Jeanine, vieille prostituée, se confie. Depuis le jour magique de sa naissance (sur une petite barque en Algérie), en passant par les émeutes d'Alger en 1962, ses amours déçues et les concours de natation, jusqu'au trottoir strasbourgeois. Son histoire est hors du commun. C'est par hasard que Matthias Picard, l'auteur, décide d'interviewer sa voisine : Jeanine. Il ne s'attendait pas à découvrir autant de choses sur cette femme mais il s'avère que sa vie va constituer un projet gagnant pour les Arts décoratifs. Un an plus tard, on lui propose de reprendre son histoire sous forme de feuilleton, dans la revue Lapin (gigantesque tremplin pour jeunes auteurs). Matthias accepte et publie ses dessins entre février 2009 et mai 2010 avant de sortir une version complète. Son premier livre : Jeanine. La BD s'ouvre sur une grande case représentant le Capitole, un cinéma de Lausanne. En effet, c'est une belle image pour résumer la vie de cette prostituée. C'est un spectacle à peine croyable mais cette histoire est un long tourbillon d'images avec ses acteurs et ses rebondissements. Jeanine a vingt-deux ans lorsqu'elle se fait aborder par un inconnu dans une Chevrolet. Elle ne comprend pas très bien ce qu'il lui demande mais elle accepte de boire un verre avec lui. Deux semaines plus tard elle le revoit, fait l'amour avec lui et trouve une petite liasse de billets sur coin de table. Choquée, Jeanine comprend enfin. Elle refuse l'argent et s'enfuit pour ne plus jamais le revoir. Cependant, un soir, en y repensant, Jeanine s'arrête et attend. Cette fois-ci c'est une Ford : on lui propose une belle somme. Absolument rien ne la prédestinait à devenir une prostituée mais par hasard et sûrement aussi par facilité, son destin bascule doucement. L'auteur choisit de ponctuer son récit par de fréquents retour au présent. D'abord un peu surpris, on ne peut pas s'empêcher d'éprouver de la tendresse à l'égard de cette vieille femme, qui pourrait être la grand-mère de n'importe quel enfant mais qui, le soir venu, enfile une perruque blonde et s'engouffre dans la nuit, en attente d'un client. Ces coups d'œil sur les rendez-vous de Matthias et de Jeanine donnent une texture particulière au récit. La sincérité et la vérité de son témoignage s'en trouvent renforcés.
Mais Jeanine c'est aussi un autre regard sur les évènements du passé. À Alger, le 26 mars 1962, elle participe à cette grande manifestation devenue émeute. Elle réfléchit à peine et se jette à terre avec deux enfants. Elle les assomme puis les « barbouille » de sang pour les protéger. Elle explique que dans la foulée une balle ricoche sur sa main et lui sectionne trois tendons. A cause de cet accident on comprend qu'elle ne pourra plus jamais pratiquer la natation comme avant mais on ne le réalise que quelques chapitres plus tard. Puis on lui découvre également un rôle particulier dans la cause des prostituées. Porte-parole, sous le pseudonyme d' « Isa la suédoise » (à cause de sa perruque blonde), présente à de multiples conventions, interviewée par nombre de journalistes... Jeanine se bat pour que ces femmes puissent être « libres d'être des femmes comme les autres, des citoyennes respectées, considérées ». Elle raconte même avoir retrouvé le corps mutilé d'une jeune prostituée et repéré son meurtrier grâce à sa voiture.
Au fil des pages la distance entre elle et nous s'amenuise. On a peine à croire tout ce que l'on vient de vivre et pourtant tout cela est bien réel. Matthias Picard, de façon délicate et sensible, nous dessine d'un trait maladroit les visages et les paysages. Ce monde de papier est-il vraiment celui de Jeanine? Elle-même ne peut pas s'empêcher de plonger le nez dans les cases et d'observée, émue : « C'est vraiment ça... ».
Picard Matthias, Jeanine, L'Association, col. Ciboulette, 2011. 18€
Nathalie Bonhomme, L1 Humanités.