De la grande à la petite histoire…
Imaginez la scène feutrée de la comédie des Champs Elysées. Vous y êtes ?
Maintenant laissez les frôlements du large rideau pourpre vous conduire instantanément au sein d’un espace scindé : à gauche découvrez New-York, à droite plongez dans l’univers allemand des années 30. Puis la pièce se déroule et les acteurs, rongés par les souffrances et les remords, évoluent sur une scène muée en chambre d’hôtel à Fribourg en 1950. Le silence pesant de la salle enveloppe les deux protagonistes qui, tous deux portés par un texte fascinant et questionnant, livrent un jeu d’acteur bouleversant d’arrogance et de fragilité. Mais qui sont-ils ?
Le démon de Hannah, la nouvelle pièce d’Antoine Rault regroupe, au théâtre des Champs-Elysées, deux personnalités éminentes et controversées. Heidegger, grand philosophe du XXème siècle, interprété de façon juste par Didier Flamand qui s’immisce dans la dignité vacillante de ce penseur bafoué, et Hannah Arendt, sa jeune élève juive, jouée par Elsa Zilberstein animée tout du long par une intransigeance émouvante. Josiane Stoléru dans le rôle d’Elfriede Heidegger –l’épouse- vient compléter ce duo mythique et mettre à mal la pensée du philosophe.
Ensemble, les amants vécurent une histoire d’amour passionnée et passionnante, farouchement entrecoupée par un affrontement idéologique et politique. Leur relation aurait pu être idyllique, si la grande Histoire n’avait pas subitement percuté et brisé Leur histoire. Cette pièce en est le récit.
En effet, elle enquête sur les retrouvailles de deux grands philosophes, vingt-cinq ans jour pour jour après leur première nuit d’amour. Désireuse de comprendre et de dénoncer l’innommable de l’holocauste, Hannah retourne en Allemagne le 7 février 1950. Profondément troublée par ce retour, elle prie Martin, par missive, de la rejoindre dans sa chambre d’hôtel. Pendant cette soirée, l’élève qui avait dû fuir son pays tombé entre les mains des nazis, cherche au fond d’elle, dans ce chagrin qu’elle a si longuement enfoui, les mots qui sonneront le plus justement pour condamner l’attitude de celui qu’elle a aimé et qu’elle aime encore éperdument. Heidegger fut le seul philosophe réputé à avoir soutenu Hitler et adhérer au parti du national-socialisme. Cette décision a conditionné l’histoire intime de ces deux êtres épris de philosophie. Sans la guerre, le fanatisme, la négation de la valeur juive, leur rencontre aurait été tout autre.
Entrelaçant étroitement philosophie, Histoire et amour, cette pièce nous fait revivre une époque bouleversée à travers les questionnements d’Hannah et les quelques réponses que Heidegger daignera enfin apporter. Ainsi, loin de toute opposition manichéenne, le mystère de cette relation se meut en un sujet dramatique qui interroge et dérange la conscience morale du spectateur. Ce texte, sans dévoiler leurs pensées, tisse finement les ébauches d’un thème universel : celui de l’homme en tant qu’être singulier et de sa place en tant que responsable dans la collectivité.
Enfin, après deux heures d’attention intense, le cœur empli de l’envie de philosopher, la salle envahie par l’émotion, se lève pour acclamer avec ferveur cet épisode intime et bouleversant.
Marine Labeyrie Fermigier L1-Humanités