes dorées, le divin marquis a gagné son apothéose en prouvant que l'Homme n'aura jamais été aussi stupide que lorsqu'il croit avoir tout acquis, absolument tout... « L'insurrection n'est point un état moral; elle doit être pourtant l'état permanent d'une république. » (La philosophie dans le boudoir).
OZAN Florent
L1 Humanités classiques, art et patrimoine.