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Et vous, avez-vous déjà vu du prosélytisme dans l'art ?

Il y a du prosélytisme dans l'art


          La religion tend à toucher toujours davantage de personne et à se diffuser. C'est dans cette logique qu'apparaît le terme rébarbatif de « prosélytisme ». Il désigne pourtant un phénomène simple puisqu'on nomme ainsi généralement, toutes les mises en oeuvres pour conquérir de nouveaux adeptes (alors appelés prosélytes). Ces actes servent la propagation d'une doctrine, d'un parti, d'une association ou éventuellement d'un dogme. Trop méconnu, ce terme est lié ici directement à tout ce qui est d'ordre religieux ; autrement dit, relatif au sacré, à Dieu et à la religion au sens large. Ensemble, et afin de le décrypter au mieux, de ratisser au plus large le champ des possibilités qui nous sont offertes, nous privilégierons les pistes artistiques, plus spécifiquement celles que nous offrent les images. Ne dit-on pas très justement que la vision que nous avons de notre propre histoire est souvent le résultat d'images qui s'imposent à nous, ou nous sont imposées ?


          Non pas que les autres arts - que sont la musique, la littérature, la poésie, le cinéma, le théâtre et l'architecture - ne nous apportent pas la matière à discuter de ce prosélytisme. La force des images et leurs capacités à demeurer dans notre esprit, leur portée dite universelle, et leur force d'évocation ont achevés de nous convaincre et nous ont poussés à choisir ce fil directeur pour nos recherches. Mais avant toute observation plus approfondie de ce phénomène (qui porte d'ailleurs un nom bien complexe pour ce qu'il désigne), il paraît nécessaire de préciser quel est le statut de la religion au regard de la loi afin de mieux cerner les limites de ce prosélytisme religieux.

 

Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (26 Août 1789)

Article 10 Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.

Article 11 La libre communication des pensées et des opinions est un droit les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Loi de 1905 relative à la séparation des Églises et de l'Etat

ARTICLE PREMIER. - La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public.

ART. 2.- La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.

Convention européenne des droits de l'homme (4 Novembre 1950)

ARTICLE 9
Liberté de pensée, de conscience et de religion.
1.Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2.La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

 

          Les républicains du début du XXème siècle déclaraient : « La loi protège la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi ». Cette formule demeure vraie et résume assez bien la place accordée à la religion dans nos sociétés démocratiques. Elle s'appuie et transparaît notamment dans les articles de loi repris précédemment. A la lumière de ces extraits, nous pouvons alors différencier les opinions de leur manifestation et faire la distinction entre un simple témoignage religieux et un prosélytisme abusif. En effet, alors que le premier revendique le libre débat et fait intervenir nos droits et libertés fondamentales (liberté de pensée et d'expression), le second conduit à imposer un point de vue. En conclusion, la loi stipule que chacun est libre de développer avec conviction son opinion ou ses croyances mais il ne peut les imposer à ceux qui ne veulent pas les partager. Pour autant, on ne peut nier le fait que, bien qu'elle relève du for intérieur, la liberté religieuse implique nécessairement celle de manifester sa religion, « correspond[ant] à la vraie évangélisation qu'un rapport élaboré en 1956, dans le cadre du Conseil oecuménique des Églises, qualifie de mission essentielle et de responsabilité de chaque chrétien et de chaque église. Cette notion de prosélytisme apparaît donc comme légitime dans la mesure où « il s'accorde […] avec le respect dû à la liberté de pensée, de conscience et de religion d'autrui ». La démocratie et la laïcité garantissent le pluralisme de ces opinions et de cette éthique du débat.


          Notre survol de l'histoire des images et de ce prosélytisme religieux a abouti à différentes façon de faire passer le message selon les époques. Dans l'antiquité, la prédication pouvait être tant écrite qu'orale alors que le Moyen Âge, face à l'analphabétisme dominant de ses populations impose l'usage de l'image religieuse. Le XVIème et le XVIIème siècle constituaient également une importante période où le recours à l'image n'était plus seulement symbolique mais cherchait davantage à éblouir. Enfin, notre monde moderne et son esprit révolutionnaire reste à part, tant par la profusion et la richesse des images, par l'apport de nouveaux regards et le développement de nouveaux discours (tels que le cubisme, le surréalisme, le dadaïsme), que par la nouvelle conceptualisation de l'art et de la religion
.
          L
a première oeuvre sur laquelle s'est porté notre attention est un panneau du Retable d'Issenheim de Mathias Grünewald intitulé Crucifixion. Peint entre 1510 et 1515, l'oeuvre illustre la description faite par l'Évangile : l'obscurité est tombée sur la Terre. Sombre et menaçante, cette peinture peut tout aussi bien paraître macabre qu'effrayante. Chaque élément qui la compose sert à transmettre un message spirituel. La taille des protagonistes est proportionnée à leur rang social, de même que leur place (à l'avant, ou à l'arrière). Par ailleurs, les gestes et les regards, les vêtements, les couleurs ont une portée symbolique, plus importante qu'une éventuelle représentation du réel. Ainsi, la couronne d'épines n'est plus un simple ornement entourant la tête du Christ mais devient un instrument de torture, intensifiant l'impression de souffrance du Christ. L'image nous rebute, on aurait tendance à détourner le regard et à ne pas supporter la vision de cette torsion improbable de ses bras, de ses pieds brisés ainsi que de sa peau percée. L'écoeurement nous saisit davantage au vu de ces mains ouvertes et tendues à l'extrême ; trop expressif sur la souffrance physique mais également spirituelle du personnage. La croix de bois ploie sous le poids du Christ, la tension émotionnelle est à son paroxysme et cela ressort davantage par un contraste violent sur le fond presque noir. La présence d'un rouge vif attire l'oeil, elle drape le disciple favori de Jésus, tenant dans ses bras Marie, la blanche mère du Christ, ainsi que la figure stoïque et neutre du Baptiste, porteur du message de rédemption de l'humanité « Il doit grandir et moi diminuer ». Les deux robes des saints sont comme incandescentes et irradient. La vision d'horreur que nous présente cette huile sur bois de 500 x 800 cm s'explique. Le panneau était en effet conservé au monastère de Saint-Antoine, dont une partie était un hospice où les victimes de la peste étaient soignées par les moines. Ces personnes n'avaient aucun espoir de guérison et la vue de cette image devait renforcer leur foi et les réconforter car le Christ comprend leur douleur et souffre avec et pour eux. Le prosélytisme religieux sert donc au travers de cette oeuvre la foi chrétienne afin d'accompagner les pesteux dans leur fin de vie. Le langage symbolique constituait alors une sorte de langage universel, compris par tous et permettait de ne pas seulement illustrer un texte biblique ou le traduire en images pour les illettrés. On retrouve étonnamment ces codes symbolique en architecture, domaine que le Christianisme va utilisé avec l'art.
    Alors que le XIIIème siècle voit la multiplication des iconographies liées au culte de la Vierge et des saints ainsi que le recours à des images plus petites transportables) pour une piété plus individuelle, on construit un grand nombre d'églises, qui sont en elles-mêmes des Bibles (orientation à l'Est, forme de croix, chiffres symboliques). La prédication ne s'arrête plus à de simple symboles visuels (le chrisme et l'ichtos) mais prend des mesures d'importances à la hauteur de la puissance de l'église et des villes (dimensions colossales des constructions et hauteur des voûtes). Le plafond de l'église Saint Ignace à Rome est également un exemple époustouflant et une oeuvre à l'image du désir d'impressionner le néophyte potentiel. Andrea Pozzo la réalise en 1685. La phrase visible sur la fresque est tiré de l'évangile Saint Luc indique « Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut accendatur » c'est à dire « Je suis venu jeter le feu sur la terre et que veux-je sinon qu'il s'enflamme ? ». Le feu désigné est celui de la foi, celui-ci s'allume de la croix du Christ et touche Saint Ignace en plein coeur. De ce personnage, admirablement réalisé, partent des rayons vers les quatre parties de la Terre : l'Asie (le chameau), l'Afrique (le crocodile), l'Europe (le cheval) et l'Amérique (le jaguar). Un dernier rayon part de Jésus vers un bouclier sur lequel est gravé le monogramme des Jésuites (la Compagnie de Jésus). Ce trompe-l'oeil, dont l'illusion d'optique fonctionne à partir d'un point particulier de la nef, présente les Jésuites comme les intermédiaires de la parole du Christ, envoyé aux quatre coins du monde (missionnaires). L'oeuvre raconte la démarche prosélyte de l'Église chrétienne catholique par une image séduisante et impressionnante. Plus qu'un discours symbolique, elle est également un objet d'attraction et de fascination visuelle.
          Mais cette fresque, et cette façon d'attirer de nouveaux fidèles, dépend uniquement du catholicisme de la contre-réforme. En effet, celui-ci s'oppose à la Réforme. Amorcée courant XVème, elle connaît son point culminant au XVIème avec les protestants Luther et Calvin - ceux-ci prônent un accès direct au Christ par la lecture de la Bible. Ils refusent le culte des saints et rejettent le décor des églises car cela dénature la religion même. Ernest Pignon Ernest apporte une réalisation très intéressante qui n'est autre que ces Extases réalisées et exposées en 2008 dans la chapelle Saint Charles à Avignon. Cet artiste plasticien et autodidacte français né à Nice en 1942 a la particularité d'être chrétien catholique, en cela, cette approche de son concept de corps-objet avec les grandes mystiques était pour lui une sorte de défi. En effet, l'homme a toujours fait du corps l'objet et le sujet de ses explorations, et c'est un vers de Nerval qui l'a poussé à cette rencontre avec le sacré et les saints : de Marie-Madeleine  Madame Guyon en passant par Catherine de Sienne. Jusqu'alors, son travail jusqu'alors consiste principalement en des « interventions urbaines » où il vient coller in situ des affiches sérigraphiées, peintes ou dessinées de représentations humaines à l'échelle 1. Il décrit cette activitée comme une manière de saisir l'essence du lieu ; en effet, lorsqu'il travaille, il puise dans l'histoire de celui-ci. L'homme réalise ses oeuvres en atelier, ce n'est que pendant la nuit qu'il vient apposer ses images. Ses collages l'ont amenés à un dialogue très libre et à se poser une question pointilleuse « Comment représenter ce qui ne peut se voir ? ». L'artiste dans ce travail comme dans celui effectué dans les rues de Naples, semble s'être clairement imprégné des clairs-obscurs du Caravagisme. Les sept portraits imaginés captent les traces et effets, les lumières et les ombres, les soupirs comme les cris. Ils donnent l'image de chairs qui aspirent à la désincarnation et renvoient sur nombres points à La Transverbération de Sainte Thérèse par Le Bernin (1647-1652). Ce sont des expériences ineffables qui animent les corps restitués par Pignon Ernest, des effractions sublimées. L'expression matérialisée sous nos yeux nous atteint avec cette même force de vérité émanant des oeuvres de Velasquez, De La Tour et Rembrandt. Le premier plan nous paraît si proche que ces mouvements figés se terminent et perdurent sous nos yeux. Le modelé des corps est troublant mais reste pur, dénué de tout superflu, loin de toute esthétique baroque. Le prosélytisme en appelle donc à l'émotion seule, dans sa virginité la plus totale.
          Dans la chapelle Cornaro, Le Bernin a lui aussi transposé une émotion, l'extase de sainte Thérèse qui avait dit qu'un ange lui avait percé le coeur d'une flèche d'amour divin. Ambitieuse, ce joyau baroque est une preuve de la précision et de la mesure du détail de son créateur. L'ange tiens de son petit doigt de la main gauche le vêtement de la sainte, et d'un regard adorateur, il se tiens prêt à lui plonger sa flèche dans le coeur pour la seconde fois. La draperie de marbre est suspendue, tout comme l'action mais elle reste d'une réalité exceptionnelle. Eclairée par en haut de façon presque théâtrale, animée de rouges et de jaunes chauds, le marbre blanc n'en est que plus pûr et nous offre l'illusion de la vie. Cette oeuvre a fait scandale et l'on n'en finira pas de débattre de sa nature relativement discutable. Les interprétations modernes vont jusqu'à établir un lien entre l'ange et Cupidon, le fils de Vénus, mettant ainsi en avant l'expérience mystique dans sa dimension sexuelle et plus seulement spirituelle. Le prosélytisme transparaît ici par l'éblouissement du spectateur face à l'oeuvre baroque tout en relayant comme secondaire, l'importance de la transmission d'un récit, d'une parole. C'est ce qu'ont justement reprochés à l'Eglise Luther et Calvin, car celle-ci, par son désir de convertir toujours davantage de personnes, d'acquérir de nouveaux fidèles se serait éloignée des récits Bibliques pour ne fonder la religion que sur cette politique de séduction et de plaisir visuel. La réutilisation ou l'utilisation formelle des textes religieux pourrait être un principe de prosélytisme, de la copie à l'inspiration, de l'image pure à l'image baroque.
          Mais cette utilisation peut ne pas s'arrêter à une simple reproduction et tendre vers une représentation ou un usage plus critique, au service d'un prosélytisme religieux précis, de la même façon que l'on pouvait déduire quelles étaient les oeuvres de la contre-Réforme. La Nona Ora (1999) de Maurizio Cattelan exposée à la Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin à Paris puis à Miami est un excellent modèle. La pièce utilise le scandale comme mode de propagation bien que l'homme déclare ne jamais avoir « pensé que [son] pape était une provocation ». Cet artiste parfaitement autodidacte est né en 1960 à Padoue (plaine du Pô, Italie) dans une famille modeste. Il possède un sens du récit bien particulier. Chaque histoire qu'il raconte commence par la fin et La Nona Ora (La neuvième heure) ne déroge pas à la règle. Lorsque l'on s'approche de l'oeuvre, l'on ne fait que constater le dénouement, loin d'en désamorcer la narration, Cattelan nous offre la possibilité d'y échapper ; c'est un désengagement, car c'est le public seul qui viendra reconstituer l'anecdote. L'installation lui aurait été inspiré par une photographie de Hiroshi Sugimoto représentant l'effigie du Saint-Père conservée au musée de cire Madame Tussaud's à Londres. Mais l'oeuvre ne se résume pas à une simple provocation, elle s'inspire et s'intègre dans une tradition iconographique qui remonte aux célèbres Danses macabres de Bernt Notke. Dans ces détails, ces formes de vanités que l'on retrouve sur les murs des églises, il est affirmé à la fois la mort inéluctable de tous les hommes mais on ironise également sur l'ordre du passage devant la mort. Le clergé est de toute évidence le premier visé ; cette satire sociale du XVe siècle anticipe l'ironie de Cattelan de manière plus crue encore. On peut également voir le pape agonisant très simplement sous le poids d'une météorite et semblant interroger le ciel « Père, père, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Ce sont là les dernières suppliques du Christ à Dieu, sur la neuvième heure, celle de sa mort. Le visage crispé comme dans un dernier effort, agrippé à son crucifix, la sculpture du pape Jean Paul II bousculée. On a brisé la verticalité de l'homme d'église. Les bris de verre et le trou de la verrière viennent attester de la chute de l'aérolithe. L'oeuvre a fait mouche, un tel « blasphème », simplement « intolérable » - la directrice du musée est poussée à la démission. Le tapis rouge sang associé à la blancheur de la sonate du personnage semblent reconstituer le drapeau polonais, évoquant ses origines mais offrant également une symbolique forte, un contraste fort entre la pureté du vêtement papal et la violence du rouge car l'homme baigne littéralement dans son sang. Cette installation est tout ce qu'il y a de plus concrète, sans subtilités ni détours de langages. Les faits sont là et le scandale de l'image avec. Le discours profane que ne raconte pas cette fin mais qu'elle sous entends très directement. Le blasphème va loin car il met en pratique une anecdote nourrissant ainsi le discours satirique, bien qu'il soit tu. L'image reste la plus forte. Le prosélytisme passe par une relation entre l'image et le spectateur, l'image montre les choses telles qu'elles, dans leur brutalité et c'est alors au spectateur de recomposer et d'en tirer un récit, une histoire, une morale. Bien que l'image profane soit une attaque directe, elle l'est d'autant plus qu'elle deumeure silencieuse, sans nul besoin d'un commentaire. Sa force réside dans le non-dit mais celui-ci est vu car il s'affiche juste sous nos yeux.
          Gina Pane est une de ces artistes très complexes. Elle en laisse perplexe plus d'un et son discours n'est pas à la portée de tous. Les interprétations peuvent être bien divergeantes d'une personne à l'autre et en cela, elle nous touche de façon universelle. Elle partage avec Maurizio Cattelan cette capacité à créer des oeuvres silencieuses qui nous mettent face à des faits et gestes indiscutables et nous obligent à faire avec. Auparavant créatrice d'actions, dès 1980, elle inverse les empreintes et écrit ce qu'elles appellent les Partitions. Au travers de celles-ci, elle va « transfér[er] sur la matière (verre, cuivre, bois) les expériences que son corps a vécues par le feu, le lait, la lame de rasoir ». L'oeuvre est maintenant évocation du corps absent et là encore la question est « Comment représenter ce qui ne peut se voir ? ». Sa réponse prend deux formes, la première celle d'oeuvres murales où la posture prend une place minimale et où ce sont les objets peints qui portent la charge symbolique, la seconde celles de structures métalliques (des sortes de sarcophages) surélevées, à la surface desquelles, des empreintes sont gravés dans la matière cuivre ou bronze. Les titres de ses oeuvres sont très évocatrices. On trouve La chair ressuscitée, La prière des pauvres et le corps des saint, Le martyre de Saint Sébastien d'après une posture de Memling, ou encore, François d'Assise trois fois aux blessures stigmatisé. Gina n'a pas caché ses références et a livré d'elle-même celle de la Légende dorée de Jacques De Voragine (XIIIème siècle) dans laquelle il fait le récit hagiographique de la vie des saints et des martyrs. Elle reconnaît également s'inspirer de la peinture religieuse des maîtres du quattrocento et de ceux de la Rennaissance tels que Memling, Uccello, Carpaccio, Angelico, Giotto, Campin et Lippi. Cette nouvelle période de réflexion de l'artiste prolonge « ses premières préoccupations autour de l'art sacré et de l'histoire de l'art ». Elle fonde en effet son discours sur le monde via la représentation de la pensée religieuse (figuration des martyrs) comme par la pensée médicale et psychiatrique (anatomie). Son « vocabulaire plastique » possède une large dimension théorique et si Gina Pane s'est écorché et a ouvert son corps avant 1980, « [elle se] blesse mais ne [se] mutile jamais », après 1980, elle a divisé (de l'italien Partizione qui signifie « division ») puis synthétisé, elle s'est projeté dans « d'autres corps » ainsi que dans « d'autres cadres ». Ses oeuvres sont alors comme des modes d'emploi qui lui permettent de relire et de comprendre rétrospectivement les souffrances spirituelles et physiques au travers de ces références religieuses. Le prosélytisme religieux traverse cette fois-ci une démarche plus intellectuelle et sert à mieux comprendre les douleurs.
          Mais il peut également prendre la forme d'une image profane en se heurtant au propre patrimoine de l'Église. L'exemple le plus flagrant, le plus repris et le plus fort est bien évident l'histoire de la Cène de De Vinci. Il ne s'agit pas de l'histoire de cette oeuvre mais bien de l'histoire de ce qu'elle a inspiré. L'objectif n'est donc plus ni de rappeler l'histoire sainte, ni d'amener le pécheur au repentir, ni d'édifier les illettrés. Réalisée entre 1495 et 1497, la fresque de 460 x 880 ne se contentait déjà pas de dépeindre d'un seul événement mais faisait référence à d'autres épisodes bibliques. Car elle a été reprise, réinterprétée, réutilisée maintes fois au risque de se confronter à l'Église, rigoureusement décidée à conserver son patrimoine loin d'utilisations et d'idéologies marchandes. La photographie Yo Mama Last Supper (1996) de Renee Cox s'y réfère notamment et très explicitement par des rappels iconographiques fort. Par cette image, elle est devenue célèbre car comme l'oeuvre du maître toscan à l'origine, elle démontre une possible double lecture, profane et religieuse, culturelle et spirituelle. L'artiste en la place du Christ – une femme debout, noire et nue – cette attitude transgressait par trois fois la personne du Christ. Exposée en Février 2001 dans le cadre d'une exposition de 94 « photographes noirs » au Brooklyn Museum of Art de New York, cette image a fait l'objet d'une vive polémique. Les groupes de personnes, la longue table recouverte d'un drap blanc, la disposition du pain, du vin et des fruits mais surtout la figure christique encadrée par une tenture jaune ; l'oeuvre de Cox ne cache nullement le détournement de La Cène. Elle comporte surtout d'importantes innovations justifiées et expliquées qui font d'elle une image militante et spirituelle, non ironique et destructrice. « Je ne comprend pas pourquoi ils parlent d'anti-catholique, j'ai grandi en tant que catholique ... » ajoute la femme alors même qu'elle se présente ses bras écartés et ses paumes ouvertes, un linge blanc posé sur ses bras, dressée dans une attitude hiératique et solennelle. Loin d'une provocation sexuelle, cette posture devient un acte de courage, un acte de foi. L'artiste a déclarée vouloir défendre le droit des femmes noires – et plus généralement des afro-américaines. Elles les rétablit dans leur dignité d'enfants de Dieu dans un pays où le racisme est une réalité sociale quotidienne. Ce n'est pas le christianisme qu'elle attaque mais bien la forme historique qu'il a pris, au travers d'une institution masculine, majoritairement blanche et opposée au ministère pastoral féminin. La femme veut pouvoir se présenter comme elle est, dans sa vérité c'est à dire sa nudité de femme afro-américaine. Ce serait donc faire erreur que d'interpréter cette nudité comme de l'érotisme. Ce dernier exemple nous montre une nouvelle fois combien les manifestations de prosélytisme religieux peuvent être divergeantes, d'un simple symbolisme à un détournement d'oeuvres appartenant à l'Église en passant par l'acte profane même. Car toutes font, à leur manière, passer le message spirituel.

 

Illustration

Renee Cox, Yo Mamma Last Supper, 1996

Iconographie

Mathias Grünewald, Crucifixion, panneau du Retable d'Issenheim, monastère de Saint-Antoine, 1510-1515 (500 x 800 cm)
Andrea POZZO, La voûte de Saint Ignace, Eglise Saint Ignace de Loyola, Rome, 1685

Ernest PIGNON ERNEST, Extases, Chapelle Saint Charles, Avignon, 2008
LE BERNIN, La Transverbération de Sainte Thérèse, 1647-1652
Maurizio CATTELAN, La Nona Ora, Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin, Paris, Miami, 1999 (cire, vêtements, résine de polyester, pierre, tapis et verre)
Gina PANE, Blessure théorique, 1970
Gina PANE, François d'Assise trois fois aux blessures stigmatisé, 1985 - 1987
Léonard DE VINCI, La Cène, Eglise Santa Maria delle Grazie de Milan, 1494 - 1498 (460 x 880 cm, tempera sur gesso)

 Bibliographie

Les grands scandales de l'histoire de l'art, cinq siècles de ruptures, de censures et de chefs-d'oeuvre, préface de Pierre ROSENBERG de l'Académie française, postface d'Emmanuel PIERRAT, Beaux Arts éditions, Saint Armand-Montrond, 2008
L'atlas des religions, comprendre le présent à la lumière du passé, co-édition La Vie-Le Monde, Paris, 2011
L'art, Robert CUMMING, collection Le spécialiste, Gründ
L'architecture, Jonathan GLANCEY, collection Le spécialiste, Gründ
Jérôme COTTIN, « Censures et conflits d’interprétations autour de reprises contemporaines de la Cène de Léonard de Vinci », in. Médium, n°6, janvier-mars 2006, éd. Regis DEBRAY, Paris, éditions Babylone, pp. 100-114 [en ligne] http://www.protestantismeetimages.com/Les-reprises-de-la-Cene-de-Vinci.html [consulté le 26 janvier 2012]
Jérôme COTTIN, La mystique de l’art. Art et christianisme de 1900 à nos jours, Paris, Cerf-Histoire, 2007, chap. VI, pp. 219-256 [en ligne] http://www.protestantismeetimages.com/La-Cene-qu-a-vraiment-peinte.html [consulté le 26 janvier 2012
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Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, 26 Août 1789, [en ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/dudh/1789.asp [consulté le 25 janvier 2012]
Loi de 1905 relative à la séparation des Eglises et de l'Etat, [en ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/eglise-etat/sommaire.asp [consulté le 25 janvier 2012]
Convention européenne des droits de l'homme, 4 Novembre 1950, [en ligne] http://www.echr.coe.int/NR/rdonlyres/086519A8-B57A-40F4-9E22-3E27564DBE8... [consulté le 25 janvier 2012]
BEGOC, JANIG, « La vraie image selon Gina Pane, Quelques réflexions
pour une anthropologie des images de l’art corporel », communication réalisée dans le cadre de la journée d’études Les fluides corporels dans l’art contemporain organisée à l’INHA, Paris, le 29 juin 2010, mise à jour le 09 avril 2011 [En ligne] http://hicsa.univ-paris1.fr//documents/pdf/PublicationsLigne/La vraie image.pdf [consulté le 27 janvier 2012
Ernest PIGNON ERNEST, Le site officiel [en ligne] http://www.pignon-ernest.com/
Centre pompidou – La collection du musée national d’art moderne, éditions Scalat, Paris, 200
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CHAN Sock Ying, L1 Humanités

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