Les femmes font du rap... et de très bons clips !
Ôtez de vos représentations les images et les mises en scène de femmes-objets dans des clips de rap masculins, avec ces femmes bimbo positionnées autour d'une piscine, sur des voitures ou dans un carré VIP. Les femmes ne sont plus seulement des corps désirés. Leurs images sont le résultat de leurs choix. Elles maîtrisent leurs images professionnellemnt et leurs clips sont leurs instruments de puissance. Les rappeuses imposent leurs flows, leurs corps, savent se saper et tiennent le regard... et leurs clips pèsent tout autant que ceux de leurs confrères.
Dans ces quelques lignes, nous vous glisserons les clips de certaines queens du hip-hop américain, britannique, français ou allemand. Entre IAMDDB, Jorja Smith, Nadia Rose, Princess Nokia, Cardi B, Beyoncé, Nicki Minaj, M.I.A, Bonnie Banane, Ace Tee, Jasmïn, Mona Haydar ou Salt N Pepa, la liste est longue et belle ! Ça break, twerk, fume et casse les stéréotypes à coups de punchlines.
Appuyons tout d'abord nos propos par le regard et les observations de Célia Sauvage, docteure en études cinématographiques et audiovisuelles à Paris III. Ayant participé dernièrement à la conférence « Regard sur le clip rap » tenue le 12 octobre dernier à la Médiathèque musicale de Paris, elle observe et applique le prisme du regard féminin (le « female gaze », en opposition ou plutôt par distinction avec le « male gaze » habituel) dans les clips de rap US. Ainsi, si « le hip hop américain a longtemps été dominé par des artistes masculins, structurant le genre autour d’une culture dominante masculine, majoritairement noire, hétérosexuelle souvent accusée de misogynie, sexisme et d’homophobie », les artistes féminines de hip-hop sont aujourd'hui clairement reconnues et l'hégémonie est détrônée par des artistes mondialement connues et reconnues par leurs confrères, écoutées et suivies par un public féminin comme masculin.
Le hip-hop possède aussi et surtout une « culturelle visuelle des clips », participant à une certaine politique du regard (on entend par là un axe de projection, de visibilité), où « le ''male gaze'' a souvent été accusé de réduire l’image de la femme au statut d’objet sexuel ». Mais selon Célia Sauvage – et c'est ce que nous tenterons de montrer ici - « les artistes féminines de hip hop complexifient les lectures du genre ». Car non seulement les rappeuses « peuvent adhérer à la culture misogyne en empruntant à leur tour aux comportements agressifs, sexistes masculins et participer à créer des images qui suscitent encore le ''male gaze'' », mais « elles peuvent aussi redéfinir une image différente de la femme loin des portraits stéréotypés, imposant à leur tour un ''female gaze'', repensant les normes visuelles génériques et genrées des clips de hip hop ». C’est notamment « le détournement de l’image hypersexualisée des femmes, cette fois-ci non au service de la misogynie mais au service de l’empowerment féminin, qui redéfinit la politique du regard, des corps (principalement noirs) et les critères de beauté dominants contre l’objectivation du ''male gaze'' ».
La notion de female gaze interroge directement la culture sexiste, mais aussi la primauté du désir masculin, qui se retrouve secondarisé au profit de l’expression du désir féminin. On parle également de self-pleasure lorsqu'il est question d'effacer radicalement la place de l’homme dans le système de représentation des clips auto-centrés sur l’artiste féminine ou d’autres femmes.
Dès le milieu des années 80 et les débuts des artistes de hip-hop féminines aux Etats-Unis, le female gaze est remarquable, notamment chez le fameux groupe Salt-N-Pepa, un des premiers groupes de rap féminin formé en 1985 dans le Queens à New-York. Leurs messages sont clairement féministes et émancipateurs en ce qui concerne la sexualité des femmes. Il FAUT parler de ça, clament-elles dans « Let's talk about sex » en 1990.
Dans leur clip, elles prennent le contrôle des ondes et racontent une histoire : celle d'une femme très séduisante, qui attirent tous les hommes, mais qui est finalement assez triste car elle ne fait « que du sexe » et pas de « l'amour », et ça il faut en parler, arrêter de se leurrer et enfin « talk about sex » ! Elles se demandent si leurs propos seront censurés, mais en réalité elles s'en fichent, au moins elles l'auront dit. Les paroles sont drôles et piquantes, et les images du clip le sont aussi. Elles sont pimpantes, sexy – parfois très glamour et parfois habillées en mode hip-hop avec des manteaux et des pantalons larges et colorés et les fameux anneaux dorés – elles dansent, rient et miment leur sujet favori.
Dans « Shoop », Pepa est elle-même on fire et parle de son envie de « Shoop ba-doop ba-doop ba-doop » (faire l'amour en slang américain).
Dans ce deuxième clip, Pepa drague et interpelle celui qu'elle vise et parle ouvertement de ses envies sexuelles à ses copines qui la connaissent bien ; à sa question : « Quelles sont mes faiblesses ? ", elles répondent en riant : « Les hommes ! ». Ces premiers clips datant des premières heures du hip-hop vont produire des images émancipées et émancipatrices de ces artistes féminines, qui choisissent et assument leur sexualité et leur « self-pleasure », et où les hommes sont positionnés à côté, en train de danser, comme n'importe quel crew de danseurs de hip-hop, et non comme des personnages centraux contrôlant l'espace et l'imagerie hip-hop.
Dans cette même dynamique, ce sont aujourd'hui des artistes comme Cardi B, Beyoncé ou bien Nicki Minaj qui assument clairement leur sex-power. Oui, elles choisissent de twerker, de danser de manière sexy et parlent de sexe. Elles sont reconnues dans le monde de la musique, ont une visibilité totale et un pouvoir de résonance, notamment dans les mouvements féministes. Elles sont considérées comme des queens du hip-hop qui se disputent les premières places des charts. Leur but, c'est d'être au-dessus, les premières. Se faire de l'argent, le montrer, parler de leur réussite en tant que femmes et surtout femmes non-blanches, sont les paroles qu'elles défendent dans tous leurs sons.
Dans son titre mondialement connu « I Like It », Cardi B est imposante, elle énumère ce qu'elle aime et ce qu'elle a, ce qu'elle a gagné et à quelle place elle se trouve aujourd'hui, après avoir grandi dans le Bronx et monté les charts avec succès.
Dans ce clip, elle porte des habits traditionnels dominicains, en échos à ses origines paternelles. Fière de ses origines latinos et de sa réussite sociale spectaculaire, elle le scande également dans Bodak Yellow. Côté images, les siennes sont pleines de couleurs et de strass. Cardi B aime se maquiller, se coiffer de perruques bleue, rose etc. et s'amuse à porter du latex ou des plumes. Le female gaze se retrouve donc en cela : elle contrôle son image et se positionne au centre de l'attention, parlant aux femmes qui souhaitent faire la même chose, se pimper, danser et dire haut et fort qu'elles le valent bien, qu'elles « like it » ! Elle est fière de son corps, de sa beauté et de son large bassin. L'esthétique bling-bling est à la hauteur de sa place dans les charts, et elle la défend.
Pour Beyoncé, l'ascension est déjà faite depuis longtemps et sa renommée est internationale. Avec des titres comme Single ladies, If I Were a Boy, Hold Up, Run The World (Girls), mais surtout Flawless, Beyoncé défend clairement - dans ses paroles et ses actes - un discours d'empowerment féminin.
Attardons-nous sur ce dernier clip - sorti en 2014 - dans lequel les paroles, comme les images choisies pour son clip témoignent d'un engagement féministe et politique total ; en témoigne ce couplet rempli de colère et de résistance :
« On apprend aux filles à rester sages
A se faire discrètes
On leur répète
"Tu peux avoir de l'ambition
Mais pas trop
Vous devez avoir un but dans la vie à atteindre
Sans trop y réussir
Sinon tu es une menace pour le genre masculin"
Parce que je suis une femme
On attend de moi que je me marie
On attend de moi que je fasse des choix
Tout en ayant bien à l'esprit
Que le mariage est la chose la plus importante
Que le mariage procure bonheur et amour
Ainsi qu'un soutien réciproque
Mais on ne dit pas ça à un homme?
On élève nos filles à être meilleures que les autres
Pas dans le travail ou la réussite
Ce qui pourtant, à mon avis, serait une bonne chose
Mais à paraître parfaite aux yeux des hommes
On apprend à nos filles qu'elles n'ont pas à avoir de désirs sexuels
Comme les hommes en éprouvent
Féministe: une personne qui croit à l'égalité
Sociale, politique et économique entre les sexes différents »
Le clip est tourné en noir et blanc et Beyoncé est sombre, en colère, sur les nerfs. Elle parle d'un sujet grave, celui du sort des femmes et filles dominées toute leur vie. On n'a pas l'habitude de voir la queen du hip-hop avec des cheveux courts, une chemise à carreaux et entourée d'un crew de personnes rasées entrain de faire des pogos. Queen B se métamorphose, contrôle son image et fait passer les messages qu'elle choisie et défend.
La forme du crew ou du squad (bande, équipe) est en effet importante dans le hip-hop. Historiquement, pour remplir une scène ou, dans les clips, pour renforcer la dynamique d'attaque ou de défense, le squad est une bande qui appuie les paroles des rappeurs et rappeuses. Dans le rap féminin, c'est pareil, voire essentiel pour la rappeuse Nadia Rose et son clip « Skwod » (signifie aussi squad, en slang), où l'énergique londonienne adepte des « guerrilas videos » s'entoure d'une bande féminine qui investie les rues de Croydon, son quartier sud-londonien d'origine.
Elles investissent l'espace et avancent en dansant, en breakant, en sautant – oui c'est bien un salto au début ! Nadia Rose impose son style (ensemble adidas coloré et k-ways blanc et noir pour le reste du squad). Un petit garçon déguisé en policier tente de les interpeller, il ne devrait pas ! Nadia Rose attaque avec sa bande et défend son groupe, dans son quartier et contre la police. Le retentissement est d'ailleurs concret, car lors d'une manifestation anti-fasciste à Croydon en mai 2017, des militantes féministes anti-fa – Sisters Uncut et Black Lives Matter (UK) – occupent les rues en dansant sur ce son. Le symbole est fort et Nadia Rose relayera la vidéo avec enthousiasme, soutenant complètement les luttes défendues.
L'engagement et les messages politiques sont aussi centraux dans les musiques et les clips de Mona Haydar, rappeuse américano-syrienne qui a décidé de « faire raisonner ses opinions sur des beats »*. Mona Haydar est une rappeuse, musulmane et voilée de 28 ans qui a fait des injustices et des injonctions sociales son terrain de combat artistique préféré.
Dans son clip « Hijabi » sorti en mars 2017, elle s'applique à déconstruire les fantasmes liés au port du voile : « À quoi ressemblent tes cheveux ? Je parie que tes cheveux sont jolis. Tu ne transpires pas ? Ce n’est pas trop serré ? » rappe-t-elle, entourée de sa crew – elle aussi – de femmes voilées, de différentes origines, de différentes couleurs de peaux et qui portent le voile et le revendique. Son féminisme est musulman et elle le défend ardemment. Marre des discours paternalistes – de la part des Occidentaux, des hommes et aussi des pseudo-féministes qui veulent contrôler son physique et sa foi ! Avec son clip « Barbarian » elle s’attaque cette fois-ci à l’appropriation culturelle, aux standards de beauté et aux effets de la pression sociale sur les comportements à opter pour paraître « civilisé.e ».
Elle écrit d'ailleurs sur sa page facebook : « Nous sommes de beaux barbares, magnifiquement sauvages et non civilisés. Nous mangeons avec nos mains. Nous sentons les épices que nous aimons manger. Nous aimons nos cheveux, notre nez, notre peau et notre façon de penser et d’être. ». Dans ce clip, elle rend hommage à ces femmes plurielles, ces belles barbares, qui ne rentrent pas dans les codes de la beauté et la pensée occidentales standards.
Pour finir notre énumération (non-exhaustive, car… girls run the world!), parlons d'esthétique hip-hop, de styles, du flows des rappeuses badass qui soignent leurs images, comme leurs confrères. Avec les rappeuses britanniques IAMDDB, Jorja Smith et Little Simz, les américaines 070 Shake, Princess Nokia et Lady Leshurr, la canadienne Tommy Genesis, les françaises Bonnie Banane et Jasmïn ou encore l'allemande Ace Tee, l'esthétique hip-hop est soignée, maîtrisée et leurs styles comme leurs clips sont travaillés. On retrouve les accessoires fétiches du genre couplant manteaux larges, anneaux dorés, voitures de sport et weed. Ce qui est sûr, c'est que ces rappeuses sont fières, se défendent sur la toile avec des clips impressionnants – autant dans la scénographie que dans le style et la danse – et passent ainsi, par leurs images et leurs vidéos, des messages à destination des femmes qui les regardent : Soyez fières de vous, de votre style, de vos corps et exprimez-vous librement, comme nous en rappant !
On garde ces conseils en tête et on en prend encore plein les yeux ici !
* cf. article sur clique.tv : http://www.clique.tv/mona-haydar-barbarian-clip-feministe/