L’œuvre picturale de Sharon Pérez ou l’art comme quête identitaire

L’art et la culture peuvent-ils être un lieu de réconciliation de conflit identitaire ?

Si, de prime abord, cette interrogation peut paraître anodine, il n’en demeure pas moins essentiel de s’interroger sur le rapport entre art, culture, et identité, puisque celle-ci renvoie à une notion complexe et paradoxale.

Sharon Pérez, une artiste afro-bolivienne, semble précisément situer son travail autour de cette question. En effet, à travers son art, elle exprime ce qui la caractérise de façon profonde : son identité de femme afro-descendante.

Née en 1989 à La Paz, en Bolivie, Sharon Pérez hérite d’une identité plurielle, étant métisse. Sa mère est d’origine quéchua et aymara. Son père, dont elle tient son afro-descendance, est issu de Chicaloma de la région des Yungas, où se trouve une importante communauté afro-bolivienne[1]. Dès le plus jeune âge, Pérez a rencontré des difficultés à s’identifier. De l’enfance à l’adolescence, elle se sentait laide à cause de sa couleur de peau et de ses cheveux frisés. Pendant longtemps, elle a éprouvé un mal-être vis-à-vis de ses origines :

« […] J'attendais la fin des cours pour me lisser les cheveux, parce que je me disais : En me lissant les cheveux, je suis normale. J'avais cette logique qui consistait à vouloir être « dans la norme », comme le reste de mes amies métisses. […] Cette crise identitaire a également affecté mon estime de moi[2]. »

En grandissant, l’art s’est imposé comme un refuge, lui permettant de recréer et redéfinir son identité. Après avoir suivi des études en arts plastiques et réalisé divers projets artistiques (en photographie, sérigraphie, dessin…), Sharon Pérez commence à mener sa quête identitaire par le biais de la peinture, qui finit par s’imposer comme un langage à part entière, lui permettant de raconter qui elle est.

À travers des portraits, et à partir d’un style figuratif, elle établit un art Noir[3], qui, avant tout, rend hommage à la culture afro-bolivienne. On a ainsi des tableaux entre témoignage et transfiguration de l’Histoire.

En représentant les membres de sa communauté, et en restituant leur passé et ses caractéristiques, Pérez rompt avec le racisme historiographique et ses fictions orientées. L’artiste parvient à faire de ses peintures un langage et un espace mémoriel, en reconceptualisant l’Histoire officielle, une Histoire cryptée et imposée. Les œuvres de Pérez tendent ainsi à transmettre toute la richesse de la culture afro-bolivienne : une culture qui s’est forgée entre diaspora, esclavage, et métissage. Toutefois, il faut noter que Pérez ne se contente pas de témoigner de ce qui a été. Dans sa stratégie picturale, elle souhaite reconfigurer les souvenirs liés à la colonisation et l’esclavage.

 

                                                                                                                                        

                                                      Meciendo el tiempo                                                                                                                                       Ajayu

 

L’artiste emploie généralement une technique mixte pour réaliser ses peintures, et elle utilise également plusieurs supports, comme avec le bois ou le métal. Au-delà de la peinture, elle a également recours à des meubles et à des objets (chaises, portes…), et peut aller jusqu’à mettre en scène ses tableaux. Par leur aspect concret, les objets et matériaux ajoutent davantage d’impact à son récit identitaire et mémoriel. Par exemple, l’emploi du métal a une portée symbolique. L’artiste cherche non seulement à rappeler l’époque de la colonisation, lorsque les esclaves étaient retenus par des chaînes, mais elle cherche surtout à se réapproprier ce matériau, à le resignifier, et cela, afin de dépasser le douloureux poids de l’Histoire et restaurer la dignité des personnes qui en ont souffert.

L’objectif de Pérez n’est autre que d’établir une « mémoire heureuse[4] », c’est-à-dire, une mémoire « constituée par la reconnaissance actuelle du souvenir passé[5] ».

Pour se faire, l’artiste tente de construire un pont, une passerelle entre une mémoire et une post-mémoire, une descendance.

                                                                                                                                                        

                                                  Samora (Aliento)                                                                                                                                            Mecha (Luz)

 

On le voit avec ces deux tableaux, où Pérez incite les nouvelles générations afro-boliviennes à assumer leur mémoire avec joie et fierté. Ici, l’artiste joue autour des luminosités et des couleurs, avec du jaune, du bleu clair, ou encore du rouge orangé. Cela confère un aspect solaire aux enfants, qui rendent compte d’un optimisme des plus contagieux. La symbolique des couleurs permet à l’artiste d’ouvrir un imaginaire des possibles aux afro-descendants, avec l’idée qu’ils sont porteurs d’espoir. Ainsi, en dépit d’une Histoire traumatique, la jeunesse constitue tout un symbole de résilience.

 

Au-delà d’un récit centré sur une Histoire collective, autour de l’identité afro-descendante, les tableaux de Sharon Pérez constituent également un récit et un discours sur l’identité féminine, et, plus spécifiquement, sur les femmes noires de sa communauté. En effet, sur l’ensemble de ses œuvres, Pérez les dépeint en très grande majorité. Leur représentation a non seulement pour objectif de lutter contre le racisme, mais aussi contre le sexisme et le colonialisme, une triple oppression pouvant les toucher. Ainsi, les tableaux de Pérez s’inscrivent dans une démarche intersectionnelle (l’intersectionnalité correspond aux différentes formes de dominations et de discriminations subies simultanément par des individus au sein de la société[6]).

Pour Pérez, il ne s’agit pas de peindre ces femmes en tant que victimes du système (colonial, patriarcal…), l’objectif consiste avant tout à les valoriser. Dans la plupart de ses tableaux, l’artiste s’attache donc à montrer des femmes dignes, belles, et puissantes.

 

                                                                                                                   

                                                                                                                                          Recio

 

Par exemple, avec son œuvre Recio, Pérez met en avant une femme afro-bolivienne arborant fièrement des tresses (réalisées à partir de 250cm de corde de laine de mouton). Sharon Pérez prône ainsi la beauté des femmes noires de sa communauté, et les incite à revendiquer leurs spécificités identitaires. Représenter la tresse africaine renvoie notamment à un enjeu de résistance face aux oppressions colonialistes, puisqu’à l’époque, les cheveux des esclaves étaient rasés, le but étant de renier leur identité afin de mieux les dominer.

Dans les peintures de Pérez, il faut également souligner l’absence totale d’érotisation, puisque l’artiste se concentre principalement sur la tête et le buste, et non sur les corps et les formes de ses personnages. Pour elle : « L’idée, c’est de visibiliser la femme afro, non pas de façon exotique, mais plutôt de telle sorte à capturer l’essence de son histoire, et ainsi montrer sa puissance[7]. »

Cette idée, Sharon Pérez l’illustre avec des œuvres telles que Lu (Oir).

                  

En effet, ici, l’accent est mis sur ce que le personnage dégage. L’artiste dépeint une jeune femme en insistant sur son regard, tourné vers l’horizon, ce qui lui confère un aspect rêveur et romantique, comme si elle aspirait à un futur serein. En se concentrant sur l’attitude du personnage, sur ce qu’il émane, l’artiste lui attribue toute une personnalité, un caractère. De cette manière, en les dévoilant selon un prisme qui leur est propre, Pérez lutte contre l’objectivation des femmes noires.

Ainsi, en tant que femme et artiste afro-descendante, Sharon Pérez interroge avec force la société latino-américaine, en plus de la société occidentale. Son art prend une tournure heuristique, tant sur le genre que sur la race[8]. Ayant été influencée par l’afro-féminisme latino-américain, elle a intégré un discours militant à ses œuvres, en leur prêtant une signification à la fois critique et élogieuse (étant donné que son art manifeste d’une lutte contre les discriminations ethno-raciales et de genre, mais qu’il valorise aussi l’héritage culturel des afro-descendants).

Finalement, Sharon Pérez souhaite nous interpeller, nous spectateurs, afin que nous nous confrontions à la condition des Noirs, et que nous puissions cesser de les disséquer sous un regard potentiellement blanc, méprisant, et colonisateur. Les portraits de Pérez relèvent ainsi d’une importance fondamentale, puisqu’ils encouragent les membres de sa communauté à se réapproprier un droit de regard.

Son œuvre Otene (Usted) illustre parfaitement cette idée.

              

La femme dépeinte semble en effet se resignifier en apprivoisant son reflet dans un miroir. Symbole du symbolisme, ici, le miroir renverrait à une dualité, à une scission :

D’un côté, le personnage dépeint serait aliéné par un regard extérieur, potentiellement dominateur, le rendant étranger à lui-même (puisque, à la manière d’une mise en abyme, nous, spectateur, le regardons, tout comme il nous regarde). Et, de l’autre côté, ce même personnage semble se familiariser avec son image, comme pour mieux apprendre à s’apprécier et se valoriser.

Cette force évocatrice du regard et du miroir, Pérez l’explore encore davantage dans d’autres de ses œuvres. L’objectif consiste à replacer les afro-boliviens en tant que sujets à part entière, afin qu’ils en finissent avec le jugement d’autrui et le mépris d’eux-mêmes. Dès lors, afin de les décomplexer voire afin de les désaliéner, Pérez a travaillé autour de l’interprétation que l’on pouvait tirer d’un regard, à la fois sur le plan psychologique et symbolique.

Ainsi, pour Sharon Pérez, la peinture semble bel et bien correspondre à un espace et à un langage spécifique, lui permettant de raconter une identité multiple : à la fois collective et individuelle. À partir de techniques picturales diverses, elle a bâti toute une narrativité dans ses représentations. À travers ses portraits, elle nous raconte une histoire, celle de sa communauté, mais aussi la sienne. Si Pérez s’adresse avant tout aux afro-boliviens, afin de leur rendre hommage, elle s’adresse aussi à nous, spectateurs, pour que nous puissions prendre conscience des problématiques héritées du passée colonialiste et esclavagiste.

Ainsi, Sharon Pérez tend à s’affirmer comme le passeur d’une mémoire, aspirant à la réconciliation d’un « je » identitaire.

 

Pour aller plus loin :

En plus de son travail en tant qu’artiste, Sharon Pérez œuvre aussi en tant que conférencière. Elle a ainsi eu l’occasion de raconter son cheminement artistique, tout en sensibilisant autour de sa communauté, notamment afin de lutter contre les différentes formes de discriminations pouvant l’entourer. L’artiste est également très active sur les réseaux sociaux, où elle publie et partage régulièrement ses nouvelles créations.

Sharon Perez Sillerico (@sharonperezafrobolivianart) • Photos et vidéos Instagram

Mi arte es mi identidad | Sharon Pérez | TEDxUMSA - YouTube

 


[1] Les afro-boliviens sont liés à l’Histoire de la traite atlantique, puisqu'il s'agit d’une population provenant de l’Afrique subsaharienne. Après avoir subi une migration forcée vers la Bolivie, les Noirs ont été esclavagés par les colons espagnols. Cette identité, considérée comme minoritaire, est encore jusqu’à aujourd’hui invisibilisée, opprimée, exclue, discriminée.

 

[2] ANDRADA, Damían,“Quiero motivar a las nuevas generaciones a hacer arte afroboliviano”, Debates Indigenas, 2021, disponible en ligne : Entrevista a Sharon Pérez — Debates Indígenas (debatesindigenas.org).

 

[3] L’art noir, également connu sous le terme de Black art, est un courant artistique, développé dans les années 60. « On entend par le terme Black art, l’art contemporain ‘Noir’, le plus souvent Africain-Américain, mais aussi Afro-caribéen. Ces expressions artistiques s’emparent de sujets tant politiques (l’art après la colonisation) que sociologiques. », Voir l’article de la BNF (Bibliothèque Nationale de France), « La figure du Noir dans l’art occidental : Représentation, Imaginaire et Réappropriation », disponible en ligne : La figure du Noir dans l’art occidental - Bibliographie (bnf.fr).

[4] RICOEUR, Paul ; La mémoire, l’histoire, l’oubli. p. 539.

[5] Ibid. p. 539.

[6] « L’intersectionnalité est d’abord une théorie critique au sens où elle permet de formuler des intérêts normatifs spécifiques, ceux de minorités situées à l’intersection des grands axes de structuration des inégalités sociales et dont les intérêts ne sont pas représentés par des mouvements sociaux. » ; CHAUVIN, Sébastien, JAUNAIT, Alexandre, Dictionnaire. Genre et sciences politique, 2013, « Intersectionnalité » (Article disponible en ligne sur Cairn.info, Intersectionnalité | Cairn.info).

 

[7] ANDRADA, Damían, “Quiero motivar a las nuevas generaciones a hacer arte afroboliviano”, Debates Indigenas, 2021 (disponible en ligne: Entrevista a Sharon Pérez — Debates Indígenas (debatesindigenas.org).

 

[8] D’après le Larousse, la race renvoie à une « catégorisation de l'espèce humaine selon des critères morphologiques ou culturels, sans aucune base scientifique et dont l'emploi est au fondement des divers racismes et de leurs pratiques. » Le concept de race relève d’une construction sociale, d’une invention idéologique, issue de la colonisation, et à vocation de domination (Définition disponible en ligne : Définitions : race - Dictionnaire de français Larousse).