Les droits de la femme musulmane empêchés par la nullité du mariage religieux.
La religion possède de nombreux liens avec le droit de la famille. Il est encore courant pour de nombreux États à majorité musulmane de mettre en oeuvre la Charia, des codes religieux faisant office de législation. A l’opposé, les droits nationaux d’autres États font peu ou pas référence à la religion. Des problèmes peuvent alors naître quand il s’agit de reconnaître un mariage fondé sur la Charia dans un Etat où elle n’est pas considérée source de droit. Ces difficultés sont fortement visibles au niveau du mariage musulman, le Nikah. Le mariage donne lieu à de nombreux droits et obligations familiales ; il est ainsi extrêmement important qu’il soit bien qualifié. La difficulté qui se pose avec les mariages religieux est le fait que s’il est valablement célébré à l’étranger, il produira des effets en France et au Royaume-Uni. Alors que le mariage religieux célébré sur ces deux territoires ne sera jamais considéré comme valide. Ces interactions entre droit religieux non officiel et droit national peuvent créer de nombreuses complications qui sont souvent inconnues par les parties au mariage, en particulier par les épouses, souhaitant seulement se marier tout en respectant leurs croyances religieuses.
Toutefois, un mariage civil ne sera pas considéré comme un mariage reconnu par la Charia, tandis qu’un mariage fondé sur la Charia ne sera pas un mariage civil et ne pourra donner d’effet au Royaume-Uni et en France. Entre croyances religieuses et nécessités légales, la balance a nettement penché pour les croyances religieuses au Royaume-Uni. Dans cet État, 60% des femmes ayant conclu un mariage musulman n’ont pas suivi la cérémonie d’un mariage civil [1]. Elles sont toutefois plus de trois quarts à vouloir donner des effets légaux à ces mariages religieux. Cette majorité s’explique par les inégalités qui naissent entre hommes et femmes dans les mariages et divorces musulmans; inégalités qui justifient également le fait de ne pas donner d’effets à ces mariages religieux.
L’importance du sujet se trouve dans les chiffres qui ne cessent de grandir; environ 9% de la population française serait musulmane et cela composerait 6.6% de la population au Royaume-Uni. Ces chiffres devraient être doublés voire triplés d’ici 2050 [2]. Le problème qui se pose alors est celui de concilier leurs croyances avec le droit national de ces États afin d’assurer la protection des femmes. La nécessité serait alors pour ces couples d’avoir recours à la fois à leur droit musulman et leurs croyances tout en respectant le droit national de l'État où a lieu la célébration et où ils vivent afin d’assurer droits et devoirs entre époux. Il ne s’agit ni de favoriser ni de négliger l’un de ces aspects, mais de les faire interagir afin d’obtenir un maximum de protection.
Ces difficultés ont une nouvelle fois été illustrées dans un arrêt récent rendu par la chambre civile de la cour d’Appel du Royaume-Uni le 14 Février 2020 (Her Majesty’s Attorney General (Appellant) v Nasreen Akhter and Mohammed Shabaz Khan (Respondents) and Fatima Mohammed Hussain and Southall Black Sisters (Interveners) [2020] EWCA Civ 122). Cette décision a mis en évidence deux aspects fondamentaux dans les mariages islamiques. Tout d’abord, un mariage religieux est différent d’un mariage civil car il ne possède pas les mêmes conditions de validité soulignant ainsi l’importance des conditions de formation du mariage civil. Les juges ont ensuite rappelé qu’une procédure de divorce sous le Matrimonial Causes Act 1973 ne peut avoir lieu que si le mariage est valide en droit anglais. Les critiques ont été nombreuses à la suite de cet arrêt, particulièrement du point de vue des militants pour les droits des femmes [3]. En fermant l’accès aux tribunaux civils, les époux sont alors pleinement soumis au droit musulman et ses juridictions. Ils voient alors en ces conclusions le maintien d’un régime profondément inégalitaire et ce bien que la lettre de la loi ait été respectée.
On peut alors s’interroger sur les conséquences qu'entraîne l’absence de validité des mariages religieux en droit national pour les couples l’ayant contracté. Pour y répondre, la nullité du mariage islamique en droit français et droit britannique sera d’abord exposée (I) pour ensuite pouvoir traiter de la situation juridique des couples étant soumis au mariage religieux (II). Enfin, la rupture du mariage religieux sera abordée (III).
I - Nullité du mariage islamique célébré en France et au Royaume-Uni.
Si un mariage islamique requiert peu de conditions de validité, un mariage civil doit à la fois respecter des conditions de forme et de fond pour être déclaré valide. Ainsi, c’est parce que ces conditions ne sont pas remplies qu’un mariage religieux n’engendrera pas d’effets légaux. Comme il a été précisé par les juges dans cet arrêt, les conditions de formation du mariage sont essentielles au fonctionnement de notre société. La qualification appropriée à chaque couple doit être appliquée compte tenu des importants droits et devoirs entre époux qui découlent du mariage. Il faut ainsi qualifier de mariage seulement les situations répondant aux exigences des lois nationales.
Concernant les conditions de forme du mariage, en droit français [4] tout comme en droit britannique [5] le couple doit passer devant le maire ou un officier d’état civil. Une différence fondamentale est alors posée puisque les mariages religieux se déroulent généralement dans le cercle privé familial comme dans notre arrêt. Il n’y a ainsi pas de condition de forme.
Concernant les conditions de fond, pour qu’un mariage civil produise des effets, plusieurs conditions doivent être respectées en droit français comme en droit britannique. Si une seule des interdictions entre en jeu dans le mariage, il ne donnera alors aucun effet. Ainsi, il ne sera pas possible de célébrer un mariage civil si [6] un époux est déjà marié, s’ils ont des liens familiaux étroits, si les époux ont moins de 18 ans (16 au Royaume-Uni), si le consentement n’est pas respecté (en vue de la lutte contre le mariage forcé). Dans les mariages religieux, aucune condition de fond n’est posée, ce qui justifie qu’un mariage religieux ne puisse être considéré comme un mariage civil.
Ainsi, il existe de nombreuses différences entre un mariage religieux et un mariage civil, ces différences permettant de comprendre pourquoi un mariage religieux ne peut être considéré comme étant un mariage civil. Il peut également être souligné que la cour d’appel a décidé de ne pas prendre en compte l’argumentation établie par les juges de première instance qui se fondait sur la Convention Européenne des Droits de l’Homme afin d’établir la nécessité de la qualification du mariage religieux en mariage civil dans le but de protéger l’épouse mais également dans l’intérêt essentiel des enfants du couple. Bien qu’il n’y ait aucun doute qu’ils aient besoin de protection, il est impossible de remettre en cause les conditions de validité d’un mariage civil.
II - Cadre juridique entourant les couples ayant seulement célébré un mariage religieux.
Comme dans notre arrêt, la plupart des mariages islamiques ne sont jamais suivis d’un mariage civil ; le mariage religieux seul ne crée aucun effet. Le couple n’est ainsi pas considéré comme étant marié ni en droit français ni en droit britannique. Toutefois, bien qu’ils ne soient pas mariés leur situation a besoin d’une qualification juridique. Le régime juridique applicable à leur situation varie alors d’un État à l’autre, offrant plus ou moins de protection en fonction du droit national.
Le droit britannique possède un régime fortement restreint pour les couples. Pendant longtemps il ne fut possible que de contracter un mariage. Avec l’ouverture du civil partnership aux couples quelle que soit leur orientation sexuelle un grand pas en avant a été fait puisqu’il permet aux couples de bénéficier de droits équivalents à ceux des couples mariés. Toutefois, la protection des ménages qui ne souhaitent pas passer par ces actes juridiques est encore insuffisante. Si le mariage de fait existe dans plusieurs pays soumis à la common law, ce n’est pas le cas du Royaume-Uni. Ainsi, pour un couple ayant seulement célébré un mariage religieux au Royaume-Uni, leur régime légal sera celui de la cohabitation. La cohabitation peut être définie comme le fait de vivre ensemble en tant que couple, tel un mari et une femme. La protection légale offerte par la cohabitation est très faible comparée à celle proposée par le mariage. Les droits et devoirs associés à ces couples sont tellement minimes qu’il est fortement conseillé d’établir un cohabitation agreement qui produira des effets découlant de ce contrat. Il s’agit du seul moyen pour s’assurer un minimum de protection mais il faut cependant entreprendre un acte juridique, tout comme pour le mariage civil. Pour les couples ayant seulement célébré un mariage religieux et n’ayant pas entamé d’autres actions, il n’y a donc aucune protection spécifique accordée par le droit anglais, ce qui laisse les époux face à un vide juridique.
Contrairement au Royaume-Uni, la France possède une situation juridique spécifique pour les couples qui ne requiert aucun acte juridique, le concubinage (article 515-8 code civil). Le concubinage est une situation de fait qui ne nécessite donc aucune action de la part du couple. Ainsi, il suffira qu’un couple reste ensemble de manière stable pendant plusieurs années pour qu’ils soient qualifiés de concubins. Les droits et devoirs sont une nouvelle fois minimes comparés à ceux accordés pour un mariage ou PACS. Un couple ayant réalisé un mariage religieux en France aura le statut de concubins et possédera donc certains droits. Il convient également de spécifier que le mariage putatif ne peut s’appliquer dans cette situation car les époux n’ont pas contracté de mariage civil, et ce bien qu’ils aient célébré leur mariage religieux de bonne foi.
III - La dissolution du mariage islamique en France et au Royaume-Uni.
L’un des points essentiels qui a été mis en avant dans l’arrêt est le fait que les juridictions civiles sont seulement compétentes pour traiter des mariages civils et de leur séparation [7]. Comme dans notre arrêt, si le mariage n’est pas valide en droit anglais, les époux doivent alors se tourner vers les Sharia Courts, des tribunaux islamiques qui sont les seules juridictions pouvant traiter du divorce islamique.
Les Sharia Courts existent dans peu d’États, mais ils sont présents au Royaume-Uni; il en existe environ 80 jugeant pour 90% des divorces [8]. Bien que de tels tribunaux existent, cela ne garantit en rien l’égalité entre époux et la sécurité de la femme dans une procédure juste. Dans de nombreux cas à la fin de très longs procès la femme ne reçoit que peu des biens qu’elle possédait et doit se plier aux demandes de son époux [9]. Ainsi, pour un même divorce le résultat serait différent devant un tribunal civil qui offrirait plus de protection et d’égalité pour les deux parties au divorce. Les Sharia Courts n’existent pas en France. Pour obtenir un divorce, il faut ainsi passer par les juridictions civiles mais celles-ci ne sont ouvertes que si un mariage civil a été célébré.
Il est également important de noter que le divorce dans un mariage islamique est dans la majorité des cas demandé par l’épouse. Le mari peut lui déclarer unilatéralement le divorce (répudiation), tandis que la femme doit passer par l’instance de divorce devant les tribunaux. Devant cette rupture d’égalité des sexes, la Cour de cassation française a déclaré la répudiation contraire à l’ordre public [10] et ne reconnait ainsi aucune répudiation, qu’elle ait eu lieu en France ou à l’étranger. Il en va de même au Royaume-Uni où un divorce prononcé unilatéralement par le mari ne produit aucun effet [11]. De par ce refus de reconnaissance, les deux États constatent la position délicate d’insécurité et d’injustice dans laquelle se trouve la femme musulmane.
Cette prise de position s’explique à la fois par le manque de consentement de l’épouse à la procédure de divorce, le non respect de son droit à la défense ainsi qu’une pension alimentaire et des dommages et intérêts dérisoires. Toutefois, il peut être noté que le droit à la répudiation peut être plus ou moins encadré d’un État à l’autre, des progrès étant visibles afin d’assurer plus de protection pour l’épouse. Dans certains Etats, la répudiation peut-être illégale et accompagnée de sanctions pénales [12] ou bien soumise à un contrôle judiciaire [13]. Ces nouvelles mesures légales ont pour but de dissuader les époux de mettre en oeuvre la répudiation. Elles ont également permis aux femmes d’obtenir plus de droits que la simple garde de leurs enfants, leur assurant entre autre des pensions alimentaires. Bien que ces progrès aient lieu, la répudiation reste un acte unilatéral à l'initiative de l’époux qui ne pourra qu'être constaté par les juges. Le mariage civil et son divorce sont alors les seules solutions pour s’assurer d’une procédure non discriminatoire.
Les activistes au Royaume-Uni souhaitent pousser à un changement de législation, particulièrement pour inscrire dans le Marriage Act 1949 la nécessité de conclure un mariage civil si le but final est la célébration d’un mariage religieux. Une loi à la française pourrait alors voir le jour, selon laquelle il serait obligatoire de faire précéder chaque mariage religieux d’un mariage civil (article 433-21 Code Pénal). Cela cristalliserait les changements de moeurs et permettrait de protéger ces femmes qui souffrent d’inégalité et d’un manque de protection flagrant. Toutefois, bien que des sanctions pénales soient présentes, souvent le mariage civil ne précède ou ne suit pas l’union religieuse en France [14]. Il s’agit néanmoins d’une sécurité juridique qui permet d’obliger certains couples à respecter l’obligation d’un mariage civil.
Un tel changement est-il nécessaire? Comme il a été souligné par les juges, il n’est ni difficile ni coûteux pour les couples de se soumettre à un mariage civil après un mariage religieux. Entre pressions des proches et croyances religieuses, c’est bien souvent la voie la moins protectrice pour la femme que le couple choisira, volontairement ou non. Ce qui devrait avant tout être mis en avant est cette meilleure lisibilité de la nécessité d’un mariage civil, en France tout comme au Royaume-Uni. Cela permettrait de protéger la place de la femme dans des situations qui sont bien souvent inégalitaires et qui ne peuvent donner lieu à un recours, finalement au détriment de la femme musulmane.
Bibliographie:
Législation:
Code Civil français, articles 144 à 165
Code de la famille marocain, article 6.
Family Law Act 1986, partie II, section 44
Matrimonial Causes Act 1973, partie I, section 11
Marriage Act 1949, partie III, section 26
The Muslim Women (Protection of Rights on Marriage) Act, chapitre II, sections 3 et 4.
Jurisprudence:
Cour de Cassation française:
Première chambre civile, 17 Février 2004, arrêts n°256 à 260.
Chambre civile de la Cour d’appel du Royaume-Uni:
Her Majesty’s Attorney General (Appellant) v Nasreen Akhter and Mohammed Shabaz Khan (Respondents) and Fatima Mohammed Hussain and Southall Black Sisters (Interveners) [2020] EWCA Civ 122.
Livres et articles:
Büchler, A. (2016). Islamic Law in Europe?: Legal Pluralism and its Limits in European Family Laws. Cultural diversity and Law. p71-81.
El-Husseini Begdache, R. (1999). Le droit international privé français et la répudiation islamique (Doctoral dissertation, Paris 2).
Papi, S. (2017). Les mariages à la fātiḥa et le droit français, Revue du droit des religions, 4.
Riccardi, L. (2014). Women at a Crossroads between UK Legislation and Sharia Law. GSTF Journal of Law and Social Sciences (JLSS), 3(2), 86.
Siddiqui M, Hutchinson A-M, Momtaz S, Hedley SM. (2018). The independent review into the application of sharia law in England and Wales. UK Parliament.
Zee, M. (2014). Five options for the relationship between the state and sharia councils: untangling the debate on sharia councils and women's rights in the United Kingdom. Journal of Religion and Society, 16.
Autres sources:
Channel4 (2017), “New Channel 4 survey reveals The Truth About Muslim Marriage”
Pew Research Center (2017), “Muslim Population Growth in Europe | Pew Research Center".
Southall Black Sisters (2020), ”PRESS RELEASE: Akhter v Khan”
The Guardian (2018), “Most women in UK who have Islamic wedding miss out on legal rights”.
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[1] Channel4 (2017), “New Channel 4 survey reveals The Truth About Muslim Marriage”
[2] Pew Research Center (2017), “Muslim Population Growth in Europe | Pew Research Center”
[3] Southall Black Sisters (2020), “PRESS RELEASE: Akhter v Khan”
[4] Code civil français, article 165.
[5] Marriage Act 1949, partie III, section 26.
[6] Code civil français, articles 144 à 164 / Matrimonial Causes Act 1973, partie I, section 11.
[7] Her Majesty’s Attorney General (Appellant) v Nasreen Akhter and Mohammed Shabaz Khan (Respondents) and Fatima Mohammed Hussain and Southall Black Sisters (Interveners) [2020], EWCA Civ 122, paragraphe 123.
[8] Siddiqui M, Hutchinson A-M, Momtaz S, Hedley SM. (2018). The independent review into the application of sharia law in England and Wales. UK Parliament, p5.
[9] Ibid, p16.
[10] Cour de Cassation française, première chambre civile, 17 Février 2004, arrêts n°256 à 260.
[11] Family Law Act 1986, partie II, section 44(1).
[12] The Muslim Women (Protection of Rights on Marriage) Act (Inde), chapitre II, articles 3 et 4.
[13] Code de la famille marocain article 6.
[14] Papi, S. (2017). Les mariages à la fātiḥa et le droit français, Revue du droit des religions, 4, p136.