Skip to Content

Johann Friedrich Struensee, révolutionnaire avant l'heure?

 

 

Bien souvent, on considère que c’est la Révolution française qui, en 1789, a ouvert la première la voie aux idées progressistes des Lumières, mettant un terme à la société de privilèges et à l’absolutisme de la monarchie. En réalité, les idées prônées par Voltaire, Rousseau ou Diderot ont trouvé un terrain d’expression bien avant que les sans-culottes parisiens ne décident de marcher sur la Bastille : une vingtaine d’années auparavant, dans un pays dont l’histoire nous est très peu connue, le Royaume du Danemark.

Tout commence en mai 1768, lorsque le jeune roi Christian VII du Danemark entreprend de faire un long voyage à travers l’Europe afin de se présenter aux autres souverains.

À cette époque, le Royaume du Danemark s’étend un territoire allant du Danemark actuel à la Norvège, en passant par l’Islande, le Groenland, et comprend en outre, quelques colonies, dans les Caraïbes et le long des côtes indiennes. En théorie, il s’agit d’une monarchie absolue. Cependant, dans la pratique, le roi n’a plus guère de pouvoir. Frédéric V, qui a régné de 1746 à 1766, et s’intéressait peu aux affaires de l’État, a en effet préféré abandonner la gouvernance du pays à son cabinet gouvernemental. Et son fils, Christian VII, le souverain régnant, est lui-même bien incapable de pouvoir diriger seul le pays : atteint de graves  troubles psychologiques, probablement à la suite des brutalités subies au cours de son éducation, il mène une existence déréglée, en proie tantôt à des accès de paranoïa, voire, selon les sources, d’automutilations et d’hallucinations, tantôt à des périodes d’hyperactivités qui l’entraînent dans une vie de débauche, où se mêlent beuveries et relations extra-conjugales, le plus souvent avec des prostituées…

Pour le long trajet qui attend le roi, on juge que le médecin royal attitré, alors âgé de 65 ans, n’est pas en mesure de l’accompagner. On lui trouve alors un remplaçant : Johann Friedrich Struensee, qui va le suivre tout au long de son périple.

Né en 1737 à Halle — à l’est de l’actuelle Allemagne -, Johann Struensee est le fils d’Adam Struensee, pasteur et professeur de théologie appartenant au courant religieux piétiste — courant religieux insistant notamment sur la pratique personnelle de la foi plutôt que sur la connaissance stricte de celle-ci. Il a fait des études de médecine, a obtenu son doctorat en 1757, et travaille comme médecin municipal à Altona, qui fait alors partie du Danemark, et où son père s’est allé récemment. Quand on lui propose, grâce aux liens qu’il entretient avec l’aristocratie locale — notamment avec le comte de Rantzau — d’accompagner le Roi dans son voyage en tant qu’assistant médical, il est ravi. Outre l’avantage financier qu’il comporte, ce voyage lui offre aussi l’opportunité de visiter l’Europe, et plus particulièrement la France, où sont en train de se répandre peu à peu les idées des Lumières.

Lors du séjour du roi dans ce pays, il rencontre de fait plusieurs grandes figures des Lumières : d’Alembert, Diderot, Helvétius, dont les écrits sont à l’époque brûlée sur les places publiques... Et ces rencontres ne font que le conforter dans l’idée, qu’il s’est faite bien avant son départ, de la nécessité d’un changement politique et social. Car ses opinions politiques sont, pour l’époque, très progressistes. Et depuis longtemps déjà, il a embrassé la cause et les idées véhiculées par les penseurs.

Est-ce cette volonté de changement qui a poussé le docteur à se rapprocher peu à peu de Christian VII, jusqu’à entretenir une relation franchement amicale avec lui ? A leur retour au Danemark, le 6 janvier 1769, il devient le médecin officiel du souverain danois. Puis, très vite, tandis qu’il commence à appréhender le fonctionnement de la cour, il obtient du Roi qu’il traite son épouse, la Reine Caroline Mathilde, jusque-là délaissée, avec beaucoup plus d’égards et de considération. Ensuite, tout en renforçant son influence auprès du Roi, dont il est le seul, semble-t-il, à pouvoir gérer l’instabilité psychologique, il obtient en mai 1769 le titre de conseiller d’État et devient, à partir du printemps 1770, l’amant de la reine.

Comment un simple médecin municipal a-t-il pu s’élever si vite et à un rang si haut dans l’une des plus prestigieuses cours d’Europe ? D’aucuns diront que son ascension a été le fruit d’un habile calcul politique. Et effectivement, les manœuvres qu’il a entreprises pour gagner plus d’influence auprès du Roi tendent à le prouver.

Il s’est d’abord attaché à évincer le comte Holck, un compagnon de débauche du souverain. Puis il a écarté le comte de Bernstorff, l’homme fort du cabinet gouvernemental, profitant du discrédit que faisait peser sur lui l’échec d’une expédition punitive contre les pirates de Barbarie – l’actuel Maghreb. Enfin, il a poussé Christian VII à dissoudre le cabinet gouvernemental lui-même. De sorte qu’à la fin de l’année 1770 – sans que l’on puisse très bien savoir s’il s’agit du résultat d’un incroyable opportunisme, d’un fin calcul politique, ou bien d’une volonté réelle de débarrasser le roi Christian VII d’un entourage autoritaire et néfaste pour sa santé  — le petit docteur en médecine de province est devenu le seul maître à bord de l’État danois.

Très rapidement, ensuite, Struensee a placé ses amis aux postes clés du gouvernement. Entre autres, le comte de Rantzau qui l’avait aidé par le passé à être nommé médecin du Roi, et son frère, Carl August, qui s’est trouvé propulsé à la tête du Collège des finances. Mais en dépit du pouvoir tout-puissant dont il disposait, Struensee n’a jamais perdu de vue ses idées originelles, inspirées des Lumières. Ainsi, il a entrepris une gigantesque vague de réformes sociales, politiques, économiques et culturelles sans équivalent jusqu’alors. Tout d’abord, il a fait en sorte que les dépenses de l’État et du Roi ne soient plus confondues, et a mis un terme aux constructions d’édifices lancées par Frédéric V et poursuivies par son fils., qui exigeaient des capitaux exorbitants. Ensuite, il a renforcé les libertés de plusieurs manières : en limitant le droit de servage que possédait les propriétaires terriens sur les paysans danois ; en interdisant les perquisitions non fondées ; en conférant à la presse une liberté sans équivalent ; ou encore en autorisant l’accès à l’université à tous, malgré l’opposition du clergé qui en interdisait l’accès à certains, notamment aux Juifs.  Enfin, il s’est attaché à améliorer le système de soins, a aboli la torture, a supprimé la peine de mort pour vol, et a décidé que les fonctionnaires, désormais, ne seraient plus recrutés que sur leurs seules compétences …

Durant la période où il s’est trouvé à la tête de l’Etat, Struensee a promulgué et mis en œuvre plus de deux mille décrets et réformes. Néanmoins, cette politique novatrice et progressiste a été rapidement très fortement contestée, par tous les pans de la société, et ce dès la fin de l’année 1771.

Ce sont d’abord les nobles et le clergé qui voient d’un mauvais œil ces réformes qui visent à limiter, lentement mais sûrement, leur influence sur les domaines primordiaux où s’exercent leur pouvoir. Mais à leur mécontentement s’ajoute celui de l’armée que Struensee entend bien réformer, en supprimant notamment deux régiments constituant comme une sorte de « garde nationale ». Tandis que dans les couches plus populaires, on s’indigne aussi, et ce bien que les réformes entreprises par Struensee leur soient largement favorables.

En fait, Struensee avait fourni lui-même les armes à ses opposants en libéralisant la presse qui, loin de lui en être reconnaissante, a été largement utilisée pour le calomnier et le critiquer. De plus, le peuple n’avait que peu connaissance des troubles mentaux de Christian VII, et de ce fait comprenait mal qu’un roturier s’arrogeât tous les pouvoirs.

Mais la goutte d’eau qui a fait, comme l’on dit, déborder le vase, a été la révélation de la liaison qu’entretenaient la Reine et Johann Struensee — d’autant plus qu’une rumeur courait selon laquelle la princesse Louise Augusta, pourtant reconnue par le Roi, était en fait l’enfant de Struensee. Pour les Danois, le doute n’était plus permis : Struensee tenait le Royaume en otage et devait de toute urgence être éliminé.

C’est la Reine douairière, Juliane Marine de Brunswick, seconde épouse de feu Frédéric V, qui, dans la nuit du 16 au 17 janvier, s’est chargée, avec l’aide de l’armée, d’organiser le coup d’Etat destiné à renverser Struensee. Johann Struensee, plusieurs de ses proches et la Reine Caroline Mathilde ont été arrêtés. Un procès a lieu. Struensee s’est vu accusé d’avoir usurpé le pouvoir royal de manière insidieuse — et donc de crime de lèse-majesté. Très vite, on a fait signer son arrêt de mort à Christian VII, qui n’a manifestement jamais su le sort qu’on réservait à celui qui est resté son ami jusqu’au bout. Le 28 avril 1772, Struensee a été amené devant une foule de 30 000 Copenhaguois — Copenhague ne comptait à l’époque que 70 000 habitants — avant d’être démembré, puis décapité — le bourreau manqua son coup à plusieurs reprises. Puis son cadavre a été affiché plusieurs années durant dans Copenhague.

Devenu, en quatre années seulement, de simple médecin de commune, une sorte de despote éclairé, Struensee a donc connu une fin tragique, en grande partie due à ses propres erreurs et à son manque de discernement. Le cabinet gouvernemental a été réhabilité et est redevenu maître du royaume : la plupart des réformes accomplies par Struensee ont été modifiées ou tout simplement supprimées. Néanmoins, la politique qu’il a menée n’est pas restée sans écho puisque dès son arrivée au pouvoir, en 1788, Frédéric VI, fils de Christian VII, a entrepris à son tour d’engager d’importantes réformes libérales, dans la droite ligne de celles faites sous l’impulsion de Struensee.

 

Julien Dias - L1 Humanités