Incident
“Je considère Incident comme le reflet de ce qu’on est en tant que société”
Incident, documentaire expérimental américain en couleur de 29:49 minutes, a été programmé par plusieurs festivals en 2023 en Europe, notamment à l’occasion de la compétition internationale des Moyens et Courts Métrages Visions du Réel à Nyon, en Suisse. Très bien accueilli par la critique, il revient désormais sur les écrans new-yorkais du 13 au 15 novembre 2023, au Village East by Angelika. Quelle réception lui réservent les États-Unis, où le sujet est de toute évidence plus sensible ?
À la suite de la mort de Laquan McDonald en 2014 à Chicago, abattu par le policier Jason Van Dyke, éclate un mouvement social d'ampleur qui mène au port obligatoire de bodycams pour la police locale, notamment grâce au travail de Jamie Kalven au sein de l’Invisible Institute, institut journalistique implanté à Chicago. 4 ans plus tard, dans la même ville, un homme du nom de Harith Augustus est fusillé par la police dans la rue. À travers un montage composé de vidéos de surveillance de la police et de la voie publique, Bill Morrison reconstitue le déroulement d’un ‘incident’ qui prend très vite les allures d'un crime avéré. Dans l'État d'Illinois, le port d'armes est soumis à une autorisation spéciale. Sous prétexte que sous la veste de la victime apparaisse la forme d’une arme, le policier l’attrape et lorsque Harith Augustus se débat et tente de fuir, il tire. Entre justifications vaines et altercations, ce documentaire expérimental se fait témoignage objectif d'une scène de crime en donnant à voir chaque version des faits.
Le message du film est exprimé entièrement par sa forme visuelle. Ni mystère, ni rédemption, ni compensation par la justice à l’écran : seule apparaît la réalité brute en temps réel. L’écran est divisé en plusieurs séquences : cette technique est aussi connue sous le nom de split screen. Le montage en écran divisé permet de suivre plusieurs intrigues en même temps, sous différents angles, de façon plus fluide qu’un support papier ne le permet. Sur un écran apparaît la partenaire du policier qui a tué Harith Augustus. Elle ne fait que répéter à celui qui a tiré 5 fois fois sur le passant qu’il les a sauvés d'un danger imminent. Il n'a décidément rien à se reprocher, et toutes les raisons d’être porté en héros. La police trouve un élément de défense en accusant a posteriori Harith Augustus d’une attaque qui n’a jamais eu lieu. À travers ces récits subjectifs se profile la couverture institutionnelle d’un crime policier.
Le seul endroit où Bill Morrison intervient et tire les ficelles, c’est dans le choix de ce qui est montré. L’enjeu du médium artistique est au centre de la démarche politique. Suite au drame, des passants se rapprochent de la scène de crime et lancent aux policiers : "Pourquoi vous avez besoin de ce ruban jaune ? Vous savez ce que vous avez fait…”. La victime reste visible tout le long du film, du moment de l’altercation avec la police au transport de sa dépouille dans l’ambulance. Il y a toujours un plan où apparaît le cadavre, statique, au milieu de la foule. Le titre prend alors tout son sens : sa mort est un événement {incidental} secondaire. Le corps d’Augustus gît par terre dans l’indifférence générale, à quelques mètres des policiers qui discutent entre eux sans s’en soucier le moins du monde.
Le fait de se retrouver face à un même récit continu démultiplié, avec des sons qui se chevauchent, peut avoir un effet anxiogène sur le spectateur et le rendre vulnérable. Le format témoigne de la confusion et du chaos ambiant. On ne sait plus où donner de la tête : où regarder, que lire, qu’entendre - sur quoi porter son attention. La perception du temps paraît déformée. Tout se passe à une vitesse folle. Le drame a lieu aussi vite qu’il est balayé ensuite par la police. D’une seconde à l’autre, Augustus gît mort par terre. Et pourtant, ce cadavre a quelque chose d’infini car il est toujours là, à l’écran, il semble arrêter le temps.
Le policier responsable de sa mort sera suspendu deux jours. Quelque part, Bill Morrison fait le travail d’une police et d’une justice qui ont perdu le sens de leur devoir : protéger et servir les citoyens. Alors il mène l’enquête, rassemble les faits et les preuves : ce ne sont certainement pas les preuves qui manquent. Si le rôle de la police est interrogé, celui de l’artiste l’est également. Doit-il s’engager ? Servir à son tour à visibiliser l’injustice ? Bill Morrison dit : “Je considère Incident comme le reflet de ce qu’on est en tant que société”. Il en fait le portrait du racisme systémique aux États-Unis et questionne les tensions qu’engendrent le droit au port d’armes.
Il existe différentes manières de raconter l’incident, mais rien ne peut expliquer la contradiction d'un pays autorisant le port d'armes à ses citoyens tout en les redoutant et les confrontant pour cette même raison.