Festival Sens Interdits "une tranche de vie passée et vécue en communauté"

Le festival « Sens interdits » à Lyon est un festival de théâtre international. Il fêtait son dixième anniversaire lors de sa dernière édition en 2019. C'est une biennale, la prochaine édition (on l'espère …) se déroulera en octobre 2021. Le directeur Patrick Penot, ancien co-directeur du Théâtre des Célestins, qualifie ce festival d'éclectique, citoyen et engagé*, trois adjectifs qui donnent le ton de cet événement théâtral.

La naissance du projet date de 2008. La ville de Lyon était candidate au titre de « capitale européenne 2013 ». La mairie lance alors un appel à projets auprès des structures culturelles municipales. Le théâtre des Célestins, et Patrick Penot en particulier, propose deux projets, dont celui du festival « Sens Interdits » qui a été retenu par la ville.

*http://www.loeildolivier.fr/2019/10/sens-interdits-lurgence-au-coeur-de-la-creation/

 

  • Un festival de théâtre engagé : des ambitions politiques et sociétales.

 

Les ambitions de ce projet s'inscrivaient d'une part dans un profond désir de faire circuler plus largement et plus librement des artistes et des œuvres dans une Europe qui ébauchait déjà une certaine tendance à se replier sur elle-même...

D'autre part, Patrick Penot avait la volonté d'organiser et de créer un réseau de partenaires le plus large possible sur le territoire de la métropole. Dès 2011, la Croix-Rousse et Vénissieux se sont impliqués dans le festival. Désormais, le festival compte 17 lieux partenaires sur tout le territoire notamment le Toboggan, l'ENSATT, les Ateliers Frappaz, le Radiant-bellevue et 13 autres.

Un autre objectif très important de ce projet était d’identifier un public qui, pour différentes raisons, n'a pas ou peu de pratiques culturelles, ou qui en est exclus pour des raisons linguistiques, économiques ou géographiques. Pour ce faire, les organisateurs ont travaillé avec plus de 250 associations afin de mieux appréhender et comprendre le territoire. Pour l'édition 2019, 42 % du public avait moins de 26 ans, le festival a mis en place une politique très active afin d'arriver à ce taux, qui est très élevé pour un événement de théâtre.

Enfin le dernier objectif à travers la programmation était d'ouvrir vers une acceptation de la diversité, de la différence et de la tolérance. Par ailleurs, trois autres mots régissent le choix des spectacles présentés : identités, mémoires, résistances. Et à chaque édition son fil rouge ; pour les 10 ans du festival, les principaux thèmes abordés étaient le monde du travail, les femmes en résistance, les exils et les conflits. Ainsi, en 2019, c'est plus de quinze spectacles présentés, dans plus de dix lieux culturels de la métropole lyonnaise. Des compagnies venues des quatre coins du monde : Russie, Pologne, Syrie, Burkina Faso, Kosovo ou encore le Rwanda*. A chaque édition, des grands noms de la mise en scène contemporaine mondiale (comme Milo Rau par exemple) sont programmés ; mais surtout, on y révèle des jeunes créateurs et on assiste à des premières représentations en France. En 2017, au programme, six spectacles présentés pour la pemière fois en France dont une compagnie roumaine avec le spectacle "Amalia respire profondément" d'Alina Nelega et Tudor Lucanu.

*http://sensinterdits.org/archives/?sens_evenement_edition=1742&sens_evenement_categorie=spectacle


Amalia respire profondément - Théâtre de l' Elysée - 2017

 

 

 

 

 

 

 

 

  • Un rassemblement réel suscité par des lieux de rencontre et d'échange

 

Au delà de la programmation, ce festival s'inscrit dans une réelle démarche interactionnelle entre tous les acteurs du projet (spectateurs, artistes, organisateurs etc...). Il y a un espace dédié à la rencontre puisqu'un grand chapiteau sur la place des Célestins (en plein coeur de la Ville) est installé durant toute la durée du festival. On peut y manger, acheter des livres, y faire des rencontres. En effet, est organisé dans cet espace des discussions et des débats menés par des troupes invitées, des universitaires ou des intellectuels qui apporteront de la matière, des nouveaux questionnements aux thèmes abordés. C'est un festival où échanger entre spectateurs, artistes, penseurs et organisateurs est essentiel. Au delà de l'expérience théâtrale, ce festival est une expérience sociale, humaine et intellectuelle. On peut assister aux différents débats organisés dans ce chapiteau sans assister au spectacle. C’est un lieu libre où l’on vient entendre des paroles affranchies ou libérées. C'est en réunissant nos savoirs, en discutant ensemble, en questionnant notre rapport à l'autre, au groupe ou à la condition du monde que notre société pourra évoluer.

 

Par ailleurs, beaucoup de « bord plateaux » sont organisés à la suite des représentations, toujours dans une démarche de transmission et d'échange entre spectateurs et artistes. La plupart des compagnies invitées sont très « à l'écoute », sensibles aux retours des spectateurs. Certaines expliquent même que leur création est amenée à évoluer en partie grâce à ces échanges. C'est un festival à taille humaine, où la rencontre est possible, concrète, palpable, contrairement à d'autres festivals qui, pris par le courant de leur succès, ne sont plus vraiment des lieux de partage ou de recherche.

Une citation de Lehmann, écrivain allemand et théoricien du théâtre, donne une définition du théâtre ou plus précisément de l'acte théâtral, la voici :

« Le théâtre n'est pas seulement le lieu des corps lourds, mais également celui du rassemblement réel où s'opère un recoupement original d'une vie à la fois organisée esthétiquement et dans son quotidien bien réelle. (…) Le théâtre signifie : une tranche de vie passée et vécue en communauté par des acteurs et spectateurs dans l'air de cet espace respiré en commun où se déroulent le jeu théâtral et l'espace réceptif du spectateur ». Hans-Thies Lehmann « Le théâtre postdramatique » aux éditions de L'Arche.

Selon mon expérience de spectatrice, cette définition qualifie très justement les intentions du festival Sens Interdits. Un rassemblement réel autour d'un événement théâtral où le dialogue est autorisé voire nécessaire. « Une tranche de vie passée et vécue en communauté » : au festival Sens Interdits on retrouve cette idée de communauté sans sa connotation péjorative d'un sectarisme quelconque. Tout le monde est invité à entrer dans cette communauté éphémère qui existe afin de faire persister le théâtre et les enjeux politiques et sociaux de cet art nomade. En s'attachant au propos de Lehmann, Sens Interdits revient finalement à l'essence même de ce qu'est le théâtre ou de ce qui « fait théâtre ».

 

  • Crise sanitaire : les thématiques de ce festival sont au cœur des préoccupations actuelles.

 

Ce désir de faire circuler plus librement les artistes et les œuvres va être un défi très difficile à relever pour la saison prochaine … Cette crise sanitaire n'a fait qu'intensifier la tendance de l'Europe et de la France à se refermer sur elles-mêmes. En effet, la portée politique et critique de ce festival Sens Interdits reflète extrêmement bien notre actualité. Cette crise sanitaire replace au centre des discussions la question de la libre circulation des personnes et notamment des artistes. Ce festival est on ne peut plus actuel ! Il y a 10 ans déjà que les acteurs de ce festival préviennent d'un repli européen et national. En 2020 et suite à cette crise, ça n'a jamais été aussi vrai...

Si Sens interdits parvient à être maintenu l'année prochaine (ce qu'on espère de tout cœur), il prouvera à nouveau (et encore plus fort) sa détermination à faire circuler l'art et les artistes. Les enjeux politiques et sociaux de cet événement théâtral ne seront que renforcés et les festivaliers seront sans aucun doute désireux de partager une expérience commune, de produire du lien social. Mais, en 2021, Sens interdits ne pourra très certainement pas composer sans interdits.

 

 
 
 
 

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