L'immunité de juridiction en cas de crimes d'une particulière gravité à l'encontre du droit humanitaire international : l'arrêt de la CEDH Stichting Mothers of Srebrenica et autres c/ Pays-Bas du 11 juin 2013 à la lumière de la jurisprudence de la CIJ.

Résumé : La Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH) confirme l'immunité juridictionnelle de l'Organisation des Nations Unies (ONU) quels que soient les faits formant le fond du litige en s'appuyant sur la doctrine internationale, la pratique des États et surtout la jurisprudence de la Cour internationale de Justice (CIJ), y compris lorsqu'elle porte sur l'immunité juridictionnelle des États. 

L'objet de ce billet réside dans la comparaison entre la jurisprudence des deux Cours internationales.

En avril 1993, par une Résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, la ville de Srebrenica et ses environs avaient été déclarés zone de sécurité. Or, plus de 7 000 personnes y furent exécutés en juillet 1995 par des unités de l'armée serbe de Bosnie. Le massacre a été perpétré sous les yeux d'un bataillon de la force de protection de l' ONU (FORPRONU) constitué de soldats néerlandais.

Une fondation néerlandaise Stichting Mothers of Srebrenica et dix ressortissants de Bosnie-Herzégovine ont engagé une action civile contre l’État néerlandais et l'ONU en raison de ce massacre imputable au manquement à leur obligation d'assurer la protection de la population, en échange du désarmement des forces bosniaques. Les juridictions néerlandaises les ayant déboutés en raison de l'immunité de juridiction dont bénéficie l'ONU, les requérants ont porté l'affaire devant la CEDH afin de lui faire juger que la mise en œuvre de l'immunité de juridiction de l'ONU devant les juridictions nationales avait porté atteinte à leur droit d'accès à un tribunal, découlant de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droit de l'Homme (CESDH).

La décision de la Cour était très attendue, notamment en raison des décisions qu'elle avait rendues dans les affaire Behrami c/ France et Saramati c/ Allemagne, France et Norvège, dans lesquelles elle avait notamment considéré que l’ « immunité ne saurait valoir pour des actes nationaux d'application d'une résolution du Conseil de sécurité, lorsque celle-ci charge les États d'agir en leur propre nom et de (la) mettre en œuvre au niveau national ». De tels actes relèvent de la juridiction de l’État partie au sens de l'article 1 de la CESDH.

En effet, dans l'affaire Stichting Mothers of Srebrenica, la question récurrente de l'immunité des organisations internationales était confrontée à la notion « d'obligation de prévenir un génocide ». L'existence d'un tel crime commis à Srebrenica avait été confirmée par la CIJ dans un arrêt du 26 février 2007, Crime de génocide. La CEDH a cependant confirmé l'immunité de juridiction de l'ONU au regard de l'article 6 de la CESDH, déclarant irrecevable la requête introduite contre les Pays-Bas.

Bien que cette décision concerne l'immunité d'une organisation internationale, la CEDH se réfère notamment à l'arrêt de la CIJ, Allemagne c/ Italie du 3 février 2012, concernant l'immunité des États, ainsi qu'à l'avis de la CIJ du 29 avril 1999 concernant l'immunité de l'ONU au regard des actes de ses agents. Cette décision est ici étudiée à la lumière de la jurisprudence de la CIJ et pose la question de savoir si l'immunité juridictionnelle d'une organisation internationale est absolue (I) ou peut être contrée par l'existence d'une violation grave des droits de l'homme (II).

 

  1. I La nature de l'immunité de l'organisation internationale

 

Contrairement au droit des immunités des États, l'essentiel du droit des immunités des organisations internationales s'est développé sous la forme de traités. C'est ainsi que l'on trouve des dispositions soit dans la Charte constitutive de l'organisation en cause, comme la Charte des Nations Unies et le Statut de la CIJ du 26 juin 1945, soit dans les conventions particulières comme la convention des Nations Unies sur les privilèges et immunités du 13 juin 1946.

 

La CEDH examine donc les textes qui fournissent à l'ONU l’immunité juridictionnelle en tenant compte de l'avis de la CIJ de 1999, de la doctrine internationale et de la pratique des États (A) et conclut à l’existence d'une immunité absolue de l'organisation internationale (B).

 

A/ La déclaration du Secrétaire général de l'ONU, la pratique des juridictions des États et l'avis de la CIJ

 

Pour fonder son analyse, la CEDH examine la pratique des juridictions des États et la doctrine internationale et constate que l'immunité de l'ONU y est communément admise sans restrictions.

 

Elle tient également compte de l'avis de la CIJ du 29 avril 1999 dans lequel elle affirmait qu '« il n'appartient pas aux tribunaux nationaux de connaître de telles demandes [visant à obtenir réparation] dirigées contre l'organisation ; ces demandes doivent être réglées selon les modes appropriés que l'Organisation des Nations Unies devra prévoir (...) ». En outre la CIJ indique que « le Secrétaire général a le pouvoir et la responsabilité d'aviser le gouvernement d'un État membre de sa conclusion et (…) de prier ledit gouvernement (...) de porter cette conclusion à la connaissance des tribunaux si les actes d'un agent ont donné lieu à des actions en justice ».

 

Selon la CIJ, si le Secrétaire général de l'ONU ne dispose pas d'un pouvoir absolu pour déterminer l'immunité des agents, ses conclusions doivent être portées devant les juridictions saisies qui doivent en faire grand cas. La CEDH tient donc compte des déclarations du Secrétaire général de l'ONU qui concluent à l’immunité juridictionnelle de l'ONU et qui, même dépourvues de force obligatoire, peuvent être considérées comme des déclarations de principe jouissant d'une large adhésion au sein de la communauté internationale.

 

B/ L'immunité absolue de l'ONU

 

Cette question est posée à la CEDH pour une opération menée dans le cadre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, l’article 105 de la Charte disposant que « l’Organisation jouit, sur le territoire de chacun de ses Membres, des privilèges et immunités qui lui sont nécessaires pour atteindre ses buts ». Les requérants soutenaient que cette immunité n’était pas absolue. Selon la CEDH, son interprétation de la CESDH ne peut aller jusqu'à soumettre l'ONU, agissant dans ce cadre, à une juridiction nationale. La CEDH confirme donc le caractère absolu de l'immunité de l'ONU. Ce faisant, son but peut être qualifié de légitime car une limitation de la portée de l'immunité de l'ONU risquerait de favoriser les entraves à la conduite efficace des opérations de maintien de la paix et de la sécurité internationale qu'elle considère comme fondamentales.

 

En outre, la Cour admet l'absence d'autres juridictions compétentes pour connaître d'une action contre l'ONU (en l'espèce ni dans le cadre de l'ONU ni en droit des Pays-Bas). Elle estime toutefois que le fait que l'ONU n'ait prévu aucun mode de règlement en cas d'allégations relatives aux actions et omissions de la FORPRONU, n'est pas imputable aux Pays-Bas et, dans les circonstances de l'espèce, l'article 6 de la Convention ne leur impose pas d'intervenir.

 

La CEDH affirme donc son attachement au respect de l'immunité de l'ONU et apprécie son application à l'aune de diverses sources, dont la jurisprudence de la CIJ qui considère que cette question est distincte de celle de la réparation et doit donc être appréciée dans l'absolu, sans que le fond du litige ne pèse sur son application.

La CEDH aura également recours à cette jurisprudence pour déterminer si des circonstances d'une particulière gravité permettraient la levée de cette immunité.

 

 

  1. II Le refus de lever l'immunité de juridiction même en cas de circonstances d'une particulière gravité

 

L'évolution du droit international depuis la fin de la seconde guerre mondiale se fait en faveur d'une protection accrue des droits de l'Homme. Les règles élémentaires de ces droits ont rapidement été considérées comme des normes impératives du droit international et leur violation comme des faits inacceptables et imprescriptibles.

 

Les juridictions nationales ont parfois remis en cause l'immunité de juridiction des États sur la base de la protection des droits de l'Homme (affaire Distomo ou affaire Ferrini). Cependant, la CEDH refuse une telle possibilité pour une affaire comme celle de l'espèce (A) en s'appuyant sur un arrêt de la CIJ concernant l’immunité juridictionnelle des États ayant justement contredit la Cour de cassation italienne dans l'affaire Ferrini (B).

 

A/ Les circonstances d'une particulière gravité

 

L'interdiction du génocide est une forme de jus cogens et la CEDH l'a reconnu dans son arrêt Jorgic c/ Allemagne. Le massacre de Srebrenica est reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l'Ex-Yougoslavie (TPIY) dans l'affaire Krstic et par la CIJ dans l'affaire Bosnie-Herzégovine. Selon les requérants, ces arrêts devraient être pris en compte afin de permettre la levée de l'immunité de l'ONU.

La raison en serait que l'interdiction du génocide « formule l'obligation de prévenir le génocide et précise que les États sont tenus de prendre à cette fin toutes mesures en leur pouvoir et qu'ils ne peuvent se soustraire à leur responsabilité internationale en affirmant, ou même en prouvant, que les moyens à leur disposition étaient en tous les cas insuffisants, puisque les efforts combinés de plusieurs États auraient peut-être pu être suffisants pour éviter le génocide ».

 

Mais la Cour considère que la référence à son arrêt Jorgic c/ Allemagne n'est ici pas pertinente car il concerne une action pénale alors que la présente affaire est de nature civile. Dès lors, la Cour relève que le droit international ne permet pas de dire qu'une action civile devrait l'emporter sur l’immunité de juridiction pour la seule raison qu'elle repose sur une allégation faisant état d'une violation particulièrement grave d'une norme de droit international, ce qui pourrait laisser supposer qu'elle serait prête à l'admettre si le litige était de nature pénale.

 

La CEDH a reproduit cette jurisprudence dans un arrêt Jones and others c/ Royaume-Uni en rappelant que l'immunité appliquée aux fonctionnaires d'un Etat procède de l'immunité accordée à l'Etat lui-même. Cependant, la Cour constate, comme le démontrent les travaux de la Commission du Droit international (CDI), les prémisses d'une évolution dans l'opinion internationale lorsque l'exception à l'immunité est sollicitée en matière pénale. A cet égard, elle invite les Etats à examiner de manière détaillée et permanente les faits et les moyens juridiques allégués ainsi que les documents de droit international en la matière.

 

B/ La prise en compte de la jurisprudence de la CIJ concernant l'immunité juridictionnelle des États

 

La CEDH s'appuie sur l'arrêt de la CIJ du 3 février 2012, Allemagne c/Italie, bien que cet arrêt concerne l’immunité de juridiction des États et non des organisations internationales. En effet, l'immunité de ces dernières ne relève pas de la règle coutumière applicable aux États laquelle exclut, en raison de l'absence de hiérarchie entre eux, que l'un d'eux soit soumis à des actes d'autorité d'un autre État. Il s'agit là de l'application de la maxime « par in parem non habet juridictionem ». Cependant, la Cour ne s’attarde pas sur cette distinction, appliquant ici les principes dégagés par la CIJ concernant l'immunité des États.

Cette absence de distinction se comprend par le fait que l'octroi de l'immunité aux organisations internationales, selon les travaux de la CDI, trouve sa justification dans le principe de l’égalité des États membres de l'organisation vis-à-vis de cette dernière. La CDI rappelle également que les organisations internationales jouissent des privilèges et immunités qui leur sont accordés dans les accords de siège en leur qualité de sujets de droit international car elles ne jouissent pas de la protection conférée par la souveraineté territoriale.

 

La CEDH rejoint donc la CIJ en affirmant que pour les organisations internationales comme pour les États, le droit international ne permet pas de dire qu'une plainte civile doit l'emporter sur l'immunité de poursuites au seul motif qu'elle se fonde sur une allégation de violation particulièrement grave d'une norme de droit international ni même d'une règle de jus cogens. Dans son arrêt Allemagne c/ Italie, la CIJ a en effet déclaré que « même en admettant que les actions intentées devant les juridictions italiennes mettaient en cause des violations de règles de jus cogens l'application du droit international coutumier relatif à l'immunité des États ne s'en trouvait pas affectée ».

 

La CEDH fait sien ce raisonnement et l'applique au respect de l'immunité de l'ONU, tout en déclarant que le fait de reconnaître l'immunité de juridiction de l'ONU ne revient pas à reconnaître la licéité des griefs qui lui sont imputés.

*

Il résulte de la comparaison de jurisprudences de la CEDH et de la CIJ, que les mêmes principes sont appliqués par ces deux Cours s'agissant du respect de l'immunité des États et des organisations internationales. De plus, elles traitent ce principe sous l'aspect purement procédural. Cette attitude semble aujourd'hui paradoxale alors que les arguments en faveur de l'infléchissement de l'immunité de juridiction ne manquent pas. Les travaux de la CDI sur l'immunité des représentants de l’État en sont la preuve. Le rapporteur spécial devant la CDI a considéré qu'il n'existait pas de norme incontestable permettant d'y déroger mais la tendance qui se dégage dans ces travaux est que seuls les plus hauts représentants de l’État pourraient jouir de cette immunité pénale. La distinction entre l’immunité ratione materiae et l’immunité ratione personae, les liens qui existent entre les deux catégories d’immunité, leur portée et la question des exceptions figurent parmi les principales questions qui continuent à diviser les délégations.

 

En attendant une solution permettant une avancée en la matière, on observe que la Cour pénale internationale considère que le rejet des immunités personnelles contenues dans l'article 27 du Statut de Rome s'applique même aux Etats non parties au Statut lorsque des situations les concernant sont déférées par le Conseil de sécurité de l'ONU. Cette interprétation souligne le dilemme posé aux Etats parties entre les obligations de collaboration imposées par le Statut et celles relatives aux immunités en droit international.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Traités

 

 

 

 

Doctrine

 

  • Droit international public, P. Dallier, M. Forteau, A. Pellet, LGDJ 8e. éd. p. 499

     

  • S. El Sawah, Les immunités des Etats et des OI, Immunités et procès équitable, préface V. Heuzé, Larcier, Bruxelles 2012

     

  • M. Tchouro, Les immunités de juridiction face aux violations graves des Droits de l'Homme : la chronique d'une mort annoncée ?, 2012, le petit juriste, disponible sur http://www.lepetitjuriste.fr/wp-content/uploads/2012/12/Mémoire-pour-publication-le-ptit-juriste-2012-PDF.pdf?47184c

     

  • M. Laur, Responsabilité de protéger et immunité juridictionnelle de l'ONU : un duo à la croisée du droit et de la politique, Perspectives internationales, 26 janvier 2014

 

Articles et commentaires

 

  • C. Focarelli, Immunités et jus cogens : la dynamique du droit international et la fonction du jus cogens dans le processus de changement de la règle sur l'immunité juridictionnelle des Etats étrangers, RGDIP, Paris, Pedone n°126, 2008, p. 769

 

  • T. Henquet, International Organisation in the Netherlands Immunity from the Jurisdiction of the Dutch Courts, August 2010, Netherlands international Review, vol. 57, 2, pp. 267-301

     

  • La CEDH refuse de contrôler les opérations internationales de maintien de la paix, L'Europe des libertés n° 24, Université Robert Schumann

     

  • R. Van Alebeek, Domestic Courts as Agents of Development of international Immunity Rules, September 1, 2013, Leiden Journal of international Law, vol. 23, 3, pp. 559-578

     

  • M. J. Ventura and D. Akande, Mothers of Srebrenica : the obligation to prevent genocide and jus cogens. Implication for humanitarian intervention, Blog of the European Journal of international Law, September 6, 2013

     

  • T. Dannenbaum, Dutch Supreme Court affirms that Dutchbat acted unlawfully in Srebrenica, Blog of the European Journal of international Law, September 8, 2013

     

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Rapports

 

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Jurisprudence

 

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  • CEDH, Grande chambre, 2 mai 2007, n°78166/01, Saramati c/ Allemagne, France et Norvège, RTD eur. 2009, p. 161

 

 

  • CIJ, 29 avril 1999, avis consultatif sur un différend relatif à l'immunité de juridiction d'un rapporteur spécial de la Commission des Droits de l'Homme, Rec. 1998, disponible sur ICJ-CIJ.org

     

  • CIJ, 27 février 2007, Crime de génocide (Bosnie Herzegovine c/ Serbie et Monténégro), Rec. 2007, p. 414

 

  • CIJ 3 février 2012, Immunités juridictionnelles de l'Etat (Allemagne c/ Italie (Grèce intervenant)), Rec. 2012, p. 99

     

  • CPI ch. Préliminaire I, 13 décembre 2011, Al Bashir, n° ICC-02/05-01/09-139 et 140, disponible sur icc-cpi.int/iccdocs/doc1287888.pdf