Médée à Sartouville

déc.
4

     C’est sous la direction de Laurent Frechuret que Médée, la mère criminelle, saura à la fois nous faire pleurer et rire : étrange pour une tragédie !


    Le violon frémissant, la vue de deux enfants pleins de joie, d’une famille unie, semblant au comble de son bonheur… Que de pitié lorsqu’on sait que cette même famille sera, au tombé du rideau, à jamais déchirée !
    C’est donc par vidéo projection que commence la Médée d’Euripide, mise en scène par Laurent Frechuret, au théâtre de Sartrouville. Procédé de plus en plus utilisé au théâtre, soit, mais moderne tout de même. Cependant, cette première partie filmée regorge d‘éléments empruntés au théâtre antique : le masque de tragédien, servant à l’origine d‘amplificateur de voix ; une danse de la famille, qui n'est pas sans rappeler les danses du chœur d’autrefois, appelées « emmêleia » ; et l’aigle,  ici le jouet des enfants, mais aussi attribut de Zeus, le père des Olympiens, et signifiant un signe des dieux pour les hommes, qui laisse ici présager une sombre catastrophe. Puis, au fur et à mesure, le violon s’accélère, nous lacérant le cœur, la batterie s’intensifie ; on a alors l’impression de se retrouver en transe, enivré par cette musique dramatique, comme lors des bacchanales, ce qui était effectivement l’un des rôles du chœur à l’époque, à savoir, produire un envoûtement, hypnotiser le public. Puis entre la nourrice, la très petite nourrice, qui va s’emparer d’une baguette et donner un coup sur la batterie tout en sautant pour l’atteindre, ce qui fait d’ailleurs rire le spectateur. Ce geste signe ainsi la fin de la musique. La pièce peut alors véritablement commencer.
    Revenons au chœur, qui est l’un des principaux problèmes lorsque l’on adapte une pièce antique : comment représenter une foule qui dansait et chantait sur la scène alors qu’à présent, d’une part l’espace scénique est souvent réduit, mais qu’en plus cela fait des siècles que l’on a abandonné cette coutume ? Ici, le metteur en scène a choisi de le représenter par une unique et seule personne : une femme, conformément à la tradition. Mais cette même femme, qui joue le rôle d’une servante, joue sur la complicité des spectateurs: quand elle prononce « mes soeurs », c’est vers nous qu‘elle se tourne ; nous devenons donc une partie du choeur. De plus, cette actrice a un timbre de voix plutôt froid et sec, qui représente bien la fonction moralisatrice du choeur. Ainsi, lorsqu’elle répond à Jason, on sent à merveille le ton de reproche qu’elle emploie. En revanche, le chœur avait aussi une fonction esthétique, que l’on ne retrouve pas du tout ici : pas de charme, pas de passage chanté; la fonction poétique a quelque peu disparu.
    Catherine Germain, qui interprète Médée, est parfaitement dans la peau de son personnage. Et ce n’est pas seulement une expression. La nourrice nous apprend que Médée « refuse de se nourrir » et, quand l’actrice entre en scène, on se demande vraiment, par sa maigreur incroyable, si elle n’en a pas fait de même, pour une plus grande ressemblance. De plus, le parti du metteur en scène a été de voir cette femme, non pas comme une harpie déchaînée, hurlant tout le long de la pièce et montrant à tout le monde l’étendue de sa fureur, comme lors de la représentation à Avignon par J. Lassale. Non, il la fait apparaître froide, contrôlant plus ou moins ses émotions : au lieu de faire éclater sa colère, elle se tord les membres -de chagrin ou de rage- sans cesse, se contrôlant mais ayant tout de même l’air choqué, vide, sans âme. Elle reste digne et droite, comme il sied à un héros de tragédie : noble.
    Jason, quant à lui, est devenu ridicule et couard, alors qu’il n’avait qu’une once de lâcheté dans la version antique. Il faut, pour saisir cette distinction, se replacer dans le contexte de l’époque. Les grecs se considéraient comme au-dessus des autres hommes ; quant aux femmes, elles n’avaient que très peu de droits, et encore moins d’importance. Ainsi, quand le mythique héros appelle Médée « femme », la néglige, ou lance comme argument « je t’ai délivrée de ton pays de barbare » - barbare est ici à comprendre comme non grec-, cela n’avait pas pour but de faire rire le spectateur. Celui-ci était même, pour ces argument tout du moins, du coté de Jason. Sa seule lâcheté, sa seule faute aux yeux des Grecs, était d’avoir brisé un serment sacré, celui du mariage. Il y avait chez Euripide une réelle question politique: comment considérer un mariage avec une barbare? Et il en profitait pour peindre en même temps la condition des femmes. Or, dans la représentation de Frechuret, on trouve misogynes les propos du mari trompeur et cela provoque le rire de beaucoup. Un Jason d’autant plus ridicule par son humeur, quelque peu changeante, envers Médée : Il semble bien plus conciliant lorsque celle-ci le caresse, et l’on peut alors discerner la luxure sur son visage. Cependant, aucune didascalie dans le texte d’Euripide ne prête à penser à une quelconque tentative de séduction de la part de sa femme. Malgré tout, son côté farcesque, déployé pendant la plus grande partie de la pièce, est largement compensé par son ton tragique et pathétique lors du dernier épisode : lorsque sa future épouse, son père, ainsi que ses deux propres enfants sont massacrés. Tout comme Médée, il n’explose pas de rage, mais semble totalement brisé, privé de son âme.
    Ainsi, l’originalité de cette mise en scène tient au mélange des deux genres: tragique et comique. Les éléments dramatiques sont mis en avant par la musique, les plaintes de Médée, et bien sûr, le dénouement de la pièce, mais qui lui, ne dépend pas de la mise en scène. En revanche certains passages tragiques sont accentués dans cette représentation : lors de la mort du roi Créon et de sa fille, Médée donne un micro à l’homme qui rapporte ces événements; ainsi, ses paroles résonnent dans la salle et amplifient la vivacité du crime et son intensité dramatique. Les éléments de comédie quant à eux, sont introduit par l’attitude de Jason, par le ton de certains personnages, mais aussi par le choix d’une nouvelle traduction écrite par Florence Dupont, qui introduit tout au long de la pièce des mots contemporains et hautement anachronique, en changeant en plus la valeur d’autres. Mais, le texte est en général bien respecté : pas d’omission, pas d’ajout ; les seuls changements sont dus à la traduction. Seules trois différences apparaissent, et encore sont-elles mineures : le fait que les enfants ne soient pas représentés sur scène ; le pédagogue, qui s’occupe des enfants tient aussi le rôle du messager annonçant la mort des deux Corinthiens ; et enfin, la confession faite à Jason sur les desseins meurtriers de la mère est rapportée, non pas par le chœur, mais par la petite nourrice. En outre, on pourrait se demander pourquoi introduire du comique dans une tragédie : cela a-t-il pour but d’accrocher le spectateur ? De ne pas le perdre afin qu’il ne s’endorme pas sur les longs monologues tragiques ? Mais ainsi, cela ne nuirait-il pas à l’intensité dramatique ? Intensité tellement prisée au XVIIe sans quoi la catharsis ne pouvait s’effectuer.

Etienne Cambray L1-Humanités