L'Afghanistan, terre multiculturelle

En mars 2001, les talibans ont détruit les deux statues gigantesques de Bouddhas de la vallée de Bâmiyân. Ces statues fédéraient à la fois les bouddhistes et les musulmans. Les talibans ont justifié la destruction par une argumentation théologique qui est à la base de conflit théorique entre deux grandes orientations de l’Islam : le Sunnisme et le Chiisme.

*la vallée de Bâmiyân

   

*Les Bouddhas de la vallée de Bâmiyân (avant et après la destruction)

L’imaginaire des talibans sous-entend que les deux Bouddhas représentaient une conception du rapport de l’homme au réel et au spirituel qui, selon les points de vue théologiques, étaient inacceptables. Les bouddhistes n’étaient plus là en termes de religion en Afghanistan, mais ils n’en demeuraient pas moins présents au niveau de l’imaginaire : la pensée des bouddhistes a été l’une des cultures de l’Afghanistan du 3e siècle av. J.-C. à la fin du 9e siècle apr. J.-C.. Le multiculturalisme de l’Afghanistan a bien existé même si l’enjeu des talibans est d’effacer le souvenir de ce multiculturalisme par la destruction culturelle pour des raisons ethniques, théologiques et politiques

Nous verrons ici les spécificités formelles signifiantes qui prouvent que l’Afghanistan, terre multimillénaire, était jadis une terre ouverte au monde et aux échanges culturels faisant d’elle un pays multiculturel extrêmement riche. Nous verrons ces spécificités formelles signifiantes par l’analyse de trois contextes géographiques significatifs et de leurs artéfacts : la civilisation de l’Oxus, la vallée de l’Indus ainsi que la région de la Bactriane (Gandhara et Mathura).

*localisation de la steppe eurasienne

L’Afghanistan est un pays situé dans plusieurs ensembles géographiques : le Moyen-Orient, mais aussi l’Asie Centrale. Les Arias de la steppe d’Asie centrale sont descendus par la Mer Noire et le Caucase et ont rejoint l’Iran actuel autour du 4e millénaire av. J.-C.. Ils ont ensuite migré à l’est, on les retrouve dans le nord-est de l’Afghanistan (2700 av. J.-C. à 2100 av. J.-C.). Ces Arias s’installent dans cette région et vont développer la civilisation L’Oxus qu’on appelle aussi le complexe archéologique Bactro Margien. C’est l’une des plus anciennes cultures de l’Afghanistan. La présence des Arias en terre afghane a permis de développer deux choses : la technique de fonte à cire perdue ainsi qu’un imaginaire lié à la mythologie animiste

*hache cérémonielle en argent massif et doré à l’or fin — civilisation Bactro Margien — fin du 3e millénaire av. J.-C.

Prenons l’exemple de l’artéfact de la hache cérémonielle en argent massif et doré à l’or fin : on y retrouve une représentation anthropomorphique du corps, une figuration thérianthrope ici ornithologique qui situe l’homme dans une relation privilégiée avec l’univers mental des oiseaux, du vol, du déplacement dans l’air. Cette représentation hybride du « maitre des animaux » situe le pouvoir de l’homme, sa puissance dans une relation exclusivement terrestre elle est considérée comme étant totalement blasphématoire, car elle exclut l’idée que l’homme se définit uniquement par rapport à une transcendance à Dieu. 

  

*Le couteau de Gebel el Arak, ivoire d’éléphant — fin Nagada II — vers -3300 av. J.-C.

Il est intéressant de mettre en relation cette thérianthropie avec l’artéfact égyptien le couteau de Gebel el Arak (couteau rituel - 3300 av. J.-C.). On y retrouve la maitrise de la puissance du règne animal. C’est l’une des plus anciennes représentations du pouvoir. Nous pouvons constater que 1 millénaire avant la hache cérémonielle, cette relation imaginaire au monde animal est déjà déterminante politiquement. Les steppes de l’Asie centrale vont développer une spécificité formelle signifiante de la thérianthropie du vol, du déplacement dans l’air, caractéristique du chamanisme. Ces cultures chamaniques ont toutes en commun de définir le pouvoir du chef à cette aptitude du déplacement aérien. On retrouve également cette spécificité formelle en Égypte. 

*sceau-cylindre — Uruk -3500 av JC

Si l’on quitte l’Égypte pour aller observer le sceau-cylindre (3500 av. J.-C.) en Mésopotamie on constate également que l’iconographie, l’imaginaire de soi en tant que chef est rendu visible, non pas par une conception anthropomorphique du pouvoir, mais par une conception thérianthropique qui va associer, parmi le règne animal, les plus puissants des animaux (lions, bovidés, cervidés) avec des caractéristiques, des spécificités formelles signifiantes humaines comme la bipédie. 

La thérianthropie a circulé sur ces trois territoires. On peut le mettre en relation avec la migration des Aryas : l’origine de l’emplacement des Aryas se situait en Mésopotamie autour du 4e millénaire av. J.-C. (-3500 av. J.-C.) avant de s’installer dans le complexe archéologique Bactro Margien. Elle rend visible l’imaginaire de l’intentionnalité de l’homme qui se définit à la puissance de l’animal (d’abord le maitriser puis le tuer).

Pour contextualiser ce multiculturalisme rayonnant, nous allons également analyser un artéfact du sud-est de l’Afghanistan dans la civilisation de l’Indus. Dans la cité principale de Lohumjo Daro, nous avons trouvé des artéfacts qui ont permis de reconstituer l’univers mental, l’imaginaire culturel de la civilisation de l’Indus. 

   

*sceau de Mohenjo Daro – 3e millénaire av. J.-C.

Le sceau de Mohenjo Daro (2600 av. J.-C.) a été réalisé par des artisans de la civilisation de L’Oxus et trouvé dans la civilisation de l’Indus, les échanges culturels sont importants. Le même motif revient toujours : un être hybride dont la tête a une spécificité, ici une coiffe de bovidé. On retrouve également le culte du corps à corps entre l’homme et l’animal avec une aptitude physique égale. Les spécificités formelles de cet artéfact nous prouvent que l’émergence d’une philosophie de la maitrise de soi s’est développée plus de 1000 ans avant l’apparition du Shivaïsme qui va, lui-même, donner l’Hindouisme duquel apparaitra autour du 5e siècle av. J.-C. le Bouddhisme. Sur cet artéfact, nous retrouvons les spécificités formelles signifiantes suivantes : un visage tricéphale coiffé d’un trophée bovidé, un anthropomorphe, un maitre des animaux entourés de 4 animaux : un buffle d’eau, un rhinocéros, un éléphant et un tigre. Les animaux ne sont pas menaçants (hormis le tigre). L’homme ne les touche pas, ne les tue pas, il est en position assise sur ses propres jambes, plantes de pieds contre plantes de pieds, les orteils sont torsionnés à 90 ° pour être vers le sol. Cette posture se nomme mulabandha assana. Le shivaïsme est une proto philosophie du yoga qui s’accompagne de l’idée que l’autorité, le pouvoir ne dépend pas seulement de l’acte de tuer les animaux, mais il provient d’une maitrise de soi, d’une domination de ses propres pulsions (pulsions de la peur). Shiva en est la divinité d’élection. Ce sceau nous montre que dans une même région du monde : l’Asie centrale, l’Iran, La Mésopotamie, l’Égypte ; une conception du rapport de l’Homme au monde des animaux voit le jour tout en se déclinant de manière spécifique. Il nous prouve également que la vallée de l’Indus est liée à Shiva qui est qualifié de « seigneur gardien des animaux ». Toutes ces civilisations avaient conçu ce rapport avec le maitre des animaux.

*Bouddhas de la vallée de Bâmiyân (avant destruction)

Il y a une absence d’iconicité anthropomorphique (de la représentation) du Bouddha qui va perdurer jusqu’au 1er siècle av. J.C. Contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est pas en Inde que vont apparaitre les premières représentations anthropomorphiques de Bouddha, c’est encore une fois sur le territoire Afghan. Les grecs et les bouddhistes sur la terre afghane inventent plusieurs façons de donner une forme anthropomorphique au Bouddha. L’arrivée des Grecs en Bactriane autour de 329 av. J.-C. introduit leur philosophie du Beau, leurs croyances et surtout leur esthétique. Cela va se déployer en Bactriane, mais aussi au Ghandara et dans la Mathura. Les Grecs vont y développer leurs arts, mais en particulier le concept du Beau qui va inspirer l’imaginaire du corps du Bouddha. Il y a eu une rencontre philosophique extrêmement féconde entre l’image que les grecs se font de notre humanité et l’image que les bouddhistes se font de la recherche de l’harmonie du corps et de l’esprit à atteindre (l’extraction des désirs, le Nirvana). 

Les Bouddhas de la vallée de Bâmiyân détruit en mars 2001 étaient des Bouddhas Vairocana (bouddhas faiseurs de lumière). Ils avaient une forme, une matérialité, une image. On sait que les visages amovibles étaient remplacés aux solstices d’hiver et d’été et aux équinoxes de printemps et d’automne, les visages devaient manifester le Bouddha absolu, il y en a un qui était recouvert de millier de feuilles d'or pour représenter l’illumination intérieure et cet état ultime du Bouddha, ce corps d’éveil. Le Bouddha a des gestes extrêmes et précis comme la mudra abhaya (le geste de l’absence de crainte pour tous ceux qui passent en dessous [bras droit]) et la mudra varacania (geste du don/le fait de donner [bras gauche]). Avec ces gestes, le Bouddha désigne la terre, mais ne désigne pas le ciel (aucun dieu) il est en train de dire que pour devenir un être de lumière il n’est pas passé par des lois divines ou des lois d’État.

En conclusion, on ne peut pas donner le nom de « terre pure » à la terre afghane. L’Afghanistan est une terre où il y a eu des alchimies culturelles, elles ont produit des artéfacts et un imaginaire de l’Humain et de sa relation avec le divin, faisant de cette terre une terre ouverte au monde et aux échanges culturels. Elles ont apporté l’imaginaire de la thérianthropie, du maitre des animaux, l’émergence d’une philosophie de la maitrise de soi, du Shivaïsme et enfin du Bouddhisme. 

Les talibans et l’État islamique continuent leur nettoyage culturel afin de supprimer ces différences culturelles qui ont cohabité ensemble si longtemps et d’imposer le Sunnisme comme orientation religieuse.