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Le peintre et son œuvre, entre absence et omniprésence
Klimt semble être le peintre qui ne se représente pas par excellence : il est un homme et pratiquement tous ses sujets sont des femmes, comme s’il voulait s’exclure en tant que membre d’une gente masculine impure et n’ayant pas de légitimité picturale en tant que sujet. Quant l’homme apparaît dans ses tableaux, il représente la mort (souvenez-vous les figures en haut de l’Espoir). Partout ailleurs des femmes, que ce soit pour représenter la vieillesse dans Les Trois Ages de la Femmeou même la folie dans la Frise Beethoven(ici seulement un détail). Mais ! Et l’homme qui étreint la jeune femme dans le Baiser ? Et l’homme, dans la même position, de l’Arbre de vie ? J’y viens : la deuxième figure de l’homme dans l’œuvre de Klimt c’est l’homme en relation à la femme, l’homme qui étreint et qui aime. Cette figure ne vous rappelle-t-elle pas quelqu’un ? Un certain Gustav Klimt par exemple : quelques critiques considèrent en effet que l’homme du Baiser n’est autre que Klimt lui-même qui se serait alors pour la première fois représenté, et l’on peut élaborer la même hypothèse pour l’homme de l’Arbre de vie. Mais alors, Klimt s’est-il représenté ou non ? Ne perdons pas de vue que cela reste une hypothèse mais surtout que les personnages masculins en question sont dans les deux cas positionnés de manière à ce que l’on ne puisse pas voir leur visage, ce qui les rend non-identifiables et ce qui fait d’eux des personnages secondaires. De plus, leur absence de visage se place en opposition aux visages rayonnants des femmes qui les accompagnent. On a donc l’image d’un homme dont la présence est entièrement soumise à celle de la femme qu’il étreint, un homme dans l’ombre de la figure féminine : difficile alors de ne pas voir sous ses traits invisibles le Klimt amoureux des femmes que l’on connait.
Concernant le thème de la figure de l’artiste, l’œuvre d’Egon Schiele prend une toute autre direction : ce qui caractérise la peinture de l’artiste, c’est justement l’omniprésence de ses autoportraits. Cet intérêt pour le « moi » est transmis à travers le pinceau torturé que l’on a jusqu’alors vu chez Schiele : comme s’il voulait se montrer tel un homme lui-même torturé, un homme angoissé par sa propre figure. Peut-être Egon Schiele cherche-t-il en se représentant à s’exorciser lui-même de cette angoisse ontologique qui semble être la sienne. L’autoportrait que je vous propose à gauche de l’article n’est pas un tableau mettant vraiment en valeur cet apparent mal-être, ce besoin d’exorcisation mais nombre des autoportraits de Schiele –dont le tableau à droite de l’article- sont des œuvres presque difficiles à regarder, scènes de masturbation ou représentations d’un Egon Schiele au corps nu et désarticulé : un homme maigre dont le corps évoque à nos yeux modernes des corps meurtris par les conditions de vie d’une Première Guerre mondiale ou même d’une fin de vie en camp de concentration. Souvenez-vous par exemple de l’Autoportrait debout.
Cette fascination par le corps humain dont fait preuve Schiele trouve donc aussi sa place dans les autoportraits qu’il fait de lui-même.Quel sens donner à ces représentations surprenantes du « moi » d’Egon Schiele ? Plusieurs éléments sautent aux yeux : les pauses désarticulées et provocatrices du personnage, sa nudité et parfois même son exhibition sexuelle –il n’hésite pas à tout montrer-, son regard à la fois vide et plein de sens, la taille de ses mains qui semblent elles aussi contribuer à l’expression du personnage (par exemple à travers la position bizarre où il les met dans l’Autoportrait aux doigts écartés).
Tous ces éléments physiques contribuent à donner aux spectateurs une image étrange du peintre : que ce soit par les positions érotiques qu’il prend ou par les postures effrayantes de son corps, l’Egon Schiele physique –du moins dans la représentation qu’il propose de lui-même – fait peur. Cet homme au corps qui semble meurtri et abîmé mais qui assume complètement sa posture et qui en joue sur un ton provocateur n’attendrit pas le moins du monde celui qui voit le tableau. Tout se passe comme si l’artiste voulait éloigner le spectateur ou tout du moins mettre un écart entre sa personne et le regard de l’autre. L’autoportrait apparaît alors comme une sorte d’autre « moi », celui qui s’affirme et qui effraie. Le personnage de l’autoportrait c’est l’Egon Schiele artiste, un reflet physique sur le corps même du peintre de l’atmosphère de mort et de laideur d’un corps humain pourri, thèmes omniprésents dans l’œuvre du peintre. Egon Schiele se peint alors comme il appréhende le monde, ses autoportrait sont marqués par un pessimisme expressif : comme si l’idée avait pris le pas sur le corps physique, l’artiste est le miroir de sa pensée. Cela, bien sûr, ce n’est possible que par la peinture…