Le standard du “bon père de famille” en quête d’harmoni-canisation : Entre l’arbitraire-peste et le politiquement correct-choléra ou quand le conformisme du droit devient source de contre-productivité et d’insécurité juridiques
“Pourquoi me tuez‑vous? [...] Et quoi, ne demeurez‑vous pas de l’autre côté de l’eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave et cela est juste.” (Pascal, Vanités) Dans la continuité pascalienne dépeignant ici la vanité du droit serviteur d’une justice aussi incertaine que sont fluctuantes les sociétés, l’évocation de la racine anglaise dans l’entreprise analytique du droit américain est pertinente. Cette logique a poussé le juge Schwelb (Thomson v. US, 1988) à s’interroger simultanément sur l’état d’esprit de “l’homme de l’omnibus de Clapham”, anglais, et sur celui de son alter ego américain — jadis, l’"homme raisonnable" — dans une affaire de détention de drogues assez fumeuse pour faire retourner dans sa tombe le “bon père de famille” français. Ces trois terminologies différentes se réfèrent au même standard juridique, quels qu’étaient les faits de l’affaire susmentionnée.
En effet, malgré l’irréaliste rigidité de ce que Roscoe Pound appelle “mesure moyenne de conduite sociale correcte” (The Ideal Element of Law), l’originalité d’un standard juridique est son potentiel d’adaptabilité. L’automaticité de l’algorithme accompagnant le test propre à un standard est humanisé par le juge, bien qu’il qualifiera le comportement de l’administré à travers le puritain prisme du politiquement correct. En ce sens, le juge décide en vertu de cette moyenne sociale particulière cristallisée par les arrêts de principes. Le constat se fait d’autant plus par la comparaison des Etats ayant une même référence juridique théorique, mais manifestant une différenciation dans son application. Ainsi, l’“homme moyen” (Quetelet, Sur l’Homme et le Développement de ses Facultés) auquel se réfèrent les trois standards juridiques évoqués offre en commun un instinct primaire suffisamment refoulé pour agir aussi raisonnablement que l’exige le comportement en société ; et suffisamment développé pour avoir entrepris d’avoir des enfants. Cet “homme moyen” prend autant son rôle paternel à coeur qu'il prend l’omnibus de Clapham — dont la ligne régulière est située dans un quartier réputé familial — pour se rendre honnêtement au travail et subvenir aux besoins des siens.
L’article du Professeur Victoria Nourse de l’Université de Georgetown (After the Reasonable Man: Getting Over the Subjectivity Objectivity Question) — ici point de départ de la comparaison entre la personne raisonnable en common law américaine et en droit civil français — critique le standard au vu de sa dimension tantôt objective (soit générale et impersonnelle) et tantôt subjective, au sens de particularisé ; et encourage son hybridation, c’est-à-dire la mixité du test (Nourse, p.34). Or, si in fine ce qui importe est son effectivité, la dénomination du standard maintient une influence considérable sur son application. Nourse prévient d’ailleurs qu’il ne s’agit aucunement de lutte féministe ou d’attaque contre le terme “man” (homme) quant à l’ancien “reasonable man standard” en common law. Il en est de même dans la présente analyse du bon “père” de famille. Quel est ainsi l’impact de la terminologie employée quant au standard juridique de “personne raisonnable” — désormais uniformisé (Loi du 4 août 2014) — en droit américain et français?
Les domaines juridiques objets de l’analyse dépassent le cadre du droit pénal que favorise Nourse. Ce qui souligne plus encore l’imprévision engendrée par les standards qui, sous la même dénomination, entrainent l’application de règles différentes selon les domaines du droit. En droit américain, la fiction juridique standardisée “personne raisonnable” entretient un obscurantisme si fort (I) qu’il pourrait inciter le droit français à revenir sur le reniement en 2014 du “bon père de famille” (II). L’enjeu est celui de l’insécurité juridique intrinsèque ; et non pas uniquement aux dites expressions, mais au concept même de standard en général. Celui-ci englobe en effet autant de malléabilité que de rigidité, laissant ainsi les justiciables dans le doute constant quant au résultat de la décision les concernant. Mais l’enjeu est double, en ce que l’élasticité du standard concrétise l’aspiration à une justice plus adaptée, davantage personnalisée.
I. La “personne raisonnable” : un standard rationalisé qui entretient l’insécurité juridique en common law américaine
Alors que le test lié au standard de la “personne raisonnable” en droit américain vacille, selon le domaine juridique, entre subjectivité et objectivité, cette dernière l’emporte (A). Pourtant, elle manque d’une clarté qui permettrait l’amoindrissement de l’instabilité décisionnelle (B).
A. Un manque de subjectivité
Nourse souligne qu’un test à portée uniquement objective fait appel à des règles, au sens de norme juridique générale, obligatoire, et surtout rigide. Et ce plutôt qu’à des standards, caractérisés par leur flexibilité. Mais de la fixité découle la neutralité. Ainsi, l’application d’une règle et non d’un standard se traduit souvent par l’absence de personnalisation du droit au fait. Quand une règle est applicable à l’espèce, c’est que l’espèce entre suffisamment dans le moule de la règle pour que leur mariage aboutisse à un jugement concis. La common law américaine bénéficie de l’existence d’un standard de référence quand survient la nécessité de "sentencier" un individu. Ce standard, ici appelé "personne raisonnable", a l’avantage d’octroyer un potentiel de flexibilité au jugement. Néanmoins, la common law ne se prononce pas clairement quant à la possible subjectivité du test pourtant intuitivement lié au concept d’âme raisonnable. L’être raisonnable, ainsi doué de conscience, a un comportement parfois peu prévisible. Le juge Learned Hand rappelle ainsi fameusement que l’analyse du standard sera objective en droit contractuel dans l’arrêt Hotchkiss. Il explique qu’une relation contractuelle sera analysée sous la visière de l’intention connue des parties, au sens de ce qui est objectivement compris et déductible, et non pas au sens de l’intime conviction d’un des cocontractants.
Quand bien même une place pourrait être donnée à la subjectivité, les pans juridiques s’y référant ne l’assument pas pleinement. Le test appliqué sera partiellement in concreto, au cas par cas (Nourse, p.37), mais ne sera pas explicitement évoqué. Ceci attribue ainsi au juge une marge de manoeuvre officieuse et à double tranchant. En droit des torts (responsabilité civile) par exemple, le standard de personne raisonnable s’accompagne d’une duty of care (obligation de diligence). Et alors que la duty se définit clairement par l’exigence du comportement prudent attendu de la personne dans un cas d’espèce particulier, l’application des règles qui entourent la duty est moins limpide. Elle est sujette à l’interprétation des juges, entretenant l’imprévision. La dimension in abstracto, presque indéfinie, du test en common law s’arrête à la carence qu’accompagne son adaptabilité, et la conforte dans son objectivité.
B. Une absence de délimitation claire
Alors que la subjectivité n’est pas ouvertement avalisée en droit américain, l’aspect objectif du standard manque lui même d’une précise délimitation. La duty exige que le requérant agisse plus ou moins “raisonnablement” selon les circonstances (Juge Holmes, The Common Law). On exige ainsi un comportement à la fois qualitativement supérieur et inférieur à une moyenne juridico-sociale standardisée. L’individu ne sait sur quelle référence se fonder. Les attentes du droit américain, quant au sens que l’on donnera au concept neutre de “personne raisonnable”, ne coïncident plus avec l’homme moyen dont elle est la progéniture, à savoir, une conduite évaluable à une moyenne de 5 sur 10, mais plutôt une attitude pouvant vaciller entre 3 et 7 sur 10. Ce qui est juridiquement "malhonnête" et laisse une marge d’appréciation supérieure au juge. Autrement dit, un individu peut officiellement agir en vertu de la norme sociale — c’est-à-dire, de la conduite suffisamment répétée par la majorité de la population pour être qualifiée de modérée, équivalant à 5 sur 10 — mais sera officieusement jugé sur une plus large échelle comportementale, comprenant les attitudes moins généralisées et plus ou moins standardisés, et s’étalant entre 3 et 7 sur 10. La moyenne s’élargit et permet de juger par rapport à une référence peu équilibrée.
Les critères gouvernant le degré de rationalité des circonstances s’accompagnent d’une classification des personnes raisonnables selon le domaine du droit et la catégorie d’individus. Ainsi, la personne raisonnable profane sera jugée selon d’autres critères obscurs de rationalité que la personne raisonnable professionnelle. Et ce à cause des attentes supérieures qu’a la justice quant aux personnes compétentes dans un domaine donné. Mais alors comment éviter que le juge ne soit influencé par le statut d’un requérant professionnel quand celui-ci n’était que civil lors des faits? Il y a des délimitations de longue date quant à la qualification statutaire d’une personne juridique dans un cas d’espèce. Le docteur sera jugé plus strictement face au patient et le commerçant face au client. Mais c’est la négation d’une prise en compte explicite des critères subjectifs catégorisant la personne qui frustre le droit américain face à la marge de manoeuvre subjective que l’on retrouve sous le standard français. Car ils sont semblables au final, mais seulement assumés chez le “bon père”. L’idée étant que les personnes juridiques américaines et françaises sont jugées en vertu des mêmes critères raisonnables, mais ces critères ont le mérite d’être expressément moins indulgents en droit civil français. Ils ne sont pas faussement miséricordieux. Allant plus loin, si la moyenne sur laquelle la personne raisonnable est jugée manque de source juridique, elle se fonde sur la façon dont sont perçus femmes, hommes et familles dans un contexte social, temporel et géographique donné. Modiquement politiquement correcte, cette stéréotypisation entretient un degré d’illégitimité à travers la rigidité du fallacieusement prude droit américain. Qui devrait clarifier la “norme selon laquelle il juge la “raisonnabilité” (Nourse, p.40).
Alors que la subjectivité du standard de “personne raisonnable” en droit américain n’est que latente, le droit français assume pleinement ainsi la fusion de la dualité in concreto/in abstracto revendiquée par Nourse.
II. Le “bon père de famille”: un standard hybride à l’intelligibilité cohésive en droit civil français
Avant d’avoir été calquésur le modèle américain asexué de “personne raisonnable”, le standard de “bon père de famille” à la dualité assumée reflétait la complexité des êtres humains, sujets et objets du système juridique (A). Mais la vanité du combat législatif autour de ce standard l’a dépouillé de son sens (B).
A. Une mixité davantage réaliste
L’imprévisibilité juridique du standard américain s’accompagne d’une absence d’incitation à l’amélioration qualitative du droit. Théoriquement, il est admis que la personne raisonnable n’anticipe que les "maux prévisibles"*. Les attentes quant au comportement de la "personne raisonnable" sont moyennes, sinon faibles — on ne lui impose pas explicitement de fournir l’extra mile (effort supplémentaire) lorsqu'il agit. Or, jusqu’à la révision législative remplaçant "bon père" par "personne raisonnable", le droit français, lui, manifestait la clarté prérequise pour la sécurité juridique malgré une terminologie dite sexiste (Bergeot, LPJ). En effet, la susceptibilité que le jugement du comportement du “bon père de famille” se réfère au plus large spectrum de 3 à 7 sur 10 susmentionné était plus évidente. Ceci s’explique par le fait que l’on imagine davantage la façon dont un père devrait se comporter. En ce que nos attentes stéréotypées requièrent l’extra mile d’un individu devant agir comme un "bon père", et non un comportement a minima socialement correct. En fait, ce terme humanise le standard et rend le test à la fois moins indulgent — l’utopique “bon père” est attentionné, il fait ce qu’il faut, et même plus, pour éviter de causer du tort à autrui — et plus indulgent — le “bon père” reste un être de chair et de sang, pouvant commettre des erreurs de jugement.
La conception que la société française ou américaine se fait d’un mot au XXI siècle est souvent différente des connotations l’entourant au siècle dernier. Ceci semblerait impliquer que les composantes du bon pater familias romain originel étaient sans doute différentes. Mais malgré la fluctuation des critères à travers l’évolution historique du droit, l’idée reste grosso modo semblable. Même les français de la Seconde Guerre Mondiale non affectés par un fictif syndrome stockholmois discernaient la dimension paternelle du Maréchal Pétain (quand bien même elle fut sélective, et ne pouvait absolument pas être qualifiée de bonne.) “Etre “bon père de famille” consiste avant tout à nouer un "lien affectif et éducatif avec les enfants” (Maître Cardonnet). Cette logique justifierait le postulat du Professeur Cahn de l’Université de Georgetown selon lequel ce standard devrait être basé sur l’attention (care, ou intérêt quant aux autres), et non sur la raison. En pratique, le "comportement à risque” (Cahn, p.1429) est considéré dans une optique à dominante altruiste propre au “père”; et la connotation positive de l’adjectif “bon” encourage l’extra mile faisant défaut en common law. Face à ce standard — qui n’incarne pas moins une fiction juridique pure — les juges démontrent une pyscho-rigidité cartésienne amoindrie. Non plus prévisible qu’une décision américaine, le test utilisé peut néanmoins davantage proposer un barème de référence pointant vers une ligne de conduite moins abstraite que l’imaginaire “personne raisonnable”.
B. Une réforme terminologique contreproductive
Contrairement à l’objectivité saillante du standard en common law, et nonobstant la mixité du test français, la subjectivité de ce dernier est, contre intuitivement, intrinsèque. En effet, la dénomination clichée “bon père de famille” oblige à une stéréotypisation des caractéristiques du requérant afin de le juger à la lumière des faits de l’espèce. Un raisonnement in concreto l’accompagne et pousse — au nom d’une séparation avec ledit cliché — à personnaliser le test au delà de la situation extérieure. Ce qui fait parfois défaut en common law était présent en droit civil.
Un test flexible réduit le risque de juger de manière erronée les personnes ne se conformant pas aux stéréotypes des genres (Finley). Ceci implique que les individus d’une société, à un moment donné dans le temps et l’histoire, conservent des particularismes et mènent une vie parsemée d’imprévus. Il serait ainsi absurde d’effectuer une stricte et impersonnelle analogie entres deux cas d’espèce objectivement similaires. Une souplesse du test protégera ainsi davantage le requérant en octroyant une plus grande marge de manoeuvre qualitative au juge, car celui-ci effectuera un examen intuitu personae (en fonction de la personne), a fortiori plus humain et empathique.
Bibliographie
Décisions de justice
- Thompson v. US, 546 A. 2d 414 (D.C. 1988)
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Lois
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Ouvrages, revues et essais
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