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juill.
24

Le vol d'Icare

 

Me voici gratifié de deux ailes majestueuses que je prends la peine d'admirer avant mon envol. Couvertes de resplendissantes plumes multicolores aux reflets dorés et argentés, elles me donnent une allure d'oiseau féérique, surnaturel, divin ! Je ne puis m'empêcher de me trouver admirable.

J'esquisse quelques battements d'ailes de faible amplitude, pour jouir de l'emprise que je détiens sur celles-ci. Je balance mon nouveau jouet de haut en bas. Puis j’accélère le rythme, et soudain, c'est merveilleux, je sens les pulsations de mon cœur accélérer. Les palpitations sont si vives que j'éprouve un martèlement dans ma poitrine. Je prends mon envol, je suis déjà à la hauteur d'un immense saule. Quelle étonnante sensation, quelle étrange impression, quel extraordinaire chatouillement ! Je suis sensible à chaque pulsation. Ce bien-être, cet incroyable plaisir, cette satisfaction accroissent mon souhait de poursuivre l'envoûtante expérience.

Chaque impulsion m'éloigne du sol, immanquablement, et je me sens propulsé vers le haut à une allure vertigineuse. Mon point de vue est sans cesse renouvelé. Je ne distingue bientôt plus les maisons et ne perçois que de vagues formes semblables, à mes yeux, à de ridicules insectes. Me voilà fort, puissant. Qu'elle me paraît insignifiante cette terre ! Je la domine. Et je domine ces hommes, troupeaux de moutons dirigés par de cruels bergers et remis en rang par des loups sanguinaires !

Moi, je suis sorti de cet enfer, de ce labyrinthe dans lequel je m'étais perdu. J'ai retrouvé mon chemin, je me suis retrouvé. Plus aucune chaîne ne me retient, aucune prison ne m'oppresse.

Je suis libre. N'en déplaise à toi, Minos, roi de Crète. Ta colère injustifiée te fit m'enfermer avec mon père, Dédale, dans ce labyrinthe. Tu pensais qu'une fois entré dans cet enchevêtrement de méandres, on n'en pouvait sortir. Maintenant, regarde-toi Minus, tu as sous-estimé les talents de mon père. Cet homme ingénieux, ce héros, a détourné tes pièges. Comment as-tu pu espérer le maintenir enfermé dans sa propre création ? Comment as-tu pu croire un seul instant que tu réussirais à berner ce prodigieux architecte qui bâtit toutes les merveilles d'Athènes ? Quel manque de reconnaissance tu lui as témoigné !

Tu décidais de la vie de ces pauvres Athéniens innocents en les sacrifiant. Tu les donnais en pâture à ta créature immonde. Sept jeunes gens à sacrifier. Tu leur as promis un destin funeste. Qui es-tu pour leur offrir un sort aussi terrible que celui-ci ? Tu es un véritable tyran, le pire que la Grèce ait connu. Ta cruauté n'a d'égale que ta lâcheté et ton incompétence.

Il m'a suffi de suivre les consignes de mon père. De ramasser toutes les plumes que j'ai pu trouver, de les fixer sur les quatre armatures en forme d'ailes qu'il avait fabriquées et de les attacher à l'aide de courroies sur mes épaules. Le tour était joué !

Je gagne encore en altitude. Je traverse un lit de nuages. J’observe chacun d’eux. Celui-ci a une drôle de forme, il me rappelle un être surnaturel, effrayant. Je distingue des bras puissants, des griffes acérées, des cornes pointues sur une tête inhumaine. Le Minotaure ! Si je m'attendais à le retrouver là sous cette forme inoffensive ! Il y a peu de temps, cette bête monstrueuse était dans le labyrinthe. C’est que Thésée a eu raison d'elle. Terrassé pendant son sommeil ! Quelle mort stupide !

Je ne suis qu'à quelques battements d'ailes du Minotaure devenu une énorme masse floconneuse, blanche et blafarde. Je m'approche, je le transperce. Il explose en une pluie légère qui se disperse et disparait en retombant.

Je regarde l'averse se répandre et jette un coup d'œil vers la terre : le globe terrestre n'a plus que la taille d'un disque. Il tient dans ma main, je suis dans une autre dimension, et tel un discobole géant, je m'en saisirais bien pour une partie de lancer de disque.

Ma vie sur la terre appartient au passé, je suis désormais bien loin de tout cela. J'étais un homme semblable aux autres. J'étais fondu dans la masse. On pouvait décider de mon sort. Je n'étais pas libre. Quelle triste vie j'ai menée jusque-là, dans cet étroit globe ! L'infini s'ouvre à moi, l'avenir est devant moi.

Ce monde en bas est un théâtre, je suis le seul être véritable. Regardez mon visage, admirez la beauté de l'existence ! Comme je vous méprise, misérables acteurs ! Un mouvement, et je m'éloigne encore un peu plus de votre scène ridicule. Je ne joue plus, je suis. Vous voudriez que je redescende? Essayez donc de me rejoindre ! Je veux vivre en haut, pas survivre en bas. Je n'ai même pas dépassé le monde des dieux, et je suis bien décidé à le prendre de hauteur !. Cessez vos adjurations. Quelles répugnantes lamentations ! J'en ai la nausée. Je vais plus haut, toujours plus haut ! Restez où vous êtes, pauvres diables. Restez dans le rang, laissez vos tyrans décider de votre âme et de votre existence. Mais faites-le sans moi. Je suis las de votre pathétique mode de vie. L'homme est condamné à être esclave, je le comprends maintenant. Mais je ne suis plus un homme, je suis un dieu. Cet envol est mon apothéose !

Et vous, dieux, accueillez-moi dans l'Olympe et inclinez-vous devant moi. Car une nouvelle ère commence. J'ai trop vécu sur terre dans la crainte de vos châtiments. La peur vous a permis de maintenir l'homme dans l'asservissement le plus total. Mais je n'ai plus peur, je suis au-dessus de vous, au-dessus de ce monde que vous avez créé sans réfléchir. Votre seule préoccupation était d'être idolâtrés ici-bas. Je refuse d'être l'objet de votre création. Vous n'existez plus pour moi, car si les dieux existent, l'homme n'est pas. Ma mémoire vous a oubliés. Et il n'y a plus qu'un seul dieu, désormais, qui est moi. Moi seul, qui accomplis ce que personne n'a jamais fait, et ne fera jamais.

Mais que se passe-t-il ? Je commence à m'essouffler. L'altitude, la vitesse m’ont sans doute grisé. Je dois contrôler mon allure de croisière. Il me faut me ressaisir.

Pire : j’éprouve de plus en plus de difficultés à voler et à prendre de l’altitude. Serais-je légèrement fatigué ? Cela fait déjà plusieurs heures que je vole, et peut-être, finalement, ne suis-je pas invulnérable. A moins que j’aie atteint le sommet de l'univers ? Si c’est le cas, l’infini n'est pas, et ce monde est bien étroit pour mes nouveaux pouvoirs.

Je veux cependant poursuivre mes efforts, repousser mes limites. Je veux dépasser les confins de l'univers, agrandir les espaces. Si l’'infini est trop petit, je construirai un autre monde, plus vaste. Un  monde à la mesure de mon désir, où le ciel m'appartiendra tout entier.

J’inaugure le royaume d'« Icare ».

Mais, est-ce possible ? Voilà que je vole de travers ! Voilà que, du côté de mon omoplate droite, je sens mon aile qui se détache ! Il faut absolument que je trouve un endroit où me poser au plus vite, ou je risque une chute fatale. Malheur, rien à l'horizon ! Comment vais-je m'en sortir ? Mon Dieu, j'ai besoin d'aide ! Pourquoi suis-je si seul ? Où êtes-vous, mes semblables ? Prêtez-moi secours !

Et c’est maintenant ma deuxième aile qui se détache et qui prend le chemin de la première ! Je zigzague dans tous les sens, je n'ai plus aucune maîtrise de mon vol. Que va-t-il m'arriver ? Je ne contrôle plus rien. Quel désastre ! Je suis si faible, tout d'un coup. Etrange sensation. Je chute.

La terre se rapproche dangereusement, je ne vais tout de même pas revenir au lieu dont je me suis échappé, j'ai cherché à fuir cet abîme toute ma vie. Et alors que je suis parvenu à me sauver de l'empire des morts, cet enfer me rattrape au vol pour m'attirer plus violemment contre lui. Je suis si malheureux ! Je pensais être libre, mais l'homme est condamné à être enfermé.

Mon père m'avait pourtant prévenu de ne pas monter trop haut. J'entends sa voix désormais. Tout à l'heure, je l'avais étouffée, emporté par mon désir de liberté. Oui, je m'en souviens, tu m'avais conseillé, avant de décoller de ne pas trop m'élever. Tu m’avais dit qu’ en approchant trop près le soleil, la cire pourrait fondre et les ailes se détacher. Ce nouveau et fantastique pouvoir m'a grisé. Je n'ai pas fait attention à tes conseils ni à appels angoissés qui me demandaient de rester près de toi. Ah ! Malheureux que je suis ! Je n'ai pas écouté la voix de la sagesse et voilà ce qu'il en est. Je ne mérite pas ton pardon, j'aurais dû t'écouter, toi qui t'inquiétais de la hauteur que je prenais. Je me suis pris pour un Dieu, mal m'en a pris. Père je regrette mon sourd entêtement.

Le temps qu'il me reste est trop court pour pouvoir expier ma faute. J'espère que, toi, mon père, si sage, tu réussiras. Minos sera furieux de ta fuite. Ne t'afflige pas sur mon sort. Sans perdre de temps, fuis le courroux de ton geôlier. Le roi Cocalos est réputé pour son hospitalité. Les Siciliens seront honorés de t'accueillir.

J'aurais tant aimé voir la Sicile, merveilleuse île, ses paysages verts et fleuris du printemps. J'y aurais trouvé un véritable refuge. Peut-être y aurais-je été heureux, j'aurais pu y trouver une femme, avoir des enfants.

Désormais, je ne maîtrise plus aucune partie de mon corps. Seul mon cerveau semble rester intact. Pourtant, penser est une véritable torture. Je veux que ça cesse, cette déchéance m'est insupportable. Je n'ai aucune chance d'échapper à ce cruel destin et je ne le souhaite pas. Cet univers n'a plus besoin de moi, j'ai trahi les miens en voulant être au-dessus d'eux et je mérite cette fin funeste.

Minos fera sûrement tout pour te retrouver, Dédale. Mais connaissant ta ruse et ta malice, je ne me fais pas trop de soucis pour toi. Père, tu trouves toujours une solution à tout. Alors que je paniquais dans le labyrinthe, tu m’as dit: « La fuite peut être entravée par la terre et par l'eau, mais l'air et le ciel sont libres ». J'ai d'abord cru que tu divaguais. Tu avais déjà conçu nombre de projets miraculeux, certes, mais là, c'était au-delà de l'imagination. Voler, disais-tu. Je pensais que tu manquais de réalisme et je te l’ai fait savoir en me moquant légèrement de toi. Lorsque tu as fixé ces ailes sur mes épaules, je n'en croyais pas mes yeux. Et j'ai pris mon envol avec une telle facilité, que je vous ai presque tout de suite oubliés, toi et ton génie. Et que c’était à toi que je devais ce nouveau pouvoir.

J'aperçois un nuage terrifiant : deux cornes menaçantes, des griffes acérées, un corps d'homme et une tête de taureau, c'est encore le Minotaure. Cette fois-ci, c'est moi qui suis mal en point. Il semble rire de ma situation. Ses moqueries sont dégradantes. Alors que je m'apprête à le traverser, il ouvre la gueule, et me dévore. Je le traverse, la peur au ventre. Le sol s'approche de moi à une allure vertigineuse.

Ma chair est froide, mes poils hérissés. Je tremble, je suis gelé. Et dire que tout à l'heure, d'excitation, mon coeur battait à toute allure. Désormais, je ne sens plus aucun battement. Le sang s'est paralysé dans mes veines. La perspective de ma collision avec la Terre me fait hurler de désespoir. Je vais mourir. Quelle malédiction que de mourir pour avoir connu la liberté, pour avoir égalé les dieux ! Maintenant que ma mort est inévitable, l'éternité de l'au-delà me fait peur. Je n'aimais pas assez les hommes pour vivre enchainé auprès d'eux, et voilà que la mort me rappelle à ses chaînes. Je suis réduit au néant.

Je heurte la surface de l'eau. Enfant, je m'imaginais voler, être libre comme les oiseaux, j'enviais leur dextérité et leur facilité déconcertante à se diriger dans les airs.

Mes os se brisent sur les rochers. Ornithologue en herbe, j'observais, je dessinais les oiseaux de toutes espèces.

Mon sang se répand dans la mer. Fallait-il que je réalise mon rêve pour en arriver là ? Fallait-il satisfaire ce désir et mourir ?

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« Icare, Icare, hurla Dédale. J’ai trouvé une solution pour sortir de ce maudit labyrinthe. Nous allons ramasser des plumes et... »

Stupéfait, Dédale aperçut soudain le corps de son fils étendu à même le sol. Abasourdi, il s'approcha. De la bouche d'Icare coulait une écume blanche.

« Hélas, voici la seule échappatoire que tu aies trouvée pour t'enfuir ! », murmura-t-il, en apercevant, non loin, quelques restes de champignons hallucinogènes et une décoction de pavot.

Désespéré, il entreprit alors de dresser un bûcher funéraire. Il ramassa le corps inerte de son fils adoré et le brûla. Les flammes prirent très vite. Icare devint rapidement cendres, fines poussières qui s'élevèrent jusqu'au ciel et se dissipèrent.

« Tu es enfin libre, mon fils. »

 

Cyprien Szilas – L1 Humanités.

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