Mardi 24 mars, bâtiment L, salle 420, de 17h30 à 19h
Séance repoussée pour cause de grève et reportée au mercredi 1er avril.
Voici quelques textes pour préparer la séance:
- ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VIII, 2-4, 1155b - 1156b32, trad. J.Tricot, Vrin, 1990
2.Les divergences d’opinion au sujet de l’amitié sont nombreuses. Les uns la définissent comme une sorte de ressemblance, et disent que ceux qui sont semblables sont amis, d’où les dictons : le semblable va à son semblable le choucas va au choucas et ainsi de suite. D’autres au contraire, prétendent que les hommes qui se ressemblent ainsi sont toujours comme des potiers l’un envers l’autre. [1155b] Sur ces mêmes sujets, certains recherchent une explication plus relevée et s’appuyant davantage sur des considérations d’ordre physique : pour Euripide, la terre, quand elle est desséchée, est éprise de pluie, et le ciel majestueux, saturé de pluie, aime à tomber sur la terre pour Héraclite, c’est ce qui est opposé qui est utile et des dissonances résulte la plus belle harmonie, et toutes choses sont engendrées par discorde. Mais l’opinion contraire est soutenue par d’autres auteurs et notamment par Empédocle, qui dit que le semblable tend vers le semblable.
Laissons de côté les problèmes d’ordre physique (qui n’ont rien à voir avec la présente enquête) examinons seulement les problèmes proprement humains et qui concernent les mœurs et les passions : par exemple, si l’amitié se rencontre chez tous les hommes, ou si au contraire il est impossible que des méchants soient amis ; et s’il n’y a qu’une seule espèce d’amitié ou s’il y en a plusieurs. Ceux qui pensent que l’amitié est d’une seule espèce parce qu’elle admet le plus et le moins, ajoutent foi à une indication insuffisante, puisque même les choses qui diffèrent en espèce sont susceptibles de plus et de moins. Mais nous avons discuté ce point antérieurement.
Ces matières gagneraient peut-être en clarté si nous connaissions préalablement ce qui est objet de l’amitié. Il semble, en effet, que tout ne provoque pas l’amitié, mais seulement ce qui est aimable, c’est-à-dire ce qui est bon, agréable ou utile. On peut d’ailleurs admettre qu’est utile ce par quoi est obtenu un certain bien ou un certain plaisir, de sorte que c’est seulement le bien et l’agréable qui seraient aimables, comme des fins Dans ces conditions, est-ce que les hommes aiment le bien réel, ou ce qui est bien pour eux car il y a parfois désaccord entre ces deux choses. Même question en ce qui concerne aussi l’agréable. Or, on admet ordinairement que chacun aime ce qui est bon pour soi-même, et que ce qui est réellement un bien est aimable d’une façon absolue tandis que ce qui est bon pour un homme déterminé est aimable seulement pour lui. Et chaque homme aime non pas ce qui est réellement un bien pour lui, mais ce qui lui apparaît tel ; cette remarque n’a du reste ici aucune importances nous dirons que J’aimable est l’aimable apparent.
Il y a donc trois objets qui font naître l’amitié. L’attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu’il n’y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirer du bien (il serait ridicule sans doute de vouloir du bien au vin par exemple ; tout au plus souhaite t-on sa conservation, de façon à l’avoir en notre possession) ; s’agit-il au contraire d’un ami, nous disons qu’il est de notre devoir de lui souhaiter ce qui est bon pour lui. Mais ceux qui veulent ainsi du bien à un autre, on les appelle bienveillants quand le même souhait ne se produit pas de la part de ce dernier, car ce n’est que si la bienveillance est réciproque qu’elle est amitié Ne faut-il pas ajouter encore que cette bienveillance mutuelle ne doit pas demeurer inaperçue ? Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour des personnes qu’ils n’ont jamais vues mais qu’ils jugent honnêtes ou utiles, [1156a] et l’une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à l’égard de l’autre partie. Quoiqu’il y ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d’amis, alors que chacun d’eux n’a pas connaissance des sentiments personnels de l’autre ? Il faut donc qu’il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l’autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés ; et qu’elle ait pour cause l’un des objets dont nous avons parlé.
3.Or, ces objets aimables diffèrent l’un de l’autre en espèce, et par suite aussi les attachements et les amitiés correspondantes. On aura dès lors trois espèces d’amitiés, en nombre égal à leurs objets, car répondant à chaque espèce il y a un attachement réciproque ne demeurant pas inaperçu des intéressés. Or, quand les hommes ont l’un pour l’autre une amitié partagée, ils se souhaitent réciproquement du bien d’après l’objet qui est à l’origine de leur amitié Ainsi donc, ceux dont l’amitié réciproque a pour source l’utilité ne s’aiment pas l’un l’autre pour eux-mêmes mais en tant qu’il y a quelque bien qu’ils retirent l’un de l’autre. De même encore ceux dont l’amitié repose sur le plaisir ce n’est pas en raison de ce que les gens d’esprit sont ce qu’ils sont en eux-mêmes qu’ils les chérissent, mais parce qu’ils les trouvent agréables personnellement. Par suite ceux dont l’amitié est fondée sur l’utilité aiment pour leur propre bien, et ceux qui aiment en raison du plaisir, pour leur propre agrément, et non pas dans l’un et l’autre cas en tant ce qu’est en elle-même la personne aimée mais en tant qu’elle est utile ou agréable. Dès lors ces amitiés ont un caractère accidentel, puisque ce n’est pas en tant ce qu’elle est essentiellement que la personne aimée est aimée, mais en tant qu’elle procure quelque bien ou quelque plaisir, selon le cas. Les amitiés de ce genre sont par suite fragiles, dès que les deux amis ne demeurent pas pareils à ce qu’ils étaient s’ils ne sont plus agréables ou utiles l’un à l’autre, ils cessent d’être amis. Or, l’utilité n’est pas une chose durable, mais elle varie suivant les époques. Aussi, quand la cause qui faisait l’amitié a disparu, l’amitié elle-même est-elle rompue, attendu que l’amitié n’existe qu’en vue de la fin en question.
C’est surtout chez les vieillards que cette sorte d’amitié se rencontrer (car les personnes de cet âge ne poursuivent pas J’agrément mais le profit), et aussi chez ceux des hommes faits et des jeunes gens qui recherchent leur intérêt. Les amis de cette sorte ne se plaisent guère à vivre ensemble, car parfois ils ne sont pas même agréables l’un à l’autre ; ils n’ont dès lors nullement besoin d’une telle fréquentation, à moins qu’ils n’y trouvent leur intérêt, puisqu’ils ne se plaisent l’un avec l’autre que dans la mesure où ils ont l’espérance de quelque bien. − A ces amitiés on rattache aussi celle envers les hôtes.
D’autre part, l’amitié chez les jeunes gens semble avoir pour fondement le plaisir ; car les jeunes gens vivent sous l’empire de la passion, et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment ; mais en avançant en âge, les choses qui leur plaisent ne demeurent pas les mêmes. C’est pourquoi ils forment rapidement des amitiés et les abandonnent avec la même facilité, car leur amitié change avec l’objet qui leur donne du plaisir, [1156b] et les plaisirs de cet âge sont sujets à de brusques variations. Les jeunes gens ont aussi un penchant à l’amour, car une grande part de l’émotion amoureuse relève de la passion et a pour source le plaisir. De là vient qu’ils aiment et cessent d’aimer avec la même rapidité, changeant plusieurs fois dans la même journée. Ils souhaitent aussi passer leur temps et leur vie en compagnie de leurs amis, car c’est de cette façon que se présente pour eux ce qui a trait à l’amitié.
4.Mais la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes. Mais ceux qui souhaitent du bien à leurs amis pour l’amour de ces derniers sont des amis par excellence (puisqu’ils se comportent ainsi l’un envers l’autre en raison de la propre nature de chacun d’eux, et non par accident) ; aussi leur amitié persiste-t-elle aussi longtemps qu’ils sont eux-mêmes bons, et la vertu est une disposition stable. Et chacun d’eux est bon à la fois absolument et pour son ami, puisque les hommes bons sont en même temps bons absolument et utiles les uns aux autres. Et de la même façon qu’ils sont bons ils sont agréables aussi l’un pour l’autre : les hommes bons sont à la fois agréables absolument et agréables les uns pour les autres, puisque chacun fait résider son plaisir dans les actions qui expriment son caractère propre, et par suite dans celles qui sont de même nature, et que, d’autre part, les actions des gens de bien sont identiques ou semblables à celles des autres gens de bien. Il est normal qu’une amitié de ce genre soit stable, car en elle se trouvent réunies toutes les qualités qui doivent appartenir aux amis. Toute amitié, en effet, a pour source le bien ou le plaisir, bien ou plaisir envisagés soit au sens absolu, soit seulement pour celui qui aime, w c’est-à-dire en raison d’une certaine ressemblance ; mais dans le cas de cette amitié, toutes les qualités que nous avons indiquées appartiennent aux amis par eux-mêmes (car en cette amitié les amis sont semblables aussi pour les autres qualités) et ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument. Or, ce sont là les principaux objets de l’amitié, et dès lors l’affection et l’amitié existent chez ces amis au plus haut degré et en la forme la plus excellente.
Il est naturel que les amitiés de cette espèce soient rares, car de tels hommes sont en petit nombre. En outre, elles exigent comme condition supplémentaire, du temps et des habitudes communes, car, selon le proverbe, il n’est pas possible de se connaître l’un l’autre avant d’avoir consommé ensemble la mesure de sel dont parle le dicton ni d’admettre quelqu’un dans son amitié, ou d’être réellement amis, avant que chacun des intéressés se soit montré à l’autre comme un digne objet d’amitié et lui ait inspiré de la confiance. Et ceux qui s’engagent rapidement dans les liens d’une amitié réciproque ont assurément la volonté d’être amis, mais ils ne le sont pas en réalité, à moins qu’ils ne soient aussi dignes d’être aimés l’un et l’autre, et qu’ils aient connaissance de leurs sentiments : car si la volonté de contracter une amitié est prompte l’amitié ne l’est pas.
- KANT, Métaphysique des moeurs (1797), II, Doctrine de la vertu, 46, trad. A. Philonenko
L'amitié (considérée dans sa perfection) est l'union de deux personnes liées par un amour et un respect égaux et réciproques. - On voit facilement qu'elle est l'Idéal de la sympathie et de la communication en ce qui concerne le bien de chacun de ceux qui sont unis par une volonté moralement bonne, et que si elle ne produit pas tout le bonheur de la vie, l'acceptation de cet Idéal et des deux sentiments qui le composent enveloppe la dignité d'être heureux, de telle sorte que rechercher l'amitié entre les hommes est un devoir. - Mais il est facile de voir que bien que tendre vers l'amitié comme vers un maximum de bonnes intentions des hommes les uns à l'égard des autres soit un devoir, sinon commun, du moins méritoire, une amitié parfaite est une simple Idée, quoique pratiquement nécessaire, qu'il est impossible de réaliser en quelque pratique que ce soit. En effet, comment est-il possible pour l'homme dans le rapport avec son prochain de s'assurer de l'égalité de chacun des deux éléments d'un même devoir (par exemple de l'élément constitué par la bienveillance réciproque) en l'un comme en l'autre, ou, ce qui est encore plus important, comment est-il possible de découvrir quel est dans la même personne le rapport d'un sentiment constitutif du devoir à l'autre (par exemple le rapport du sentiment procédant de la bienveillance à celui provenant du respect) et si, lorsqu'une personne témoigne trop d'ardeur dans l'amour, elle ne perd pas, ce faisant, quelque chose du respect de l'autre ? Comment s'attendre donc à ce que des deux côtés l'amour et le respect s'équilibrent exactement, ce qui est toutefois nécessaire à l'amitié ? - On peut, en effet, regarder l'amour comme la force d'attraction, et le respect comme celle de répulsion, de telle sorte que le principe du premier sentiment commande que l'on se rapproche, tandis que le second exige qu'on se maintienne l'un à l'égard de l'autre à une distance convenable.
- NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), "De l'ami", trad. G. Bianquis, GF Flammarion, 1996, P. 95-97
« J’ai toujours auprès de moi une présence importune », pense le solitaire. « Toujours une fois un, cela finit par faire deux, à la longue.
Je et Moi sont engagés dans un dialogue trop véhément. Comment serait-il supportable, s’il n’y avait l’ami ? »
Pour le solitaire, l’ami est toujours un tiers ; le tiers est le flotteur qui empêche le dialogue des deux de sombrer aux abîmes.
Hélas ! il y a toujours trop d’abîmes pour tous les solitaires. C’est pourquoi ils ont une telle soif de l’ami et de son altitude.
Notre foi en autrui trahit ce que nous voudrions pouvoir croire de nous-mêmes. Le désir que nous avons d’un ami nous trahit.
Et souvent l’amour ne sert qu’à surmonter l’envie. Et souvent l’on n’attaque et l’on ne se fait un ennemi que pour cacher que l’on est vulnérable.
« Sois à tout le moins mon ennemi ! » —ainsi parle le véritable respect qui n’ose solliciter l’amitié.
Si l’on veut avoir un ami, il faut vouloir aussi se battre pour cet ami ; et pour se battre, il faut pouvoir être ennemi.
Il faut honorer dans son ami l’ennemi même. Peux-tu venir près de ton ami sans passer dans son camp ?
Il faut avoir en son ami son meilleur ennemi. C’est en lui résistant que tu seras le plus près de son cœur.
Tu ne veux porter aucun voile pour ton ami ? Tu penses faire honneur à ton ami en te montrant à lui tel que tu es ? Mais pour t’en remercier, il t’envoie au diable.
Celui qui ne dissimule rien de soi excite notre indignation ; voilà pourquoi il vous faut tant craindre la nudité. Si vous étiez des dieux, bien sûr, c’est de vos vêtements que vous auriez honte.
Tu ne saurais assez te parer pour ton ami ; car tu dois être pour lui la flèche du désir élancé vers le Surhumain.
As-tu déjà vu dormir ton ami, afin de le connaître tel qu’il est ? Quel est donc le visage coutumier de ton ami ? C’est ton propre visage, vu dans un miroir grossier et imparfait.
As-tu déjà vu dormir ton ami ? N’as- tu pas eu peur en le voyant tel qu’il est ? O mon ami, l’Homme est ce qui doit être dépassé.
Il faut que l’ami soit passé maître dans l’art de deviner et de se taire ; garde-toi de vouloir tout voir. Que ton rêve te révèle ce que fait ton ami qui veille.
Que ta pitié soit divinatrice ; sache d’abord si ton ami souhaite ta pitié. Peut-être aime-t-il en toi l’œil impassible et le regard de l’éternité.
Que ta pitié pour ton ami se dissimule sous une écorce rude ; casse-toi une dent sur cette pitié ; elle aura alors finesse et douceur.
Es-tu pour ton ami air pur et solitude, et pain et remède salutaire ? Plus d’un qui n’a pu libérer ses propres chaînes a su pourtant en libérer son ami.
Es-tu esclave ? Tu ne pourras être ami. Es-tu tyran ? Tu ne pourras avoir d’amis.
Trop longtemps il y a eu chez la femme un esclave et un tyran cachés. C’est pourquoi la femme n’est point encore capable d’amitié : elle ne connaît que l’amour.
Il y a de l’injustice dans l’amour de la femme, et de l’aveuglement à l’égard de tout ce qu’elle n’aime pas. Et même dans l’amour éclairé de la femme, il reste toujours, à côté de la lumière, la surprise, l’éclair et la nuit.
La femme n’est pas encore capable d’amitié ; des chattes, voilà ce que sont les femmes, ou des oiseaux ; ou, tout au plus, des vaches.
La femme n’est pas encore capable d’amitié. Mais dites-moi, hommes, qui d’entre vous est capable d’amitié ?
Hélas, quelle pauvreté est la vôtre ! Et combien grande la parcimonie de vos âmes ! Ce que vous donnez à votre ami, je suis prêt à l’offrir à mon ennemi, et je ne me sentirai pas appauvri d’autant.
La camaraderie existe : puisse l’amitié naître !