Alexandro Jodorowsky : prolifique scénariste de space-opera

déc.
10

En 1981, les Humanoïdes Associés, jeune maison d’édition spécialisée dans la bande-dessinée de science-fiction, publie le premier tome de la série l’Incal : L’Incal Noir. Il s'agit du premier opus d’une saga qui a marqué l’histoire de la bande-dessinée française, par son périple à la fois épique et initiatique dans un univers futuriste aussi sombre qu’original. Cette aventure empreinte de métaphysique est l’oeuvre de l’esprit du poète et acteur chilien, Alejandro Jodorowsky.

 

 

 

« Un arbre fait des pommes, sans se proposer de faire des pommes. » De la même façon, l’artiste fait son oeuvre et la lance au monde, sans savoir qui y goûte ni le bien qu’elle fait, expliquait ce poète (1). Un de ses fruits prend la forme de John Difool, le personnage principal de l’Incal : un minable détective privé travaillant pour Police central, qui se retrouve propulsé « par hasard » dans une intrigue qui le dépasse totalement, mettant en jeu toutes les puissances de la galaxie. Au fur et à mesure du développement dramatique de l’histoire, au fil des tomes, cet archétype du anti-héros va devoir oeuvrer de concert avec Animah, une mystérieuse déesse antique, le dernier Méta-baron, le plus grand guerrier de l’univers (rien que ça ! ), et leur fils, l’androgyne parfait, Solune. John Difool va en effet rencontrer tous ces personnages hautement symboliques - et bien d’autres - après avoir enquêté sur une affaire d’apparence banale, qui le met en possession de l’Incal, un petit tétraèdre pouvant communiquer avec lui. Ce petit solide étrange est l’objet de convoitise de tous les puissants de l’univers, et toute l’intrigue se greffe peu à peu sur sa possession. Mais l’Incal, qu’est-ce que c’est ? Là est toute la question… Et il ne faudrait pas vous gâcher la surprise ! 

 

Au delà d’un simple voyage initiatique, cette aventure est empreinte d’une réelle signification métaphysique, en plus d’être bourrée de mythes et de personnages à caractère allégorique. Cependant, cette intrigue, aussi bien ficelée soit-elle, n’aurait pas de corps sans l’intervention du prolifique dessinateur français Moebius - Jean Giraud pour les intimes, qui peint dans un style atypique l’univers sombre et inquiétant de Jodorowsky. Cet univers ayant probablement pour cadre un futur lointain, est le théâtre torturé de puissances galactiques assez recherchées.

 

 La planète où commence l’histoire, Terra 2014, est un miroir des défauts et des excès de la société actuelle, accentués au centuple. Ce reflet des vices de l’humanité témoigne d’une grande lucidité, et d’une pertinence de jugement de la part de l’auteur. Prostitution délurée, drogues inventives, violence inouïe sont présentes, mais aussi lutte des classes et inégalités sociales : les « aristos » sont une classe d’êtres humains naturellement supérieurs aux autres, extrêmement riches, ils naissent avec une auréole au-dessus de leur tête. Cette apparente innocence avec laquelle ils viennent au monde n’a d’égal que leur cruauté et leur absence de toute vertu : un de leurs plus grands divertissements est de descendre dans les bas-quartiers (autrement nommés : « l’anneau rouge », lieu de proxénétisme, de débauche et de misère), afin de contempler les citoyens plus pauvres en train de se suicider, leur volant ainsi leur dernière trace de dignité. Bref, cet univers est cruel, et complexe.

 

A la fois lointain et proche du nôtre, il se constitue d'une fresque développée de plusieurs systèmes politiques : l’Empire, dirigé par « l’Impéroratriz », un foetus à la fois masculin et féminin (le thème de l’androgyne est récurrent dans cette saga), la caste Techno-techno, une assemblée de prêtres malsains, machiavélique réunion de la science et de la religion (en effet, ils élèvent un culte à la « Ténèbre », qu’ils servent par l’intermédiaire de technologies avancées angoissantes), ou encore les « troglo-socialisks », des militaires d’obédience marxiste. Tous ces gouvernements sont à la recherche de l’Incal, malencontreusement en possession de John Difool, un type un peu lâche accroc aux courtisanes et à la drogue. Mélange assez original me direz-vous !

 

Tout ce monde intergalactique prend vie grâce aux crayons et pinceaux de Moebius, dessinateur et scénariste français également créateur de Western Blueberry. S'inspirant souvent d'étendues désertes pour exercer son style, il partage avec Jodorowsky un goût pour la science-fiction originale et métaphysique : ce n'est donc pas un hasard si son art colle si bien à l'histoire de L'Incal. Pour cette bande-dessinée, son style est très simple, voire même simpliste, à l'opposé de ses illustrations antérieures du lieutenant Blueberry. Ce style simple ne fait que contraster, et souligner, les scènes parfois dures et sombres de L'Incal et de son monde cruel.

 

L’univers a beau être très riche (et aussi subtilement teinté d’ésotérisme), il serait difficile de parler du monde de l’Incal sans faire un petit aparté sur les Méta-Barons, tant cet archétype du guerrier invulnérable est présent dans l'histoire. Ce guerrier que personne ne peut vaincre a un rôle important dans l'intrigue, ses actes ayant des conséquences irrévocables vis à vis des puissances en place.

 

La Caste des Méta-Barons : un théâtre tragique de poètes-guerriers

 

 

Objet d’une saga postérieure à L’Incal, toujours écrite par Jodorowsky mais cette fois dessinée par Juan Gimenez, la généalogie et l’histoire de ces guerriers surpuissants prend forme dans La Caste des Méta-Barons. Cette saga en huit tomes est éditée pour la première fois en 1992, et a pour but de retracer la famille et les traditions de cette lignée de combattants, dans le même univers que celui de L’Incal. Quelles sont les différences avec la première saga ?

 

On est cette fois loin, et même à l’opposé total de John Difool, l’anti-héros caractéristique : les personnages de cette longue lignée sont tous de grands et nobles guerriers, suivant une tragique tradition millénaire : pour être « Le » méta-baron, c’est à dire le guerrier le plus puissant de la galaxie, le dernier représentant de la lignée doit tuer son géniteur lors d’un combat loyal. Ainsi est préservée la caste des Méta-barons, dont chaque représentant est supérieur à celui qui l’a engendré.

 

Un autre thème de cette tradition belliqueuse est celui de l’esprit de sacrifice. A chaque génération, le fils du Méta-Baron endure durant son enfance une mutilation physique d’un membre de son corps, afin d’éprouver sa sensation à la douleur. A la suite de cette ablation, il reçoit un implant cybernétique à la place de l’organe ôté, qui décuple ses facultés physiques et psychiques. Ces guerriers, modèles de force et de discipline, sont réellement l’antithèse de John Difool dans l’Incal, qui lui se montre faible, couard, incapable de maîtriser sa peur et ses passions.

 

Dans ce cadre de space opera, où les combats sont titanesques, les technologies aussi impressionnantes qu’horrifiantes, et les puissances toutes plus avides les unes que les autres, se déroule à chaque tome dans un ordre chronologique la vie d’un aïeul du méta-baron actuel, avec toute la fatalité et le désespoir que cela implique. Il s’agit de récits réellement dignes de tragédies grecques : mort, inceste, infanticide, parricide, toute la fatalité d’un destin inexorable est là, aux côté d’amours remplis de fougue, de passion et de poésie. Les méta-barons sont tous le fruit d’amants épris d’un amour sans limites l’un pour l’autre, et à côté de toute cette monstruosité guerrière Jodorowsky montre son talent poétique, qui gagne tout son génie à se trouver dans un cadre aussi sombre que pathétique.

 

Un personnage illustre parfaitement cette ambivalence omniprésente durant toute l’épopée : « Tête-d’acier », l’aïeul du méta-baron. Il doit son nom au fait que, étant le fruit d’un amour incestueux, son père, Aghnar, lui ait tiré une balle dans la tête à sa naissance. L’enfant survit grâce à une opération chirurgicale qui le dote d’une tête robotique, ainsi que d’une conscience humaine. Cependant, il ne connaît absolument pas la sensibilité, ni tout ce qui est du domaine des sentiments : cela fait de lui un tueur impitoyable, le meilleur de la lignée. Une fois lassé de faire couler le sang, il part en quête du dernier poète de l’univers, et au terme d’un long périple ils fusionnent tous deux, créant ainsi une osmose entre le plus grand guerrier et le plus grand poète : dans un destin tragique, la monstruosité et l’amour sont unis dans un seul et même corps.

 

Toute cette poésie guerrière est dessinée par le talentueux Juan Gimenez, à qui l'on doit par la même occasion les illustrations des séries annexes commes Les armes du Méta-Baron ou encore des contributions à L'univers des Méta-Barons, et aussi le dessin de la saga Le quatrième pouvoir (Les Humanoïdes associés, 2008). Non sans rappeler un style proche de Enki Bilal, Gimenez peint des visages aux émotions fortes, palpables, ainsi que des planches épiques (pouvant aller jusqu'à deux pages) de batailles interstellaires mettant en scène d'énormes cuirassés dans un abîme de noirceur et d'infini. Tout est fait dans un style très réaliste, avec un souci du détail constant, même dans l'immensité : les exemples ne manquent pas, qu'il s'agisse des méandres de Planète d'Or (capitale de l'Empire), ou des milliers de feuilles vivantes de l'arbre familial de l'aïeule Gabriela de Rokha. Une fois encore le neuvième art mérite une réelle reconnaissance pour cette association sans pareil de scénarios ingénieux et d'illustrations inventives.

 

 

A travers ces deux sagas de bande-dessinées, Alejandro Jodorowsky nous fait preuve de son immense talent, ainsi que de sa grande créativité, bien que les thèmes abordés soient souvent ceux d’un lectorat assez restreint. Son génie artistique prend à la fois la forme d’un univers cohérent, de récits épiques, de batailles monumentales, mais aussi d’une richesse en matière de poésie et de réflexion réellement saisissante. 

« Le devoir est plus lourd qu’une montagne, mais la mort est légère comme une plume… ». (2)

 

Quentin Gomel

L1 Humanités

 

 

(1) : interviewé dans le cadre du premier Maelström Fiestival.

(2) : La Caste des Méta-Barons, Les Humanoïdes associés, tome premier, 1992.