Alice au pays des Merveilles: un histoire sans sens?

févr.
27

 

Depuis la publication d’Alice au Pays des Merveilles, écrit par Charles Lutwidge Dodgson, sous son pseudonyme Lewis Carroll, en 1865, ce livre demeure un des contes les plus populaires pour enfants et adultes. L’histoire de la petite Alice, sept ans, qui retrouve le « Pays des Merveilles » et les multiples personnages étranges qui y habitent a été et reste très influente par son récit et son style unique. Mais pourquoi ce livre est-il aussi attirant ? Quel est le sens de cette histoire farfelue ?

C’est pendant une après-midi d’été que Dodgson invente cette histoire pour distraire la petite Alice Liddell. Il écrit dans son journal : « Et c’est ainsi que pour faire plaisir à une petite fille que j’aimais (je ne vois aucune autre raison) que j’en vins à écrire (sur sa demande) ce que j’avais raconté. » L’histoire qu’on connaît est sortie tout naturellement de l’esprit de Lewis Carroll, fournissant très certainement  beaucoup d’information sur son inconscient.

Celui qui se cache derrière cette œuvre hallucinante ne peut que sortir de l’ordinaire, et en effet le pasteur Dodgson est assez « particulier ». Surnommé « Dodo » par ses petits camarades moqueurs (Dodgson bégayait et lorsqu’il devait dire son nom, il avait du mal à articuler le début), ses années d’étude sont pour lui une véritable torture. On perçoit ici l’origine du personnage du Dodo dans le livre. Dodgson a un véritable don pour la logique et les mathématiques et devient professeur à Oxford. Le pasteur Dodgson a aussi un étrange goût pour les petites filles : ce nostalgique de l’enfance aime être en compagnie d’enfants, qui sont aussi le principal sujet de son autre passion, la photographie. Il trimballe avec lui une valise regorgeant de déguisements, et habilles les enfants des façons les plus extravagantes. Il faut croire qu’à l’époque, il n’y avait rien de choquant, car il avait l’accord des parents et aucun témoignage ne permet de soupçonner que la morale ne soit pas restée sauve.

En étudiant la vie de l’auteur, le sens du livre n’a pas l’air d’avoir beaucoup d’importance : le livre semble plutôt n’avoir été écrit que pour « faire plaisir à une petite fille ». Regardons cependant le livre de plus près.

Le livre s’ouvre au bord d’une rivière en Angleterre à l’époque victorienne, où la sœur d’Alice lui lit une histoire. Alice s’ennuie, puis commence à s’endormir, et c’est à ce moment qu’elle voit un lapin blanc, vêtu d’une redingote, qui s’écrie : « Je suis en retard ! ». Bien sûr, Alice trouve cela intrigant, et lorsque le lapin blanc disparaît dans son terrier, Alice le suit. Une fois dans le terrier, elle tombe presque interminablement, et se retrouve dans un autre monde. Ce monde est le Pays des Merveilles, et, comme Alice va le découvrir, il n’est pas du tout comme le nôtre. Au Pays des Merveilles, tout est illogique et tout le monde est fou. Alice va devoir essayer de régler sa taille, qui ne cesse pas de fluctuer, de faire une course de « Caucus », de jouer au croquet avec la Reine de Cœur, qui est toujours fâchée, et de prouver l’innocence du Valet de Cœur dans l’affaire des tartes volées. Pendant son séjour au Pays des Merveilles, elle va rencontrer le Chat de Cheshire – qui peut disparaître quand il veut –, le Chapelier fou, la Simili-Tortue – qui a une tête de veau – et beaucoup d’autres personnages absurdes et irrationnels. Au fil de toutes ses expériences dans ce monde fantastique, Alice devient de plus en plus frustrée par ses problèmes d’identité, l’illogisme de tout par rapport à ses connaissances, et l’impolitesse des personnages envers elle.

                Il est facile de voir pourquoi ce livre a eu tant de succès auprès des enfants : des personnages et des scènes fantastiques, des petits poèmes et des allusions à de petites rimes connues. Pour les adultes, en revanche, le succès vient plutôt des thèmes très intéressants et universels et peut-être aussi de la fantaisie. Alice au Pays des Merveilles peut être vu comme une classique histoire d’initiation. Alice a des problèmes avec ses changements de taille dans plusieurs parties de son corps et à chaque fois, cela la trouble. De plus, elle lutte avec des problèmes d’identité. On peut y voir une allégorie de la période de la puberté : comme dans tant d’autres contes, il y est représenté la perte de l’innocence enfantine. Il y a aussi, cependant, le thème de la vie comme un puzzle vide de sens. Alice voit dans chaque chapitre ses notions de logique et d’ordre remises en cause. A chaque fois qu’elle essaie de comprendre les  défis et énigmes qui lui sont proposés, elle découvre qu’ils n’ont pas véritablement de réponses.

De plus, chaque rencontre qu’elle fait peut comporter plusieurs thèmes, et plusieurs interprétations possibles. Cette ambiguïté fait partie du style popularisé par Carroll : le nonsense littéraire. Ce style est caractérisé par des renversements, de l’inversement, des causes et effets défectueux, des mots inventés, et d’autres techniques encore qui jouent avec les conventions linguistiques et les règles de la logique. L’effet de ce style crée une abondance de sens et d’interprétations. Le nonsense littéraire est un style d’écriture anglais ancien,  probablement venu du folklore, mais c’est véritablement Carroll qui l’a popularisé dans la littérature du XIXème siècle. Le nonsense a eu des influences sur beaucoup de formes d’art : comme le Dadaisme, musique des Talking Heads, entres autres, et les pièces de Ionesco.  Alice au Pays des Merveilles est un des grands exemples de ce style, surtout dans les petits poèmes et énigmes qui sont dispersés dans le livre, et c’est surtout l’exemple le plus populaire. Il a fait découvrir à beaucoup ce style unique.

La preuve de cette multitude d’interprétations que rend possibles l’ambigüité du livre se trouve dans les représentations de l’histoire dans la culture générale. Le chef d’œuvre de Lewis Carroll a, par exemple, inspiré plus d’un musicien. Nous avons ici choisi d’étudier deux exemples : « White Rabbit » du Jefferson Airplane et « Variations sur Marilou » de Serge Gainsbourg. Chacune de ces deux chansons insiste sur un aspect de l’œuvre.

« White Rabbit » est avant tout un hymne aux drogues hallucinogènes qui met en valeur le côté fantastique et onirique de la plupart des personnages de l’histoire. Le nom de la chanson fait d’ailleurs référence au fameux lapin blanc qu’Alice poursuit inlassablement. La ligne de basse qui ouvre le morceau est plutôt inquiétante, soutenue par le rythme quasi-militaire de la batterie qui joue dans l’ombre de la basse. Une guitare incertaine, nappée d’écho, entre en scène. Arrive alors la voix, totalement imprégnée de cette atmosphère étrange qui va monter en intensité jusqu’à l’apothéose finale.

La chanson de Serge Gainsbourg « Variations sur Marilou » met, quant à elle, la lumière sur l’ambigüité qui plane au-dessus de l’héroïne. En effet, on sait que Lewis Carroll avait des relations bizarres avec les enfants, peut-être pédophiles, et que son personnage d’Alice est inspirée d’une vraie petite fille. Dès lors, on peut se demander quel regard l’auteur pose sur son Alice. C’est sur ce point que Gainsbourg joue : la fille dont il est question dans la chanson est plus âgée, mais il l’appelle plusieurs fois « mon Alice ». Pendant les six minutes que dure le morceau, Gainsbourg nous décrit une scène dans laquelle une Marilou lascivement allongée sur son lit fume en écoutant vaguement ses idoles. Gainsbourg raconte avec une subtilité piquante comment elle s’abandonne lentement aux plaisirs solitaires et « s’enfonce au pays des malices ».

L’une de ces deux chansons s’attache à donner sa vision du pays qu’a créé Lewis Carroll, l’autre, à montrer sous un autre jour le personnage d’Alice. Dans les deux cas, le livre n’a plus grand-chose à voir avec un conte pour enfants…

      Par ailleurs, l’ouvrage a fait l’objet d’adaptations visuelles notables par leur diversité, que ce soient des longs métrages pour le cinéma ou l’animation, des courts métrages, des feuilletons télévisés ou même des séries.

                    En effet, on retiendra Alice au pays des merveilles, réalisé par Cecil Hepworth en 1903, première visualisation en salle qui reçoit d’emblée un succès retentissant, mais aussi le film d'animation franco-britannique de Marc Maurette, Dallas Bower et Louis Bunin, sorti en 1949, avec des marionnettes. Ce dernier tourna court face à la concurrence du gigantesque Walt Disney, qui présenta sa propre adaptation du conte en 1951, soit deux ans plus tard et qui fut tirée à plusieurs millions d’exemplaires suite à la réaction du public enthousiasmé.

                    La multiplicité et la diversité des genres s’attelant à la réalisation d’une interprétation visuelle d’Alice au pays des merveilles témoignent de la matière quasi inépuisable que constitue cet univers imaginaire et illogique, rempli de personnages hétéroclites à l’image des différents réalisateurs qui ont voulu se colleter avec ce symbole du surréalisme.

                    Le monde souterrain d’Alice fait désormais partie de notre culture inconsciente, tant il est rentré dans les mœurs : on ne dénombre pas moins de 13 films à gros budget ayant pour titre Alice au pays des merveilles, ce qui en dit long à propos de ceux dont le sujet principal est bien ce lieu en dehors de l’espace, du temps et de tout sens commun, mais dont le titre, pour diverses raisons, est
autre que l’original.
                    La créativité foisonnante inhérente au conte de Carroll a, indéniablement, touché et inspiré nombre d’artistes, qu’ils soient réalisateurs, scénaristes, acteurs ou même dessinateurs.
Cette œuvre fournit une porte d’entrée aux curieux qui, comme Alice, souhaitent explorer le labyrinthe de leurs fantasmes, de leurs craintes et de leurs joies intérieures.

                    Aujourd’hui encore, des réalisateurs passionnés cherchent en ce conte vieux maintenant de 145 ans une facette où l’homme n’a jamais mis le pied, comme Tim Burton qui tourne en ce moment même son dernier long métrage d’animation, dans lequel Alice revient, quelques années plus tard, dans son Trou de Lapin et revit ses aventures à la manière fantasque du réalisateur, sombre et glauque à souhait.

 

Ce livre est, en effet, une énigme : des thèmes qui semblent clairs, mais qui sont aussi obscurs, et un style illogique et sophistiqué qui est apprécié par les enfants dans le monde entier. Plus important encore, cependant, est ce sens qu’il nous faut à tout prix donner à ce livre, mais qui nous échappe à tous les coups. C’est pour cela que ce livre reste perpétuellement populaire et influent : tout le monde cherche à résoudre l’énigme qu’il nous soumet. 

 

Antonin Borgo (Biographie de l’auteur), L1 Humanités

Nils Daroles (Films), L1 Humanités

Guillaume Dubois (Musique), L1 Humanités

Charlie Hewison (Le livre), L1 Humanités