Parades and changes au XXIe siècle
cl. Jérôme Delatour - Images de danse
Le 20 avril 2011, le Théâtre des 13 vents de Montpellier donnait Parades and changes, replay in expansion d’Anne Collod, une reprise de la célèbre pièce Parade and changes d’Anna Halprin, celle-là même qui, coupable d’outrage à la pudeur, fut censurée pendant vingt-cinq ans aux Etats-Unis dès les premières représentations, en 1965.
Lorsque les performeurs sont revenus sur scène, visages ravis d’avoir dansé une œuvre aujourd’hui si grande, ils ont accepté avec gratitude les applaudissements rugissants qui les remerciaient. Cependant, le public n’est pas contenté au point de laisser sa réserve pour rejoindre les quelques individus qui tentent d’entraîner une standing ovation. Il y a de quoi être perplexe : le succès est incontestable, mais incomplet. Que lui manquait-t-il alors ?
Parades and changes : tout n’est pas dans le titre, mais presque. Et quelles parades ! Et quels changements ! La pièce est fondée sur le principe post-moderne de l’improvisation collective structurée, qui est mise en place grâce à l’utilisation de partitions, ou scores. L’exercice consiste, pour les danseurs, à suivre, non pas une succession de gestes pré-décidés, mais des directives (par exemple « faire du bruit » ou « nettoyer ») selon leur propre interprétation spontanée, ce qui permet à chaque représentation d’être nouvelle et unique. La composition n’en est pas moins virtuose pour autant : le spectacle se divise en séquences hautes en couleur, chacune mêlant changements (de vêtements, d’objets, de décors…) et parades (en tant que cortèges militaires, défilés de mode ou encore simples marches), employant, outre le jeu sur le temps, l’espace et l’énergie (qui sont les trois composantes du mouvement selon le théoricien de la danse Rudolf Laban), les outils d’écriture de plateau les plus divers – des acrobaties circassiennes en échafaudage, aux numéros de claquettes sur des carrés multicolores – pour mettre en scène des séries de gestes quotidiens. Cette construction chorégraphique à la fois sophistiquée et rafraîchissante se veut la réponse à une question qui intrigue Anna Halprin et imprègne son œuvre depuis plusieurs décennies : comment la danse peut-elle être l’incarnation de la collectivité, de la société ?
Les danseurs se parent d'objets ramassés sur la scène. cl. Jérôme Delatour - Images de danse
Dans le sens où il ne s’agit pas d’une autre proposition de réponse à cette question, la version d’Anne Collod n’est pas une réécriture de l’original ; d’autre part, Parades and changes n’est pas une pièce « écrite », car elle n’est qu’une succession de mises en pratiques d’exercices suivant des partitions. De plus, la volonté de rester fidèle à l’original s’étend jusqu’à avoir exigé la participation du même compositeur, Morton Subotnick, qui a magistralement réussi à créer une homogénéité musicale en travaillant ses nouvelles compositions par rapport à celles de 1965.
Anne Collod reprend en fait exactement le même principe chorégraphique, mais en enrichissant le potentiel des représentations : premièrement, l’addition de partitions plus récentes de l’œuvre d’Anna Halprin donnant lieu, notamment, à une nouvelle parade emblématique : la parade of construction, dans laquelle une tour d’échafaudage est dangereusement escaladée et manipulée sur scène. Par ailleurs, ce dispositif exploitant toutes les dimensions de l’espace fait appel aux qualités de trois athlètes du cirque, un type inhabituel de performeurs qu’Anne Collod a choisi d’intégrer à la troupe. Une troupe qui peut se réjouir de compter parmi les siens quelques figures brillantes de la nouvelle vague : la danseuse Ghyslaine Gau (CCN de Montpellier), les chorégraphes Saskia Hölbling (Other feature, Intent/frame), Fabrice Ramalingom (Les carnets Bagouet, Vancouver versus Vancouver).
Des acrobaties sur un échaffaudage en mouvement. cl. Jérôme Delatour - Images de danse
Anne Collod introduit également l’usage de différents instruments plus modernes ou accessibles qu’en 1965 : un travail consciencieux et créatif sur la lumière qui passe par la manipulation de balles lumineuses, des projecteurs, de filtres colorés, mais encore l’utilisation de la vidéo en direct, pour montrer, sur le fond d’une scène où ne sont plus restés que deux ou trois performeurs, ce qu’il se passe avec le reste du groupe qui est parti danser à l’extérieur.
Bien sûr, l’essence incroyablement moderne – voire intemporelle ? – de Parades and changes fait que, sans l’intervention d’une autre tête pensante, la scénographie innove d’elle-même selon les conditions de représentation. Aussi la version montpelliéraine put-elle offrir un final chargé d’un sens sacré qui rend hommage à l’œuvre originale : là où la paper dance (scène extrêmement célèbre de la pièce, dont la partition commande de déchiqueter une immense feuille de papier kraft en prêtant attention au bruit qui est produit), se « contentait » d’émerveiller le spectateur par sa beauté étrange, les corps nus, redessinés par la pénombre rougie, s’animant avec la grâce du rêve dans le geste paradoxal de déchirer le papier qui cache en même temps leur nudité, la configuration du Théâtre des 13 vents permet qu’on ouvre les immenses portes du fond de scène, pour laisser et la lumière artificielle des lampadaires entrer, et les danseurs sortir, dos (fesses surtout) au public, les bras chargés de papier.
La parade finale. cl. Jérôme Delatour - Images de danse
Mais malgré le génie original de la pièce, et la qualité de sa révision, on ne peut, au sortir de la salle, qu’être consterné par l’énorme faute de goût qui amoindrit l’impression générale que l’on garde. Il s’agit malheureusement de cette même question du nu qui a valu à Parades and changes l’interdiction de représentation. Si les autorités américaines s’en sont offusquées dans les années 60 par vulgaire puritanisme, l’amateur de danse contemporaine de notre époque est déçu par l’esprit vainement, et surtout maladroitement provocateur qui empoisonne une partie du spectacle.
Le spectateur averti s’attend en effet à quelque chose d’extraordinaire à partir de ce strip-tease dont on fait tant de cas… Et c’est bien ce qu’il fait, il attend, agacé par une longueur soporifique qui s’installe là où l’on aurait dû écarquiller les yeux d’étonnement. Dans ses souvenirs l’ennui aura été tel qu’il ne saura même pas donner une durée à l’épreuve : dix ? quinze minutes aux danseurs pour simplement se déshabiller ? Le temps s’écoule si lentement que l’on finit par s’imaginer des sourires narquois sur leurs visages impassibles. Et ce n’est pas fini ! Après quelques phrases de danse-contact (mode d’improvisation consistant en un jeu sur le contact avec le corps de l’autre) qui semblent n’être placées là que pour reculer encore l’échéance du spectacle, la séquence nudité s’éternise dans un rhabillage minutieusement aussi long que le premier, puis dans un nouveau dévêtement…
On pourrait se persuader que ce bémol dans le cours de la pièce est en fait un tour astucieux, un effet d’attente afin de donner au bouquet final l’air d’autant plus impressionnant ; seulement, ce serait chercher des excuses à cette volonté propre aux artistes d’avant-garde de bouleverser les conventions et mettre à mal les tabous. Si l’enthousiasme est là dans les applaudissements furieux qui emplissent le théâtre, le goût amer imprimé par l’épisode pénible du déshabillage/habillage interminable, que n’aura pas su éclipser un final grandiose, nous garde résolument enfoncés dans nos sièges… On réserve la standing ovation à une prochaine version qui rendra justice au chef d’œuvre.
Mentions :
Anna Halprin, Parades and changes, 1965
Anne Collod, Parades and changes, replay in expansion, 2011
Photographies de Jérôme Delatour. > Sa galerie Flickr <