SIBEL - UNE HISTOIRE D'ÉMANCIPATION

Le film Sibel, réalisé par Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti, est un petit chef d’œuvre méconnu. En effet, dans la stratosphère européenne, ce genre de film n’est pas aussi populaire que les blockbusters hollywoodiens et ne bénéficie pas d’une aussi grande promotion. Pourtant, Sibel fait partie de ces films qui s’inspirent de quelque chose de réel et qui le partagent au monde entier, qui font découvrir des coutumes inconnues des Occidentaux à travers l’histoire d’une jeune fille muette vivant dans un village éloigné. Ainsi le film raconte le quotidien de Sibel, une jeune fille turque qui ne peut pas parler suite à une maladie, dans le village de Kuskoy. Le quotidien de Sibel est difficile, elle n’est pas aimée des gens du village, elle a une vie rude de paysanne de campagne et elle assume toutes les tâches ménagères de la maison car sa mère est morte lorsqu’elle était jeune.  La base du film est assez dramatique, Sibel est une jeune fille solitaire par défaut, et son entourage ne prend pas soin d’elle : son père aime passer du temps avec elle mais la laisse gérer la maison toute seule et sa sœur est très capricieuse. L’intrigue se met en place doucement, afin que le spectateur comprenne bien tous les éléments importants : la place de la femme dans la société turque, la vie des paysans dans cette région, la difficulté de communication de Sibel et le rejet des autres habitants du village envers elle. On découvre alors que Sibel communique grâce à des sifflements, que les autres habitants comprennent très bien. Elle communique grâce à la « langue sifflée », c’est une des dernières traditions agricoles qui subsiste à Kuskoy, et qui servaient aux agriculteurs à communiquer à distance avant l’invention des téléphones portables et des nouvelles technologies.

La culture turque est au cœur de ce film : la langue sifflée en est le parfait exemple. Cette langue n’est plus vraiment pratiquée ailleurs en Turquie, et l’UNESCO l' inscrit à son patrimoine culturel en 1997 pour essayer de la préserver. La présence constante de cette langue dans ce film a quelque chose de magique pour nous occidentaux, Sibel arrive parfaitement à communiquer comme n’importe quel autre personnage, par des petits sifflements, et en regardant ce film avec les sous-titres français, c’est tout comme si elle parlait normalement. La facilité de compréhension et la technique merveilleuse avec laquelle Sibel communique fait de ce film un hommage à cette tradition presque perdue. Bien sûr, tout film turc aujourd’hui contient aussi quelques critiques, et si les deux réalisateurs ont tout fait pour nous faire découvrir une partie joyeuse des traditions turques, certaines vérités ne peuvent être effacées, le sexisme de la société par exemple. En effet, le personnage de Sibel est assez indépendant, elle représente un féminisme grandissant au sein d’une communauté oppressante. Les villageois la détestent d’abord pour sa maladie, ils la rejettent et la maltraitent, et ensuite ils n’acceptent pas qu’elle puisse voir un homme en cachette. C’est là tout le dénouement du film, en essayant de se faire accepter par les villageois, Sibel part en forêt chasser le loup qui terrorise le village, mais à la place elle trouve Ali, un réfugié recherché par les autorités. Il est blessé, et avant que Sibel apprenne qui il est, elle s’occupe de lui et le soigne.

A ce moment-là, j’ai compris que la figure de l’étranger était double dans ce film, il y a d’abord Sibel, étrangère à ses pairs, et Ali, le réfugié menaçant. Il ne connaît pas Sibel, et ne comprend pas la langue sifflée, cela donne à notre héroïne un nouveau départ, une rencontre sans oppression, sans critique. Ali apparaît d’abord comme une figure menaçante, mais nous apprenons alors que son crime est d’avoir voulu échapper au service militaire, à la guerre, il en devient alors une figure pacifique et rassurante, ce qui aide la jeune fille à faire la paix avec elle-même. C’est à ce moment là que j’ai vu Sibel comme un film profondément féministe. L'héroïne fait ce qu’elle veut faire, indépendamment de ce qu’elle devrait faire pour être acceptée par ces villageois sexistes et menaçants. Elle prend des risques mais elle s’ouvre aussi aux possibilités pour qu’elle puisse exister en dehors des traditions et des complications de Kuskoy. Une histoire d’amour se développe entre les deux personnages, mais, contrairement aux romances que l’on voit souvent au cinéma, cette histoire reste centrée sur Sibel, sur ce qu’elle découvre, ce qu’elle ressent. Cette façon de présenter une histoire d’amour est une façon de montrer comment Sibel commence à s’aimer elle-même, elle rit, elle sourit, elle apprend à communiquer sans la langue sifflée, ce qui rend la possibilité de partir de Kuskoy un jour possible.

La spécialité de ce film est qu’il casse les préjugés que l’on peut avoir sur la société patriarcale turque, ici le père n’est pas une figure menaçante ou peu présente, il est le seul «ami» de Sibel, et même s’il contrôle sa maison il n’est pas en fait qu’une figure parentale et non étouffante. Les vraies furies sexistes de ce film ce sont les villageoises, guidées par des siècles de traditions ancestrales et misogynes, ce sont elles qui n’acceptent pas la qualité indépendante de Sibel, ce sont elles qui la battent lorsqu’elles apprennent qu’elle a une relation avec Ali, et c’est même sa propre sœur qui la trahira auprès de ces femmes. Le film dénonce le manque de modernité et le sexisme tout en montrant au téléspectateur que ces violences ne viennent pas seulement des hommes, elles sont ancrées dans le cœur des habitants du village. Sibel elle-même ne cherche qu'à s'intégrer au départ, et c’est là que l’on voit la belle évolution du personnage, elle veut à tout prix rentrer dans la case de la paysanne turque lambda alors que l’on voit bien qu’elle n’est pas comme les autres, et ce n’est pas seulement dû à son handicap. En effet, dès le début on comprend que Sibel a des côtés très masculins, elle chasse avec son père et passe beaucoup de temps avec lui alors que sa sœur, qui est pourtant plus jeune, est déjà promise à un homme, le contraste entre les deux sœurs est net. Malgré sa différence, Sibel veut se fondre dans la masse, on voit bien la douleur qu’elle éprouve à se sentir rejetée, et c’est pour cela qu’elle part chasser le loup dans la forêt, elle espère que les villageoises seront tellement contentes qu’elles l’accepteront enfin. Déjà dans sa décision on observe quelque chose de spécial, de non-conformiste : aucune des femmes du village ne serait allée chasser cet animal toute seule, mais Sibel oui, car elle n’est pas comme les autres femmes.

Ce film est une histoire d’émancipation. Sibel se libère de ces traditions et de ces obligations et se rebelle même contre elles. Elle ment aux militaires, à son père, elle découvre la passion et l’amour, et elle s’accepte enfin comme étant différente des autres. Finalement ce loup qui terrorise la région est une belle représentation de l’héroïne, et en allant le chercher elle se trouve elle-même, sauvage, différente, au milieu de siècles de tradition, et elle réussit à s’en libérer. A la fin du film, Sibel est libre, elle est chez elle dans la nature et non à Kuskoy. Sibel est finalement un film naturaliste, qui parle de séparation et de solitude face aux violences des traditions anciennes, cela peut nous rappeler le film Mustang de Deniz Gamze Erguven. La différence étant que Sibel n’est pas centrée sur l’éveillement sexuel de son héroïne mais sur son éveillement spirituel, avec tout ce que cela comprend.

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