A la recherche de la clé des mots
Cette nuit là, Léna n’avait pu fermer ses paupières. Terriblement bouleversée au plus profond d’elle-même, ces quelques heures de repos s’étaient transformées en un véritable supplice auquel elle ne pouvait échapper. Et pourtant, elle s’était repassée en boucle cet épisode intense qui venait de bouleverser sa vie de jeune femme afin, de tenter d’évincer les moindres angoisses qui s’implantaient ingénument au plus profond de son âme et tiraillaient son cœur. Happée malgré elle par cette vague de douleur, elle avait tenté de faire taire les afflictions tortueuses et intransigeantes qui envahissaient sournoisement le chemin qu’elle s’était tracé, mais affreusement tiraillée, elle avait fini par céder et avait subi l’intensité lancinante (plutôt que « décadente ») de son chagrin d’enfant projetée trop tôt dans ce monde qu’elle avait imaginé autre. La plupart de ses tentatives d’apaisement s’étant donc révélées infructueuses, elle sentait son cœur se tordre sous le joug de la peur et les battements incessants de sa frêle poitrine-symboles de vie- s’amenuiser à mesure que la peine s’enroulait vicieusement au fond d’elle. Ce n’est seulement que lorsque la nuit déposa son manteau pourpre et que les étoiles déclinèrent au profit d’une lumière plus franche que Léna sortit de cet état second qui figeait son corps et engourdissait ses pensées les plus intimes. Ainsi, pétrifiée par l’horreur de cette nuit d’airain, elle retrouva peu à peu l’effervescence qui la caractérisait et put revenir doucement sur les moments qui avaient constitués la journée de la veille.
Confortablement installée dans son petit salon aux couleurs tendres, Léna se laissa emporter par le tourbillon incandescent finement tracé par les flammes qui rayonnaient dans l’âtre sombre. Sa tasse de thé aux accents fruités et envoutants à la main, la jeune femme tenta de remonter le cours du temps. Encore un peu étourdie par son sommeil perturbé, elle dut faire un effort contraignant pour mettre un soupçon d’ordre dans sa mémoire car, ses souvenirs n’inondèrent pas instantanément ses pensées. Néanmoins, ce désagréable instant enfin évanoui, les images de cette journée particulière lui revinrent en mémoire et elle fut en mesure de revivre une à une les émotions qui l’avaient alors envahie. Dans l’apaisement qui était désormais sien, Léna se plut à écouter les sursauts de son corps, les frémissements de son âme et ne sut résister à l’impétueux désir qu’elle nourrissait souvent lorsqu’elle se sentait seule : celui de savourer les notes chantées par sa voix suave, de ressentir avec passion le parfum du temps et celui de l’amour, de rêver enfin à la bienveillance des hommes et d’enterrer les remords oppressants. Tout émoustillée par ces quelques secondes de repos offertes par la vie, ses sens se réveillèrent et, prisonniers d’une intensité passagère, se mirent à pétiller et donnèrent à Léna le courage d’avancer.
C’est ainsi, qu’elle commença à sentir à nouveau dans sa paume, la douce pression exercée par la main de sa mère la veille au soir. Dès lors, elle se rappela le regard mystérieux et fier que celle-ci lui avait accordé lorsque, la responsable des études de l’université avait prononcé son nom pour qu’elle puisse enfin, après quatre passionnantes mais fastidieuses années, recevoir son diplôme d’orthophoniste. Elle se vit monter les quelques marches qui la séparaient de son avenir, compta les pas incertains qui l’avaient conduits sur le devant de la scène face à ceux qu’elle avait côtoyés dans les bons et les mauvais moments, constata aussi le sourire qui avait inondé son visage lorsqu’elle avait réalisé qu’elle pourrait enfin donner aux autres ce qu’elle-même avait mis tant de temps à découvrir : la parole. Ce bouleversant souvenir la fit remonter dans le passé et revivre les douloureuses journées où, maladivement timide, elle n’était pas en mesure d’exprimer ses pensées, de donner son avis ou simplement de dire non. Sa mémoire intensifia ses souvenirs et Léna vit apparaître le visage de celui qui lui avait permis de réussir, de progresser, de croire enfin en cet avenir terriblement incertain qui l’empêchait d’estimer qu’elle méritait de connaître le bonheur. Cet homme, dont elle s’efforçait à présent d’oublier le nom, avait su, par une magie insoupçonnée, faire naître en elle l’essence de la vie, l’espoir, et le goût de l’amour. Tendrement parfois car guidé par la passion, puis de plus en plus violemment face à son impuissance, il avait tenté d’éradiquer les angoisses qui animaient son cœur et la plongeaient terriblement souvent dans les affres de la souffrance. Il avait réussi un temps. Léna avait acquis une confiance plus certaine en elle et en ses capacités, et ainsi, avait pu commencer à se libérer de cette loi du silence qu’elle s’imposait. Peu à peu, sa vie en fut transfigurée, elle apprit à user des mots car bien qu’elle en connaisse le pouvoir et la beauté grâce à ses lectures plurielles, elle n’avait jamais osé faire ses propres essais. Trop persuadée que chaque mot renfermait un trésor si puissant, la jeune lectrice préférait les utiliser avec parcimonie et délicatesse. Ainsi, les faire résonner au fond d’elle par les douces sonorités d’un poème renaissance ou par les entrelacements rythmiques d’une ballade romantique était son plus beau cadeau. Chaque jour elle s’évertuait à combattre maladroitement ceux qui ruinaient les beautés de sa langue ou qui ne savaient apprécier les richesses d’une littérature qui l’avait fait grandir. Mais, bien malheureusement, les journées se paraient d’une régularité terrifiante qui plongeait Léna dans une détresse insurmontable que seuls les livres pouvaient apaiser. Souvent, elle se plaisait à s’imaginer face à ses petits patients et, se voyant raconter une jolie histoire pleine de fées lumineuses, de princes dévoués et d’aventures alambiquées, elle souriait à l’idée de leurs yeux pétillants fixés sur elle. Seuls ces petits rêves intempestifs formaient son bonheur.
Puis le souvenir du toucher de sa mère et les vives émotions de la remise du diplôme s’estompèrent et Léna sentit son cœur se serrer et ses mains devenir moites. Sa mémoire ne figeait plus les souvenirs et ses pensées devinrent tout d’un coup d’une multiplicité étonnante. Il y avait toutes sortes d’images qui passaient dans son esprit, elle voyait des couleurs fabuleuses et tournoyantes, des formes douces et d’autres aigües, puis elle se souvint. Après avoir dévalé les quelques marches pour rejoindre les autres diplômés dans un coin de la scène, Léna se rappela qu’en un instant elle ne vit plus rien, le public, confortablement installé dans la grande salle, devint flou et une angoisse sourde la prit. En se remémorant ce passage étrange, la jeune femme se souvint de s’être sentie parcourir un autre monde, traverser d’autres contrées extraordinaires durant une poignée de secondes avant d’être affreusement envahie par les doutes. En actualisant ces souvenirs, Léna toucha du doigt les nombreuses questions qui l’avaient assaillie ainsi que l’ensemble de choix qui s’étaient présentés à elle et qu’elle ne pouvait faire. Dépassée, à la fois apeurée et excitée par les possibilités offertes par cet avenir qu’elle s’était forgé durant quatre longues années, elle tenta en vain de se calmer et de comprendre son angoisse. C’est seulement en apercevant son petit frère gesticulant au loin que Léna prit conscience de la raison de son stress. Sa vie n’était remplie que par la littérature, seule la passion des mots et celle des autres l’habitait et elle voulait partager ce qui faisait son bonheur. Mais de quelle manière ? Comment s’y prendrait-elle pour offrir l’occasion aux enfants de découvrir la richesse de leur langue et de l’utiliser à bon escient?
Depuis sa plus tendre enfance, Léna savait que le domaine du soin l’attirait, ce monde perpétuellement en recherche de soutien, d’aide à l’autre et surtout d’entraide morale était fait pour elle. Petite, elle s’évertuait à apporter du réconfort à ses petits camarades chagrinés par une chute ou blessés par trop d’incompréhension de la part de ceux qu’elle surnommait « les très grands ». Puis, les années passants, elle avait compris que la voie qui se dessinait pour elle n’était pas d’une linéarité exemplaire mais que seule celle-ci, avec tout le courage et la force de caractère qu’elle demandait pour se relever après chaque échec, semblait correspondre à sa personnalité. Ainsi, suivant son instinct et écoutant-parfois contre son gré- les recommandations de ceux qu’elle aimait, Léna avait tenté à plusieurs reprises d’obtenir son diplôme d’orthophoniste, denrée rare qui lui ouvrirait les portes d’un joli cabinet de soin et lui permettrait de pouvoir enfin soigner les enfants, leur donner la possibilité de s’exprimer de façon juste, de former des phrases correctes afin d’être suffisamment compris et écouté. Ainsi, ce simple mais intense moment d’écoute personnelle offrit à Léna la clé de la terrible angoisse qui la rongeait. Tant d’années avaient dû s’écouler avant que cette jeune soignante puisse enfin mettre les mots sur cette peur qui faisait obstacle à son émancipation absolue. Léna pu enfin s’avouer combien elle redoutait d’être impuissante face à la douleur des enfants qu’elle recevrait pour diverses rééducations du langage. Terriblement exigeante avec elle-même, goûter à l’impasse que son angoisse lui imposait lui semblait impossible. Elle se devait de trouver un moyen, la bonne méthode pour permettre aux enfants de dire leur mal, d’exprimer par les mots ce qui les retenait, de crier leur joie et de pleurer leur détresse. Léna ne se permettait pas de ne pas parvenir à les aider, son intransigeance lui pesait mais la rendait forte et unique. Il fallait qu’elle sache apaiser leur maux par la magie de ses mots.
A cette pensée, son exaltation s’intensifia et ses souvenirs se firent plus violents. Projetée une nouvelle fois dans son passé récent, Léna revit dans sa mémoire la silhouette d’un homme qui lui sembla gigantesque et effrayant. Puis, grâce à un examen minutieux, elle aperçut dans les raies de lumières qui s’échappaient à travers les persiennes de la grande salle, les prémices d’un sourire coquet sur le visage bruni de cet homme qui venait d’apparaître. C’est alors que sa curiosité naturelle l’emporta à nouveau et, comme guidée par une force positive, Léna s’approcha de lui et tenta de le découvrir un peu plus. Etrangement, l’homme esquissa un frêle mouvement de recul à l’écoute presque insoupçonnable des petits pas légers de Léna sur le parquet craquant mais, dès que celle-ci laissa un doux murmure s’échapper, il sembla s’apaiser. Ce fut à son tour de pivoter légèrement, et dans un élancement fugace, il fit face à celle qu’il était venu aider. Les premières notes de sa voix éclatèrent comme une multitude de bulles de savon éparses aux oreilles de Léna qui fut en une fraction de seconde tout émoustillée. Elle sentit son corps frémir à l’écoute de ces sonorités parfaites et, les sens en éveil, ne pu s’empêché d’adresser un sourire à cet inconnu étonnant. Finalement, elle parvint à contrôler son agréable étonnement et tâcha de mieux le regarder. Il était donc d’une taille imposante qui soulignait la petitesse de la jeune femme, et sa longue barbe touffue lui donnait un air farouchement paternel qui plaisait à Léna et la rassurait. Puis, son attention se porta sur son grand chapeau orné d’une plume de faisan royal aux couleurs de l’arc-en-ciel qui trônait sur le devant et venait de temps à autre chatouiller le nez de son possesseur qui, d’un élégant mouvement la replaçait vaguement. Il portait aussi un long et large manteau de feutrine bleu sombre qui tombait impeccablement sur ses épaules et le couvrait tout du long. Mais ce qui l’étonna et l’intrigua de surcroît, ce fut plutôt la chaînette dorée et les clés accrochées qu’il tenait à la main droite et qui se balançaient au rythme sensiblement cadencé de ces pas. Ces dernières étaient d’une beauté éclatante tant leur brillance inondait la pièce d’une lueur sans pareille et Léna se sentit attirée malgré elle par ce rayonnement. L’homme, constatant son désir de savoir ce qu’ouvraient ces clés, s’approcha d’elle et, courbant légèrement son dos de géant, commença à lui chuchoter quelques paroles envoutantes et mystérieuses. Ces quelques secondes parurent une éternité à la jeune curieuse qui se reprocha vivement sa subite curiosité puis succomba aux charmes du susurrement. Ses mots firent à Léna l’effet d’une explosion intense à laquelle elle n’avait jamais osé succomber tant le mysticisme qu’ils renfermaient lui donnait l’impression de rêver. En un instant, elle comprit que cet homme détenait la clé qui viendrait la libérer de son angoisse et, sans être en mesure de l’affirmer, ressenti qu’il avait le pouvoir de l’aider. Alors, les paroles qu’il avait prononcées tintèrent à nouveau à ses oreilles. D’une façon limpide mais quelque peu maladroite par moment, il lui expliqua l’utilité de ces clés. Osant s’approcher, Léna plongea son regard bleu cyan au fond de ceux de l’homme et chercha à comprendre la raison de sa venue et surtout de son aide, mais ce qu’elle trouva l’étonna d’autant plus et lui fit baisser les paupières. Soumise par cet être mystérieux, Léna choisit de porter ses doigts fins et tremblants à hauteur des clés et de les apposer afin de toucher à cette aura qui s’en dégageait. L’homme, confiant et serein, la laissa faire et continua son explication en tâchant de garder l’attention de son auditrice quelque peu distraite. Ainsi, dans un emmêlement de mots délicieux, comme par une caresse éphémère, il lui offrit la grosse clé qui lui fournirait la possibilité d’aider les enfants à trouver les bons mots. De sa voix rauque qui fit frémir Léna, il la nomma « La clé des mots ». Ce magicien bien réel prit les mains de la jeune femme qu’il sentit défaillir quand elle réalisa qu’elle détenait enfin ce qui lui permettrait de faire parler les enfants, de soigner leurs troubles du langage. Cette clé avait le pouvoir de trouver les bons mots pour apaiser, pour comprendre, pour aider, car elle trouvait la souffrance qui habitait chaque enfant et répandait en son possesseur, la force de guérir. Léna pourrait enfin travailler de la meilleure façon qui soit en agrémentant ses connaissances théoriques du pouvoir magique de la clé. Alors, imaginant l’allégresse qui envahissait le cœur de la jeune orthophoniste, le magicien continua à lister les capacités de la clé et modela un soliloque ardent qui l’époustoufla. « Cette clé, continua t-il, parvient à analyser le mal du petit patient et te permettra de trouver les mots qui lui feront du bien. Elle te guidera pour savoir quels mots il te faudra prononcer pour le mettre en confiance et quels seront ceux que l’enfant souffrant ne parviendra pas à prononcer par peur, méfiance ou à cause de sa pathologie. Ainsi, tu seras en mesure de lui soumettre certains jeux ou exercices, de prononcer certaines paroles qui l’aideront à avancer sur la voie de la rééducation. » Léna, parcourue par un sentiment de bonheur sans borne, ne tarda pas à acquiescer et à remercier, tout en balbutiant, cet homme venu de nulle part.
Toujours recroquevillée sur son fauteuil aux accoudoirs nacrés et vieillis par le temps, Léna revenait à elle. Immergée à nouveau dans ce présent qui l’inquiétait tant, elle passa sa main dans ses boucles brunes comme pour se réveiller d’un long sommeil. Elle se sentait plus confiante maintenant qu’elle avait retracé le cours du temps passé et, afin de s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé, glissa sa main contre son cœur et frôla la clé qu’elle avait attachée à sa chaine pour ne pas la perdre. L’éclat de celle-ci la força à cligner des yeux et le sentiment de son allégresse retenue esquissa un doux sourire sur son visage cerné. En la scrutant minutieusement, Léna cru lire en elle tout ce qu’elle lui permettrait d’accomplir dans l’avenir et sentit son cœur se desserrer calmement. Elle pu enfin commencer sa journée qui s’annonçait belle maintenant qu’elle détenait la clé des mots. D’un seul et ample mouvement, elle s’étira langoureusement tout en chantonnant frénétiquement : « Je possède la clé des mots qui calment, qui apaisent, qui détendent ! Je porte contre mon cœur la clé des mots doux, des mots d’amour, des mots tendres ! Je peux faire rêver par des mots imaginaires, colorés et gais ! J’ai aussi le pouvoir de prononcer des mots qui excitent, des mots qui agitent, des mots qui procurent de la joie et qui mettent de bonne humeur ! J’ai en moi des mots qui chatouillent, des mots qui font rire et d’autre sourire ! Si vous le voulez, je peux en inventer, en créer, en façonner pour vous et ensemble nous les ferons vivre, mourir et renaître pour qu’ainsi chaque enfant puisse trouver le bon mot de sa guérison. »