Appropriation culturelle et dérive québécoise : le cas SLAV

Appropriation culturelle et dérives du multiculturalisme au Québec : le cas SLAV

 

 “L'idée n'était pas de créer deux camps. C'était vraiment de faire appel à nos sensibilités communes.”  (Véronique Lauzon)

 

Remise en contexte de la polémique SLAV 

 

A l’heure où la représentation des différentes ethnies dans le milieu culturel est souvent questionnée, Robert Lepage et Betty Bonifassi ont dû se confronter à un débat houleux après l’avant-première de leur production SLAV au festival International de Jazz, à Montréal.

C’est en 2018, que SLAV a déchainé les passions au Québec. Les deux producteurs Robert Lepage et Betty Bonifassi partaient pourtant d’une juste intention. SLAV est une création théâtrale qui rend hommage aux esclaves noirs, en interprétant notamment les chants d’esclaves afro-américains. La tourmente s’explique par le casting des comédiennes et comédiens, dans lequel seulement deux choristes noires sont présentes sur scène. Cela donne lieu notamment à la fameuse scène hautement décriée, dans laquelle, on voyait des femmes blanches cueillir du coton, habillées en esclaves.  

“Un théâtre conçu par des blancs, pour des blancs.”

Betty Bonifassi et Robert Lepage 

Cet article s’appuie sur le reportage Entends ma Voix, diffusé six mois après la polémique, sur ICI ARTV. La journaliste Véronique Lauzon et les réalisateurs Maryse Legagneur et Arnaud Bouquet confrontent de manière pacifiste les différents protagonistes, donnant à chacun l’occasion d’exprimer ses regrets et ses espoirs.

Ce documentaire soulève la notion de politisation de l’art, utilisé ici pour dénoncer les dérives du multiculturalisme au Québec. 

Le Québec, une région multiculturaliste ? 

Tout d’abord, qu’est-ce que le multiculturalisme ? Le concept de multiculturalisme au Canada est apparu au cours des années 1960 en opposition au concept de biculturalisme, qui stipule que deux cultures nationales coexistent dans un même pays. En 1971, le gouvernement fédéral adopte sa première politique sur le multiculturalisme, une première mondiale.

“La volonté de reconnaître positivement les différences ethniques au sein d’une société, où l’on souhaite maintenir et assurer un respect et une valeur égale entre les différentes cultures » (Tony Bennett).

En effet, le Canada, de par son histoire très dense, abrite aujourd’hui de nombreuses cultures. Les Autochtones et les Premières Nations font parties intégrante de la culture canadienne. Cependant, ce concept est souvent critiqué au Québec. La culture francophone étant minoritaire au Canada, mais en majorité au Québec, cette région tend à s’identifier davantage à l'interculturalisme. En effet, les québécois souhaitent mettre en place une politique conservatrice, en luttant pour conserver une société en proie à la majorité anglophone. Les groupes ethnoculturels minoritaires doivent donc s’intégrer à la culture québécoise, en intégrant des normes et des valeurs communes. SLAV sert ici de support et d’exemple pour témoigner de "l'illusion du Québec"  

Réalité bafouée : sous représentation des ethnies dans la culture 

Pour rappel, l'appropriation culturelle désigne un groupe majoritaire s’appropriant des biens matériels ou immatériels d’une culture minoritaire sans son approbation ou son consentement. SLAV  a été confrontée à ce sujet très sensible en y représentant des chants d’esclaves noirs, ainsi que des scènes de travail forcé dans les champs de cotons, toutes deux interprétées par une majorité de comédiennes blanches. Les différentes personnes interviewées se disaient choquées et blessées et ont perçu la pièce comme un pillage de leur patrimoine.  

Cette critique dépasse ici la sphère artistique et expose les dérives du multiculturalisme au Québec et la sous représentation des différentes ethnies dans le milieu culturel.  

En effet, Entends ma voix porte les différents témoignages d’une culture maintenue par la majorité blanche et de la sous représentation des minorités dans les médias.

Ce constat prend forme dans SLAV  et s’étend plus largement en rendant le multiculturalisme  superficiel et « exotisme », oubliant les luttes qu'il peut y avoir entre les différentes cultures. Bonifassi n’a pas pensé que la population noire allait se sentir « effacée » et « insultée ». Cette sous-représentation ethnique a provoqué chez cette population de « l’inquiétude », de la « colère » et la volonté de maintenir « sa » culture. Ainsi, chaque culture est représentée et ne devrait pas se soumettre à la majorité. Enfin, nous pouvons ajouter que le terme d’illusion sous-entend que cette culture n’est pas prête à abandonner sa place pour une autre.

“On aimerait pouvoir faire de la pédagogie sans que ce soit à cause d’une crise. Ce qui est important, c’est d’écouter. Quand les gens ont mal, si on méprise leur expression et si on glorifie l’expression de la douleur de leurs ancêtres, c’est une contradiction. La douleur des Noirs, elle n’est pas juste dans le passé fantasmé, dont on extrait des leçons universelles. Cette douleur, elle est présente aujourd’hui, et elle était présente hier soir devant le théâtre.”  Témoignage d’Emilie Nicolas pour Radio Canada. 
 

Politisation de l’art et débat public 

L’art est de nature politique. La polémique SLAV confirme cette affirmation en devenant un “tsunami politique”. De nombreuses manifestations ont eu lieu dans des espaces publics (rues, réseaux sociaux etc…), jugeant la pièce raciste. Cette politisation renvoie également à la notion de pouvoir de représentation qu’évoquent plusieurs personnes interviewées. Il est ici caractérisé comme « énorme », sachant que celui-ci est détenu par la majorité blanche. Différentes actions sont nées pour contrer ce pouvoir et revendiquer une minorité oppressée dans une ville comme Montréal où les cultures et les ethnies sont très diversifiées. Ce fort mouvement d’opposition a particulièrement touché les artistes racisés, jugeant inacceptable d’utiliser l’art comme moyen d’imposer la culture dominante à la minorité.

Par exemple, Entends ma voix  revient sur l’annulation du concert de Moses Sumney, rappeur et chanteur américain qui devait se produire au Festival de Jazz de Montréal. L’artiste explique qu’il ne souhaitait pas être associé à un événement soutenant une représentation en pleine polémique raciste. Ce dernier exemple a été l’élément déclencheur final pour créer un soulèvement de grande ampleur.

Censure artistique : remise en cause de la liberté d’expression ? 

Suite à ces nombreuses protestations et manifestations, la pièce a finalement été annulée après deux représentations. Entends ma voix soulève la notion de censure et rend compte d’une entente commune entre les principaux protagonistes. Même si pour ses défenseurs, cette censure remet en cause la liberté d’expression artistique, cette décision semble nécessaire pour ses détracteurs, permettant l'avancée des mentalités sur le long terme. Robert Lepage voit également cette polémique positivement, comme un carrefour et un lieu de discussion. 

D’autre part, les artistes présents au Festival de Jazz ont soutenu cette cause en créant le mouvement “Do Better”, incitant les politiques gouvernementales à faire plus et mieux, concernant les problèmes sociétaux auxquels font face quotidiennement une grande partie de la population québécoise. 

Entends ma voix a permis à de créer un dialogue sur un des sujets les plus polémique et actuel auquel fait face le Québec et le reste de l’Amérique du Nord. Il a également permis aux organisateurs de la pièce de s’exprimer librement et pacifiquement.

Ce n’est pas la première fois qu’une « crise d’appropriation culturelle » survient. Chaque fois, la société semble évoluer un peu. Il n’y a qu'à penser aux coiffes autochtones interdites dans les festivals de musique ou aux créateurs qui ne font plus de blackface dans les théâtres. 

Cependant, nous comprenons très tôt dans ce film, qu’aucun comédien, comédienne, choriste, producteur.trice, ou metteur.euse  en scène ne pensait faire quelque chose se qualifiant de raciste. Ce dernier point appuie d’avantage sur la domination systématique et inconsciente de la majorité culturelle ainsi que la normalité qu’est devenue celle-ci et le long chemin que nos sociétés doivent encore parcourir.