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La beauté est dans la rue

 « La beauté est dans la rue »

C’est ce qu’affirmaient les affiches, en 68, au mois de mai.
Etait-ce vrai ? Si l’on en croit ce qu’il nous en reste, de ce mois de mai, aussi bien les acquis sociaux que les traces esthétiques, oui, la beauté était dans la rue.

La révolte de mai 68, tout le monde la connaît, à sa façon, chacun se fait son propre avis, positif ou négatif. Mais la question de la beauté d’une révolte est moins évidente, ce n’est pas la manière habituelle d’aborder ce genre d’événement.
Seulement, cette beauté est incontestable. Et pour en parler, pour en attester, le support le plus approprié reste la photo journalistique. Son but n’est ni esthétique, ni artistique, mais comme dans tout mouvement historique, politique ou culturel, les supports iconographiques qui nous en restent finissent au fil du temps par se confondre avec les frontières de l’art.

Une photo - une « image perceptive indirecte » dans le langage de la photographie, justement – est un artifice technique par l’intermédiaire duquel va être rendue présente une réalité absente. C’est sûrement le premier degré de beauté de cette photo, que j’ai choisie car elle est l’illustration parfaite et concrète de ce qu’il se passe, « sur le terrain ». Pas d’interprétation possible, la révolte est bien en marche et elle gronde, elle est en plein engrenage. C’est une photo qui se veut témoin d’un fait, d’un événement, qui ne peut donc pas mentir. Elle est claire, elle parle. Il y en a eu plein, de témoignages photographiques, mais ici, le mouvement est révélateur, il est l’objet principal du cliché, c’est en fait ce qu’il est. Une photo en mouvement, paradoxalement. Le premier degré de sa beauté, donc: la « renaissance » de cette réalité qu’a été mai 68, surtout pour ceux qui, comme moi, ne l’ont pas vécue et ne peuvent que s’imaginer, se représenter, avec tout ce que l’imagination implique d’exagération ou de phantasme.

A priori donc, l’esthétique de cette photo viendrait de son sujet lui-même, de ce qu’elle représente. Quatre jeunes, en mouvement, face à une troupe de CRS, des jets, des boucliers… Tout cela est-il esthétique ? Oui, car la force de l’image sait symboliser la force de l’action. On sent le climat, la tension, on pourrait même avoir peur d’être touchés par les pierres, nous aussi, car avec cette photo, nous sommes jetés au cœur de l’événement, nous faisons partie intégrante de ce qui se passe. Et c’est le problème de cette beauté de la rue, cette beauté urbaine qui n’est plus. Nous ne sommes plus acteurs de ce que nous voyons mais spectateurs, nous sommes effleurés, mais très peu rentrent dans le jeu de scène, très peu veulent participer à ce qui se construit perpétuellement. Or, c’est bien ça, la difficulté de la beauté, c’est de la créer et de s’en sentir responsable.

Comment cette photo peut-elle véhiculer autant d’impression, comment peut-elle, à travers un support inerte, traduire une telle atmosphère de révolte ? Parce qu’elle est forte de symboles. La force du mouvement, de la jeunesse, de l’explosion de ces quatre personnages, face à une masse au contraire relativement immobile, ordonnée. C’est le désordre qui frappe avant tout dans cette image, un désordre révolté qui bouscule, qui franchit les interdits, qui fait du bien.
Un désordre qui a paralysé la France – et certains autres pays, autant en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique – mais qui a justement permis aux étudiants, mais aussi aux femmes, aux travailleurs, aux journalistes, de prétendre à une liberté plus complète, de s’affirmer en tant que classes ou groupes sociaux, et de reconstruire, à partir de l’effondrement des anciennes règles, une base solide et plus égalitaire.

« Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent » affirmait l’anarcho-communiste russe Kropotkine, militant politique du début du XXème siècle. C’est bien ce que les acteurs de la révolte soixante-huitarde ont appliqué, une cinquantaine d’années plus tard, en montrant à leurs principaux détracteurs que les revendications sociales, souvent considérées comme utopistes, ne s’obtenaient que par la lutte et la résistance à un ordre établi.  Or l’esthétique de la résistance a toujours été beaucoup plus forte que celle de la soumission.

Cette photo est et représente donc la beauté. Une beauté révoltée, révoltante.

Ninon Dupeyron, L1 Humanités