Comme dans beaucoup de domaines, la littérature a ses zones d’ombres. L’une d’entre elles consiste à faire appel à un écrivain caché, un « nègre », qui rédige le livre d’une autre personne, célèbre le plus souvent. Cette pratique est de plus en plus répandue par un monde médiatisé et par l’argent qu’elle rapporte aux maisons d’édition. Pour mieux comprendre en quoi consiste ce travail, j’ai interviewé un « nègre », historien de métier, qui a écrit plusieurs ouvrages historiques salués par la critique. Son nom ne sera pas mentionné pour conserver le secret de sa participation à cette activité. De même, l’anonymat des personnalités évoquées a été respecté.
L.P. : Comment es-tu devenu « nègre » littéraire ?
X. : Je finissais ma thèse de doctorat en histoire et j’avais besoin de 5000 francs pour faire des photocopies des exemplaires de ma thèse. J’avais un copain qui était « nègre » et qui m’a dit qu’une grande actrice française sortait un livre et qu’elle avait besoin de quelqu’un. C’était une anthologie des plus belles chansons d’amour où il fallait choisir une cinquantaine de chansons avec des thèmes particuliers articulés en chapitres et faire une introduction d’une quarantaine de pages sur ces chansons. Ça a commencé comme ça et comme l’expérience s’était mal passée, j’avais décidé de ne plus jamais en refaire.
Mais après, auprès d’une autre personne des médias, parce qu’elle était parfaitement gentille et que ça s’est très bien passé, c’est une expérience qui a été renouvelée avec un deuxième livre, et un troisième en projet. C’est plus une histoire de collaboration entre deux personnes qui font un ouvrage qu’un rapport de maître à esclave, à l’inverse de ma première expérience.
Pour ma deuxième expérience, j’ai été contacté par l’intermédiaire d’un éditeur, un directeur de collection qui m’a expliqué que la personne avait écrit beaucoup mais qu’elle n’avait pas le temps de finir. Les délais étaient déjà extrêmement avancés. C’était au mois d’avril et le manuscrit devait être rendu au mois de juin. Il m’a expliqué que cette personne avait besoin d’aide pour éclaircir et corriger le contraste. Le jour où j’ai rencontré la personne en question, je me suis aperçu qu’elle n’avait pas travaillé du tout et qu’elle attendait tout de moi. Il a fallu faire un livre en deux mois, comme c’est souvent le cas pour ce genre de livre. Pour la plupart, ces livres sont des documents ou biographies, de gens qui ne sont pas directement des écrivains, mais des journalistes, des gens de télévision, des comédiens. Ce sont des gens annexes à la littérature, mais qui l’utilisent pour faire croire qu’ils ont quelque chose en plus à dire et qu’ils n’existent pas seulement par le biais d’une émission, d’un film, d’un spectacle ou d’une image show-biz ou politique…car il y a plein de politiques aussi. Et aujourd’hui, de plus en plus, ils utilisent des « nègres ». Alors qu’avant il suffisait d’une pleine page dans Le Figaro ou le Monde pour explorer une idée, aujourd’hui, ils font un livre. Et ce livre, ils n’ont pas le temps de l’écrire comme ils n’avaient déjà pas le temps d’écrire l’article. C’était, en général, le secrétaire qui le rédigeait. De nos jours, il leur faut un livre car c’est plus rentable. Ils passent dans des émissions télévisées, ils ont un article dans les journaux, une chronique dans les radios, là où autrefois ils n’avaient qu’un article dans Le Monde ou Le Figaro pour un jour seulement. On peut prendre l’exemple du maire de Paris qui écrit un livre révélant qu’il ne sera jamais père. Ce livre n’a aucun intérêt en soi, mais c’est un coup de publicité car tous les médias en parlent et ça lui rapporte de l’argent.
L.P. : Pourquoi choisir ce travail de « nègre » ?
X. : C’est un exercice complètement alimentaire où je gagne de l’argent rapidement sans me prendre la tête. Cela dit, ça apprend aussi à écrire différemment. Puisque ce n’est pas mon livre, je ne m’investis pas autant, je suis plus désinvolte. Cette désinvolture m’a servi à écrire plus vite pour moins me remettre en question, moins douter. Comme ce sont des livres qui doivent être écrits rapidement le contenu n’est pas essentiel. L’important, c’est que le livre sorte avec le nom de la personne sur la couverture pour tel événement ponctuel en général. Ce n’est pas de la littérature qu’on fait, on leur fait la page. On ne cherche pas à faire Balzac, on ne cherche pas non plus à montrer le meilleur de soi-même, on se protège en ne se donnant pas entièrement car ce n’est pas notre livre. On ne va pas aller au fond de nous. Et comme l’autre n’est pas capable de faire le bouquin, il se contente de ce qu’on lui propose.
La qualité est souvent médiocre, mais quelque part ça apprend aussi à écrire plus vite, à être plus efficace. C’est un bon exercice finalement.
L.P. : N’as-tu pas un pincement au cœur de voir un autre nom que le tien sur le livre que tu as écrit ?
X. : Je l’ai eu pour le premier, le livre de l’actrice, car elle a été tellement détestable au moment de le faire, que j’ai eu du mal à la voir au cercle de minuit présenter son livre en formulant tous les mots que les romanciers peuvent dire parfois, sur l’angoisse de la page blanche, la douleur de l’écriture, la difficulté de choisir le mot juste pour bien exprimer l’idée. La voir utiliser son talent de comédienne pour jouer à l’auteur pour ce livre qu’elle n’avait pas écrit et peut-être même pas lu, ça m’a fait mal. C’est surtout parce que j’avais trouvé cette femme monstrueuse, et humainement, notre rencontre s’était très mal passée.
Pour les autres livres, c’était différent parce que je l’ai fait comme on fait un travail un jour parce qu’on a besoin d’argent pendant quelques semaines, mais on le fait comme ça. Ce n’était pas ma vie, ce n’était donc pas grave. Pour le livre de l’actrice, comme c’était mon premier livre publié et que c’était un travail de « nègre », ça m’a fait mal. Pour les suivants, comme j’en avais publié d’autres et que je continuais à publier, j’existais au moins dans mon métier avec mes livres. Dès lors, ce n’était plus grave de donner un coup de main à quelqu’un et j’étais même heureux que les livres marchent. D’autant qu’humainement, ça se passait bien.
L.P. : Quelle part de ton temps réserves-tu, pour écrire un livre, en tant que « nègre » ? La maison d’édition te laisse t-elle suffisamment de temps ?
X. : En général, je coupe la moitié de la journée. Je vais donner le matin pour écrire le livre d’un autre et je réserve l’après-midi pour mon travail. Sachant que ce sont des journées de 10h. Il est arrivé qu’une fois, pour la biographie d’une personne qui venait de mourir, je doive tout arrêter pour ne faire que ce livre pendant six à huit semaines.
L.P. : Existe t-il une collaboration entre toi et la personne pour qui tu écris le livre et sous quelle forme intervient-elle ?
X. : Dans un premier temps, je fais les recherches, le plan et je rédige les chapitres. Après, ça dépend de la personne. Certaines attendent que tout soit fini pour lire le livre. D’autres lisent les chapitres au fur et à mesure en rajoutant des mots et des expressions à eux, ce qui permet de personnaliser un peu le livre et qu’elles se réapproprient un peu le texte. Au bout d’un moment, quand j’avais appris les expressions de la personne, je les remettais et le travail allait un petit peu plus vite encore.
Pour prendre connaissance des souvenirs, la personne fait parvenir des cassettes la plupart du temps. C’est à moi de les retranscrire, ce qui est long et fatigant. Il faut les habiller, les couper quand c’est trop long et négocier avec l’auteur officiel quand il veut absolument que tel souvenir soit dans le livre alors que ça n’a aucun intérêt ou lui demander de développer davantage quand elle est allée trop vite.
L.P. : Je suppose que tu es tenu au secret professionnel à la signature du contrat ?
X. : On ne m’a jamais fait signer de contrat, même si certains le font.
Il n’y a donc pas vraiment de secret sauf dans le cas d’hommes ou femmes politiques. Ils prétendent écrire des livres d’histoire, des biographies ou des livres politiques aussi. Dans ces cas-là, il y a secret et donc, un contrat de confidentialité. C’est souvent un auteur de la maison d’édition qui publie le livre qui l’écrit. Mais pour ma part, je n’en ai jamais eu. C’est un contrat moral et sans obligation non plus de le respecter. Il y avait un accord tacite entre l’auteur officiel, moi, les éditeurs et correcteurs de la maison d’édition.
L.P. : Pour ce travail, es-tu rémunéré de la même manière que pour tes propres livres avec un pourcentage sur les ventes du livre ou es-tu payé de façon forfaitaire ?
X. : La rémunération peut se négocier de mille façons. En cas de contrat avec la maison d’édition, il y a un pourcentage sur le livre, de 3 à 5%, avec une avance en général dans le cas d’un contrat d’auteur. Sur tous les contrats de confidentialité, il y a des pourcentages.
Quand ce sont des contrats moraux, c’est souvent l’auteur présumé qui négocie un contrat avec l’éditeur et qui donne au « nègre » une partie main à la main qui est déclarée grâce aux sociétés des maisons d’éditions. La plupart du temps, c’est présenté à la société comme un travail de recherches pour d’autres choses, pour qu’il n’y ait pas vraiment de traces du travail d’écriture.
L.P. : Quel genre de livres as-tu eu à traiter ?
X. : Les personnes pour qui j’ai écrit étaient toutes des personnes de la télévision pour qui il fallait écrire des souvenirs et des biographies.
L.P. : Y a t-il des maisons d’éditions spécialisées dans ce genre d’ouvrages ?
X. : Certaines maisons d’éditions sont plus spécialisées que d’autres dans ce genre d’ouvrages. Les éditions Michel Lafon, Jean-Claude Lattès, Albin Michel, Fayard, Plon ou XO en publient beaucoup. On en trouve plus difficilement dans les maisons d’éditions d’histoire spécialisées, même si on y trouve des hommes politiques qui ont publié des livres d’histoire qu’ils n’ont pas écrits, comme c’est le cas chez Perrin. Il en est de même chez Flammarion.
L.P. : Pourrais-tu écrire un livre pour n’importe qui ?
X. : Je n’ai jamais voulu faire d’hommes politiques parce qu’il y a 90% des hommes politiques qui n’écrivent pas leurs livres, faussant ainsi leur image. Ils nous font croire que ce sont des hommes surpuissants, puisqu’ils sont capables de trouver du temps pour faire de la politique et écrire des livres. Je n’ai jamais voulu participer à ça parce que c’est scandaleux.
Comme je n’accepte pas de participer aux livres de ceux qui ne vivent que de leur image d’auteur sans avoir jamais écrit un seul livre.
Je ne le fais que pour ceux qui existent autrement, c’est à dire qui sont reconnus pour leur vrai métier. Le fait qu’ils fassent un livre n’a pas de conséquence sur leur carrière et il n’y a pas d’impact sur la littérature française. Faire un livre pour quelqu’un qui est brillant ailleurs, ça ne me gêne pas. Pour moi, il n’y a pas de réelle supercherie. Par contre, dans le cas des hommes politiques, tromper les électeurs, je trouve que c’est grave puisque les gens les croient et pensent que ces gens-là sont surhumains.
L.P. : L’appellation « nègre » en littérature a une connotation péjorative. Quel autre nom donnerais-tu à cette activité ?
X. : Le mot « Nègre » désigne l’écrivain de l’ombre. Il est nommé « ghostwriter » par les anglais, ce qui signifie l’écrivain fantôme. L’appellation anglaise est plus juste et l’auteur garde son statut d’écrivain. Dans le mot « nègre », il y a le côté négatif du racisme et de la servitude. Au contraire, le mot doit conserver la considération de ce métier. Quantité de gens ont fait une vraie carrière dans ce travail et beaucoup d’écrivains, très connus aujourd’hui, ont fait les « nègres » d’hommes politiques en préparant les discours, comme Laure Adler.
L.P. : As-tu une anecdote en tant que « nègre » à raconter aux élèves d’Humanités ?
X. : Pour le livre de notre grande actrice nationale, on avait terminé le manuscrit avec les chansons, les textes, les illustrations. Et comme c’était un livre qui parlait d’amour, il fallait un peu d’érotisme. C’était déjà une femme d’un certain âge à l’époque et qui avait mené une vie de patachon lors de sa vie de comédienne et qui, lors de notre entrevue, montrait des élans de pruderie insupportables.
J’étais chez elle, un lieu rempli de photos d’elle et de miroirs. Avec elle, il y avait une femme de chambre et son secrétaire. Dès son arrivée, j’avais eu le malheur de l’appeler « Madame », ce à quoi elle m’avait répondu « Mademoiselle, je ne suis pas mariée avec mon père ». Elle a commencé à regarder le texte. Dans sa cassette où elle avait parlé des chansons de son enfance, elle précisait vouloir voir apparaître dans le livre la phrase : « J’entendais l’eau tintinnabuler contre les rochers ». J’avais changé le « tintinnabuler », ce qu’elle refusait. Je lui avais donc précisé que seules les cloches tintinnabulent. C’était ma deuxième erreur. Elle a commencé à piquer un fard, pensant que je la prenais aussi pour une imbécile. Après, elle s’est vengée pendant les deux heures où elle regardait chaque chanson en estimant que ça ne valait rien. Il en a été de même pour les dessins jugés vulgaires. À un moment, ce fut le tour d’un dessin d’André Masson représentant un pénis en fleur, qui ne se voyait pas au premier coup d’œil, il fallait vraiment bien regarder le dessin. N’ayant pas fait attention, elle a déclaré : « Ah ça c’est mieux ».
À la fin du rendez-vous, elle était très en colère, elle disait que ça ne lui correspondait pas et qu’elle ne voulait pas signer un livre aussi vulgaire. Elle avait décidé de rompre le contrat. Elle s’en fichait puisque le lendemain, elle allait tourner dans la série américaine « Urgences ». Finalement, Mademoiselle n’a pas tourné dans la série car elle n’a pas obtenu tout ce qu’elle désirait et donc elle avait un débit de contrat énorme à payer. Elle devait aussi rembourser l’avance du livre qu’elle avait déjà touchée. Elle a tourné un film en vitesse pour combler le débit de la série. Et quand elle est rentrée à Paris elle n’avait plus d’argent pour payer le débit du contrat. Finalement elle a téléphoné à la maison d’édition pour dire qu’elle le faisait et l’acceptait sans retouches.
Lucie PITZALIS (L1)
Pour approfondir ce sujet, trois témoignages sont parus :
-«Roman nègre», de Dan Franck. Editions Grasset.
-«Politiquement nègre», d'Éric Dumoulin. Editions Robert Laffont.
-«Enfin nue. Confessions d'un nègre littéraire», de Catherine Siguret. Editions Intervista.
7 comments
J'étais loin de me douter que "le travail de l'ombre" ressemblait à ça. C'est très instructif, merci !
Merci pour cet interview très intéressant: c'est une très bonne idée de donner ainsi la parole à un de ces écrivains de l'ombre...
Je n'ai pas vu "Roman de gare".
En effet, ça n'a rien d'étonnant. Cette semaine encore, j'ai parlé avec un auteur qui va prendre un nègre pour écrire un livre qu'elle aimerait écrire, mais sa maison d'édition attend d'elle d'autres livres et face au peu de temps qu'elle a pour les écrire, ce n'est pas envisageable. Les auteurs doivent sortir un livre tous les ans et être rentable pour la maison d'édition. La qualité de l'écriture passe après l'argent. En demandant à un nègre de faire son livre, elle est sûre de faire un bon chiffre d'affaire car elle a déjà un nom. Mais je suis d'accord, c'est lamentable!
Je ne sais pas si vous connaissez le film "Roman de gare" de Lelouch, ça présentait vraiment une vision totalement différente, et sans doute très fictive. C'est formidable d'avoir pensé à écrire un article sur ce sujet, Lucie, c'est très instructif et intéressant!
Excellent, Lucie !
Ce n'est, après tout, pas étonnant. Du moins pour les hommes politiques, acteurs, etc. Ca parait en efft invraisemblable qu'ils trouvent le temps d'écrire de telles biographies ou témoignages. Vous avez lu des témoignages? Qu'apportent-ils en supplément ?
Affligeant. Je hais cette société (oui, certes, ça fait cliché, mais c'est tout de même la réalité).
Cet article est une merveille! Vraiment très très intéressant!
Ou comment découvrir le dessous de la couverture de papier glacé...
Merci beaucoup Lucie!