« La production artistique est l’une des conditions de l’existence » : à la découverte de l’art Aborigène.

« La production artistique est l’une des conditions de l’existence » : à la découverte de l’art Aborigène

Au printemps 2020, en pleine crise sanitaire mondiale, le gouvernement français annonce que certaines activités et certains produits sont désormais considérés comme non essentiels. Selon le dictionnaire Larousse, quelque chose de non essentiel constitue ce qui n’est ni indispensable ni capital. En ces temps de confinement/déconfinement, les musées, les théâtres et les cinémas considérés comme non essentiels ressentent ce qualificatif comme une injustice. Au-delà de cette expression malheureuse employée par les membres du gouvernement, la crise du coronavirus interroge sur la place de l’art et des activités artistiques et culturelles dans nos sociétés modernes. L’art semble désormais relégué au rang du loisir. Il nous divertit. Face à cette période où le temps semble s’allonger comme à l’infini, la lecture de À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust est recommandée par les blogs et autres journaux de confinement. Comme si nous lisions uniquement pour tuer le temps. Comme si les pratiques artistiques et culturelles ne seraient que des loisirs, destinés à nous occuper lorsque le travail devient moins envahissant. Comme s’il fallait être enfermé chez soi pendant de long mois pour pouvoir enfin s’adonner à l’art et à la culture.

C’est alors que je tombe par hasard sur un passage de l’ouvrage intitulé L’art Aborigène, qui nous dit que chez les Aborigènes, « la production artistique est l’une des conditions de l’existence ». Son auteur, Howard Morphy, est professeur d’anthropologie sociale à University College et doyen du Conseil pour la Recherche University de Canberra. Son ouvrage est un pilier de l’étude des œuvres des premiers humains à avoir peuplés l’Australie. Leur manière d’aborder toute pratique artistique et culturelle tranche avec notre appréhension très européenne de l’art et des artistes. L’occasion de se pencher un peu plus sur l’art aborigène : observé en premier lieu par les colons fraîchement débarqués en Australie, il a longtemps été dénigré.

 

L’art aborigène face à la colonisation :

En 1770, le lieutenant James Cook accoste sur l’île continent et revendique la possession des deux tiers, au nom de la Grande Bretagne. Cet événement marque le début de la colonisation. Les Britanniques et autres colons vont approcher les Aborigènes en progressant vers le nord de l’île. Cette avancée est lente, et permet à de nombreuses communautés aborigènes de ne tomber que tardivement sous l’emprise coloniale. Dans le reste de l’Australie, la frontière se déplace rapidement au cours de la première moitié du XIXe siècle. Seules ces communautés du nord de l’Australie parviennent à ne pas calquer leurs pratiques culturelles et artistiques sur celles des colons, préservant leurs traditions et leur identité. Toutefois, il serait faux de dire que les pratiques artistiques des Aborigènes se dissolvent avec l’arrivée des colons, car leur diversité et leur complexité rendent difficile toute comparaison entre un art pré colonial et post colonial. En fait, il est très difficile de réaliser de quelconques distinctions au sein de l’art aborigène. Certains chercheurs proposent une séparation entre les œuvres dites « classiques », c’est-à-dire précoloniales et les œuvres dites « modernes », produites après l’arrivée des colons. De nos jours, cette distinction a perdu de sa pertinence. Effectivement, elle pose plus de problème qu’elle n’en résout. Les formes artistiques des Aborigènes évoluent déjà en permanence avant la colonisation. Il devient alors difficile de séparer ce qui résulte d’une quelconque influence et ce qui appartient à une évolution plus pure et naturelle de cet art. De plus, l’art aborigène est très complexe. Les formes, les couleurs et les supports varient selon chaque région et les interprétations ne sont pas les mêmes : un motif identique peut donc avoir une signification différente selon la région. Les motifs étant des héritages ancestraux, la production d’une œuvre consiste principalement en l’adaptation d’un motif à une surface ou un espace spécifique. Distinguer un art originel et un art post colonialisme n’a donc pas de sens. Les autres propositions de catégorisation sont tout aussi contestables ; l'art aborigène est profondément différent de ce que les colons connaissent avant leur arrivée sur l’île continent. Les catégories proposées sont longtemps le résultat d’une réflexion et d'une analyse artistique purement européenne, inadaptables à l’art aborigène. D’ailleurs, depuis l’Europe, l’art aborigène est longtemps resté invisible, de par sa conception originelle radicalement différente de celle de l’art européen. 

Les oeuvres aborigènes ont mis du temps à être considérées comme de l'art à part entière. Les récits des premiers explorateurs occidentaux évoquent des gravures et des peintures jugées « primitives ». Les productions jugées plus « complexes », sont parfois attribuées à des « non-aborigènes ». Le cas le plus célèbre est celui de sir George Grey, qui en 1837 attribue les peintures de Wandjina découvertes dans le Kimberley à des mains étrangères. Il écrit dans son carnet de voyage : « quel que puisse être l’âge de ces peintures, il n’est guère probable qu’elles aient été exécutées par un sauvage autodidacte. Leur origine est par conséquent très hypothétique ». Si les œuvres aborigènes sont si difficilement compréhensibles par les colons, c’est pour plusieurs raisons.

Ci-dessus : figures du mur de Wandjina, région de la Barnett River, Kimberley, Australie occidentale. 

L’art aborigène ne semble pas connaître de supports limités et utilisent toutes sortes d’outils. Les Aborigènes pratiquent aussi bien la peinture que la gravure ou la sculpture. Ils s'expriments aussi bien sur les murs d'une grotte que sur des outils ou des armes. Les costumes de cérémonies, les coquillages, les parures sont souvent l'objet d'ajouts décoratifs. En fait, l’art aborigène se trouve principalement sur des objets utilisés au quotidien. De plus, la plupart des œuvres aborigènes, produites lors de cérémonies, sont éphémères et rapidement détruites. Les poteaux funéraires par exemple, érigés lors de rites funéraires marquent l’emplacement des tombes. Ce ne sont pas simplement des objets destinés à une fonction précise, ce sont aussi des œuvres d’art à part entière. Ils évoquent une forme humaine, et décrivent certains traits associés au défunt. Les Aborigènes sont tout aussi capables de peindre ou de graver sur des bols, ou des objets destinés à une utilisation journalière.

Ci-dessus : Poteau funéraire aborigène, conservé au Quai Branly

Howard Morphy écrit :"Pour l'art aborigène, le processus de création est souvent aussi important que l'objet achevé". L'Occident s'attache à l'objet artistique fini, contrairement aux Aborigènes qui glorifient un art éphémère et ritualiste. Il relève également dans son ouvrage L'art aborigène que le directeur de la National Gallery of Victoria Eric Rowlinson écrit dans une lettre en 1981 :"une trop grande distance s'étendait entre nous et ces objets. Les objets eux-mêmes refusaient de se plier à nos modes artistiques, ce qui interdisait de les intégrer de manière artificielle dans nos propres mouvements artistiques"En effet, peu d'œuvres aborigènes sont destinées à être exposées contrairement aux toiles des plus grands peintres européens. Aujourd'hui encore, il est très difficile de mettre en place une exposition muséale classique de l'art aborigène, de par cette singularité. Si certains musées ont pris le parti d'exposer des objets aborigènes, ces derniers sont mis en valeur plus pour leur témoignage ethnographique qu'artistique. L’art est en effet l’une des principales sources d’information sur le peuple aborigène. Il faut attendre la fin des années 1950 pour que de grandes collections soient montrées au public par des centres d'art, et non plus par des musées d'anthropologie. 

Si les colons restent hermétiques à l'art aborigène, c'est aussi pour légitimer le processus de colonisation. Selon l’idéologie coloniale, lorsque les Britanniques envahissent l’île, elle est considérée comme une terra nuillius ; une terre déserte de toute présence humaine. Il n'est pas dans l'intérêt des colons de reconnaître l'existence artistique des Aborigènes, car cela équivaudrait à reconnaître leur présence en tant qu'être humain, et donc comme véritables possesseurs des terres australiennes. 

Un art ritualiste et profondément lié à la terre :

« L’art aborigène fait partie intégrante du Temps du Rêve : il raconte l’épopée des ancêtres et régénère leur immortalité » nous dit Howard Morphy, dans son ouvrage L'art ABorigène

Intrinsèquement lié au territoire, l’art permet aux Aborigènes de continuer à faire exister leurs ancêtres dans le présent par l'intermédiaire d'une croyance appelée Dreaming, le Temps du Rêve en français. Cette notion est fondamentale pour comprendre l’art aborigène. Elle est assez récente, sa première utilisation date de la fin du XIXe siècle et naît d’une volonté de traduire un concept purement aborigène, absent de la société européenne. Avant la colonisation, les Aborigènes pratiquaient plus de deux cent langues, chacune d’elle comprenant plusieurs dialectes. L’expression Dreaming résulte d’un travail énorme d’analyse de la spiritualité aborigène.

Le Rêve correspond à une période antérieure, celle des ancêtres et de la Création mythologique. Par l’intermédiaire de l’art, elle n’est pas inaccessible aux Aborigènes du temps présent. En fait, le Temps du Rêve n’a pas de limite de temps et de lieu. Chez les Aborigènes, l’art est spirituel, et profondément attaché au territoire. Chaque action des ancêtres dans le Temps du Rêve a un impact sur le modelage de la terre. Les grottes, les points d’eau, les arbres et les autres éléments topographiques sont des sanctuaires qui témoignent de l’existence des anciens. Le paysage est une incarnation de l’histoire mythologique aborigène, et donc de sa culture. L’anthropologue australien W.E.H Stanner écrit en 1965 que « l'Aborigène se déplace non pas dans un paysage, mais dans un domaine humanisé saturé de significations, les merveilles organisatrices du Temps du Rêve ». En venant sur terre, les ancêtres lèguent un territoire, mais également des pratiques artistiques et ritualistes, comme des danses, des peintures, des chants. Toutes ces pratiques sont des évocations du passé ancestral mythologique, puisqu’ils ont été créés et transmis par les ancêtres eux-mêmes. Par ces rituels, les Aborigènes établissent un contact direct avec ces forces ancestrales, assurant la continuité du Temps du Rêve et donc de leur identité. Dans l’art, les Aborigènes trouvent un moyen de revendiquer à la fois leur culture, et leur territoire. Howard Morphy explique que « pour les Aborigènes, l’art est associé à la terre, à l’histoire et à l’identité ». La culture, l’histoire, l’art et la terre aborigène sont résolument indissociables. En ce sens, l'art leur est essentiel. Sans l’art, les Aborigènes ne pourraient « être ». 

Les productions aborigènes contemporaines s'inscrivent dans le Temps du Rêve. Les peintures aborigènes par exemple, sont souvent des cartes géographiques, à l’échelle souvent éloignée de la réalité. Ce qui intéresse les artistes aborigènes, c’est le système de signe qui recouvre leur territoire qui est entièrement conçu de manière mythologique. Clifford Possum Tjapaltjarri est l'un de ces artistes. Warlugulong est l’une de ses grandes toiles géographiques. Elle décrit les traces causées par un feu de brousse, lors du Temps du Rêve. Dans la mythologie, un lézard à langue bleue cherche à punir ses fils qui ne partagent pas leur nourriture. Malheuresuement, le feu ne tarde pas à prendre de l’ampleur, et tue les fils du lézard. On distingue bien sur la toile l’explosion centrale qui représente le feu de brousse, et les traces de pas des fils cherchant à s’échapper. Cette peinture est un bon exemple de la connexion entre le Temps du Rêve, la spiritualité des Aborigènes et leur terre. La toile exprime toute l'identité aborigène, liant le passé au présent. Le feu de brousse est la marque d’une force ancestrale, et chaque creux dans la terre devient les pas des fils fuyant les flammes.

Ci-dessus : toile intitulée Warlugulong de l'artiste Clifford Posum Tjapaltjarri

L’art et la vie des Aborigènes repose sur leur territoire. Or, ils sont aujourd’hui menacés par le gouvernement, qui autorise l’exploitation du gaz de schiste présent en très grande quantité dans le sous-sol australien du nord du pays. L’eau, présente en abondance dans les sous-sols malgré un paysage désertique, pourrait être contaminée par la fracturation hydraulique, méthode controversée d’exploitation du gaz de schiste. Pour le gouvernement, les risques sont raisonnables car les terres du nord sont peu peuplées. Or, les conséquences pourraient être catastrophiques pour le peuple aborigène. En effet, les cours d’eau sont le centre de leur vie spirituelle, et seront très probablement contaminés avec le lancement du processus de fracturation. Le gouvernement a financé une enquête, dans le but d’évaluer les risques écologiques, sociaux et économiques de l’extraction. Aucune étude sur les risques contre la spiritualité aborigène n'a été menée à ce jour. 

Longtemps dénigré, l'art aborigène contemporain connaît aujourd'hui un public beaucoup plus large et intéresse des acheteurs du monde entier. Grâce à cette nouvelle visibilité artistique, les Aborigènes espèrent plus de visibilité sociale et politique. Victimes de nombreuses discriminations, les Aborigènes ont une espérance de vie aujourd'hui inférieure de dix-sept ans à celle des Australiens blancs. Plus de la moitié d'entre eux n'ont pas d'emploi, et le taux de mortalité infantile y est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Malgré les promesses, le gouvernement ne semble toujours pas engager de fortes mesures sociales, économiques et politiques. En effet, si les Aborigènes réémergent comme une force culturelle et politique pendant la seconde moitié du XXe siècle, il faut toutefois attendre l'année 1967 pour qu'ils soient enfin reconnus comme des citoyens par le gouvernement australien. 

Ci-dessus : Photographie de deux femmes aborigènes lors d'une manifestation contre l'enfouissement de déchets nucléaires qui menace la santé des sols

Pour aller plus loin :

  • Howard Morphy, L’art Aborigène, edition Phaidon, 2003
  • Les travaux de Nancy Munn, anthropologue de l’école de Chicago qui détaille les motifs utilisés dans l’art aborigène et leurs significations.
  • Documentaire Arte : Australie, le nouveau souffle des Aborigènes
  • Le musée du quai Branly et son site internet : http://www.quaibranly.fr/