"Thalès, Leibinz ou Pythagore : quel théorème le droit devra-t-il appliquer pour résoudre le problème de l'asymétrie d'information" ?
Pourquoi un consommateur est-il prêt à dépenser plus pour un véhicule neuf, alors qu’il peut acheter le même véhicule d’occasion avec seulement quelques milliers de kilomètres au compteur pour 15% à 20% moins cher en moyenne ?
Dans les deux cas, l’acheteur est en situation d’asymétrie d’information ; il souffre d’un désavantage informationnel par rapport à son vendeur. Lorsqu’il achète le véhicule d’occasion, l’acheteur ne connaît pas sa qualité et n’a aucune garantie sur son état. Il est incapable de distinguer ce que George Akerlof appelle les « lemons » (voitures de mauvaise qualité) des bonnes occasions, et c’est pourquoi il exige un prix nettement inférieur pour prendre le risque de les acheter[1]. En achetant un véhicule neuf, l’acheteur est plus sûr de la qualité du véhicule, car il a la certitude que personne n’a conduit le véhicule avant lui. Par ailleurs le concessionnaire met à sa disposition toute une série d’informations sur le véhicule qu’un vendeur particulier ne lui donnerait pas. En outre, il bénéficie d’un mécanisme de garantie qui lui permet de s’assurer contre toute panne durant un laps de temps prédéfini. Dans la première hypothèse, le consommateur est en situation d’asymétrie d’information totale avec son vendeur, alors que dans la deuxième, grâce aux informations mises à sa disposition par le concessionnaire ainsi que par le mécanisme juridique de la garantie, l’acheteur est davantage informé et protégé. Ce sont ces raisons qui le poussent à payer un prix plus élevé.
On constate que la plupart du temps, sur un marché l’un des deux acteurs dispose d’une meilleure information et en sait plus que son cocontractant sur le bien ou le service qui fait l’objet du contrat. Le fait que la même information ne soit pas partagée par tous donne lieu à ce que la théorie économique appelle des « asymétries d’information ». Cette situation va à l’encontre du modèle de la concurrence pure et parfaite, dont l’une des cinq composantes est justement la transparence de l’information.
Dans ses différents travaux, George Akerlof a tenté de montrer quelles pouvaient être les conséquences de l’asymétrie d’information sur le marché. La plus importante d’entre elles est ce qu’il appelle la « sélection adverse » ou l’ « anti sélection ». Lorsque la qualité du bien est une information détenue uniquement par le vendeur, le marché est inefficace. En effet, en l’absence de standards minimaux de qualité, on trouve sur le marché des vendeurs qui proposent des biens d’excellente qualité, mais également des vendeurs offrant des biens de très mauvaise facture. Les consommateurs ayant des difficultés à distinguer quels biens sont de mauvaise ou de bonne qualité, les vendeurs sont contraints d’offrir leurs biens au même prix, car personne n’achèterait très cher un bien dont il n’est pas sûr qu’il soit de qualité. Ce prix uniforme reflète donc la qualité moyenne sur le marché. Les vendeurs de produits de bonne qualité peuvent ne pas être disposés à rester ou à entrer sur le marché, car le prix qu’ils y recevraient reflète une qualité moyenne inférieure à celle du produit qu’ils offrent. Cela réduit la qualité moyenne du marché et peut engendrer une nouvelle chute des prix, puis finalement provoquer une nouvelle baisse de la qualité. Ce cercle vicieux peut jouer jusqu’au moment où il n’y a plus que des biens de mauvaise qualité sur le marché.
Se pose dès lors la question de savoir ce que le droit peut faire pour enrayer ce mécanisme et corriger les dysfonctionnements du marché. Par quels moyens le droit peut-il tenter de rendre l’information accessible à tous ? L’une des solutions au problème d’asymétrie d’information est d’obliger les parties à communiquer avec l’extérieur, à dévoiler des informations afin que celles-ci soient connues de tous (I). L’autre réponse consiste à mettre en place des standards de qualité pour aider la partie « faible » qui ne dispose pas de toute l’information, à mieux mesurer la qualité du bien ou de la prestation qu’il acquiert ou souhaite acquérir (II).
I. Favoriser l’information : obliger les parties à communiquer avec l’extérieur
Le maintien de leur bonne réputation ne suffit pas toujours à inciter les prestataires ou vendeurs à dévoiler toutes les informations dont l’acheteur pourrait avoir besoin. C’est la raison pour laquelle le droit oblige les vendeurs à informer les acheteurs, dans des cas où il est particulièrement important que ces derniers disposent de certaines informations. Ces communications imposées aux vendeurs peuvent être d’ordre général, c’est-à-dire adressées à tous (A), ou alors être adressées personnellement à une partie (B).
A. Communications adressées à un public général
On peut citer deux exemples particulièrement significatifs où le droit contraint une partie à publier des informations pour que les acheteurs potentiels soient mieux informés : les obligations d’étiquetage des produits alimentaires qui relèvent du droit de la consommation, et celles d’information et de communication financières.
Un consommateur lambda qui fait ses courses au supermarché est en situation d’asymétrie d’information. Il n’est pas en relation directe avec le fabricant du produit et ignore pratiquement tout des produits qui sont à sa disposition. Il est par exemple incapable de distinguer à l’œil nu, si un œuf a été pondu par une poule élevée en plein air ou combien il y a de grammes de lipides dans un yaourt. Il est donc important que le droit prévoie des mécanismes permettant au consommateur d’être informé sur le contenu du produit qu’il va acheter. Le droit européen a par exemple édicté toute une série de règles strictes afin que l’étiquetage ne soit pas de nature à induire le consommateur en erreur, et a pour cela notamment dressé une liste de mentions qui doivent obligatoirement figurer sur l’emballage de l’aliment[2].
Les obligations d’information et de communication financières visent le même objectif : permettre à certaines personnes d’avoir accès à des informations qu’elles ne seraient pas en mesure de découvrir seules si le droit ne prescrivait pas d’obligation de publicité. Ces informations sont destinées avant tout aux investisseurs potentiels ou actuels, afin qu’ils sachent quels sont les résultats de l’entreprise où leur argent est ou va être investi. On peut citer à titre d’exemple, l’obligation de droit français, qu'ont les dirigeants de sociétés par actions (SA, SAS, SASU), de sociétés à responsabilité limitée (SARL, EURL, EIRL) et, selon les cas, de sociétés en nom collectif et en commandite simple, de déposer chaque année au greffe du Tribunal de commerce ou au Tribunal de grande instance (ou Tribunal d'instance) les comptes sociaux[3]. Ces comptes peuvent être consultés par tout intéressé moyennant paiement. La communication financière est un élément clé de la transparence du marché et permet de lutter contre les asymétries d’informations qui s’y forment naturellement. En France, c’est l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui règlemente l’information que doivent publier les sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé[4]. Il est intéressant de noter qu'en droit russe, seules les sociétés par actions ouvertes sont obligées de rendre publics leurs comptes sociaux. Les sociétés à responsabilité limitée[5] (la grande majorité des sociétés commerciales de droit russe) n'ont pas d'obligation de déposer leurs comptes dans un organe centralisé qui les rend publics par la suite. L'asymétrie d'information entre les investisseurs (potentiels ou actuels) et les entreprises russes n'est donc pas résolue par le droit russe.
B. Communications adressées directement à la partie concernée
Dans certains cas, une obligation d’information d’ordre général peut être insuffisante ou inadaptée pour résorber l’asymétrie d’information entre deux cocontractants. Or il est parfois important d’être certain que la personne visée reçoive bien l’information. Le droit a ainsi instauré des mécanismes obligeant une des parties au contrat à mettre en garde et/ou informer son cocontractant. L’obligation d’information et de mise en garde du prêteur (banque) envers les professionnels (sous certaines conditions) et les particuliers en est une illustration.
Selon le degré d’exposition au risque, le banquier a une obligation de partage de l’information, voire de mise en garde. En revanche, dès lors que l’information est également partagée et qu’il n’y a donc pas d’asymétrie, le droit n’a pas vocation, en principe, à protéger la personne qui participe à une opération commerciale. Ainsi, la banque est tenue à l’égard du profane à un devoir de mise en garde en cas d’octroi d’un crédit excessif au regard des facultés contributives de l’emprunteur[6]. En cas de litige, la charge de la preuve incombe au banquier et c'est lui qui doit prouver qu’il a satisfait à son devoir de mise en garde.
Concernant l’emprunteur averti, la responsabilité de la banque ne peut être engagée que si elle détenait des informations sur la situation financière de son client que lui-même ignorait. L’objectif de cette règle est donc vraiment celui de la symétrie de l’information. La jurisprudence précise bien qu’il ne s’agit pas d’opposer le professionnel au particulier, mais bien de rechercher si l’information des deux cocontractants est ou non partagée.
Il vient d’être montré que dans certaines situations d’asymétrie de l’information, le droit met en place des règles de publicité visant à favoriser l’émergence de l’information afin que celle-ci soit partagée par tous. Une autre possibilité pour le droit de réduire l’asymétrie de l’information est de mettre en place un référentiel commun en créant des standards de qualité.
II. Imposer des standards de qualité : permettre aux parties de mieux appréhender les caractéristiques du produit
Les standards de qualité, qui sont des repères communs à tous, mettent la « partie faible », c’est-à-dire la moins informée, en mesure de mieux apprécier la qualité du produit proposé et lui certifient que ce produit présente certaines caractéristiques. Ils permettent également au vendeur de justifier son prix et de certifier la qualité de son produit. Les standards de qualité peuvent être scindés en deux catégories : ceux concernant les biens "normaux" (A), et ceux concernant les "biens de confiance" (B).
A. Les labels publics, porteurs d’informations et gages de qualité
Comme il l’a déjà été dit ci-dessus, le consommateur qui achète un bien en ignore souvent la qualité réelle. En plus des règles d’étiquetage, le législateur peut introduire des labels qui garantissent et informent l’acheteur de la qualité d’un produit. Ils informent le consommateur sur quelque chose que l’on ne peut que difficilement retranscrire sur un emballage et sur lequel le consommateur est quasiment dans l’impossibilité d’avoir des informations par lui-même : le processus de fabrication du produit. Décernés uniquement à des produits qui respectent des règles préétablies et publiques, facilement reconnaissables, les labels envoient un signal au consommateur, lui permettant de comprendre en en une seconde comment a été fabriqué le produit. Le consommateur sait aussi qu’en achetant un produit labéllisé celui-ci aura certaines qualités.
Comme il l’a été évoqué dans l’introduction, l’asymétrie d’information a certes des conséquences négatives pour l’acheteur, mais également pour le vendeur. En effet, celui-ci ne va pas pouvoir vendre un bien de qualité supérieure à un prix plus élevé si l’acheteur n’est pas informé de la qualité du bien (car ce dernier ne sera pas disposé à payer plus cher un bien s’il n’est pas certain qu’il est de bonne qualité). Le label permet de répondre à ce problème. Michael Spence appelle cela le « signalling ». Pour pouvoir vendre leur produit plus cher, les vendeurs se lancent dans des actions coûteuses pour informer d’une manière crédible les acheteurs. L’obtention d’un label demande au producteur des efforts importants et coûteux, mais elle lui permet par la suite de vendre son produit plus cher, car le consommateur est alors convaincu de sa bonne qualité.
En matière de produits alimentaires, l’Etat français a confié cette fonction au « label rouge » : ce label « atteste que des denrées alimentaires (…) possèdent des caractéristiques spécifiques établissant un niveau de qualité supérieure, résultant notamment de leurs conditions particulières de production ou de fabrication et conformes à un cahier des charges »[7].
Depuis le 1er juillet 2012, le label bio de l’Union européenne est pleinement opérationnel. Il est obligatoire sur toutes les denrées alimentaires préemballées biologiques qui ont été produites dans les États membres de l’Union et respectent les normes en vigueur[8]. Il permet au consommateur d’être certain que le produit en question a été produit selon des règles strictes de respect de l’environnement et des animaux.
Il n’y a pas en Russie de labels publics comme ceux que l’on peut trouver en France. Il y a néanmoins un système que l’on pourrait rapprocher des labels publics tels qu’ils existent en droit français. La loi fédérale N° 84-FZ "Sur la régulation technique" du 27.12.2002[9] énonce que certains biens doivent obligatoirement être certifiés par des organes accrédités par l’Etat pour pouvoir être vendus en Russie. L’article 21 de cette loi prévoit que les biens qui ne sont pas soumis à cette obligation peuvent également être certifiés par ces mêmes organes. Peuvent être certifiés non seulement des biens, mais également des services, des processus de fabrication, d’exploitation, de transport etc. La personne qui souhaite obtenir un certificat sur une base volontaire peut même choisir par rapport à quelle norme de référence elle souhaite voir certifier son bien ou son service. Cette norme peut être une norme nationale de certification, une norme interne à l’entreprise ou encore un contrat.
A titre d’exemple de biens qui sont souvent sujets à une certification volontaire on peut citer les semences. Depuis l’année dernière, les graines et semences n’ont plus besoin d’être certifiés. Néanmoins, beaucoup de producteurs de semence continuent à le faire car ils savent que le certificat est synonyme de qualité aux yeux du public. Il convaincra un acheteur de sa bonne qualité, car celui-ci aurait du mal à l’évaluer à l’œil nu et a tendance à faire davantage confiance à un produit certifié.
B. La réglementation des vendeurs de biens de confiance
On appelle biens de confiance les biens dont la qualité ne peut être évaluée par leur acheteur ni avant ni après leur achat, du moins lorsque le client est un client occasionnel. Par ailleurs, le vendeur d’un bien de confiance en sait plus que son client sur la qualité dont ce dernier a besoin[10].
Les services d’avocat ou de notaire par exemple, font partie de cette catégorie de biens : un client occasionnel n’est que très rarement en mesure d’apprécier la qualité de la prestation qui lui est fournie. Il est souvent incapable de qualifier lui-même ne serait-ce que la nature de son problème et est donc totalement dépendant de la solution qu’aura choisie son conseiller pour le résoudre (celui-ci peut par exemple choisir la procédure la plus courte et la plus efficace, mais aussi opter pour une procédure plus longue que nécessaire, dans le but de facturer ses service plus cher). Le client ignore quasiment tout de la matière et est incapable d’évaluer le travail de la personne qui lui sert de conseil. Il est donc dans une situation typique d’asymétrie d’informations avec son prestataire de service. Une intervention extérieure est souhaitable afin d’assurer au client que la personne à qui il a à faire dispose d’un niveau suffisant de compétences et d’intégrité.
C’est à cet effet qu’ont été mises en place les règlementations d’accès aux professions libérales d’avocat ou de médecin par exemple, ainsi que des organes disciplinaires au sein de ces professions[11]. Ces règles, officielles et nationales, ont pour objectif d’assurer au client que son prestataire dispose d’un minimum de savoir et d’intégrité, et pourra être sanctionné par son ordre en cas d’abus de sa part. Comme pour le mécanisme de label étudié plus haut, l’inscription à un ordre national confère au professionnel une légitimité face à son client. Ce dernier peut d’emblée faire confiance à son vendeur ou à son conseiller, car il sait qu’il a été accrédité par l’Etat et que ses compétences ont été vérifiées.
[1] George A. Akerlof, The Market for "Lemons": Quality Uncertainty and the Market Mechanism, The Quarterly Journal of Economics, Vol. 84, No. 3. (Aug., 1970), pp. 488-500.
[2]http://europa.eu/legislation_summaries/consumers/product_labelling_and_packaging/co0019_fr.htm
[3] Art. L 232-21 du Code de commerce pour les SNC, L. 232-22 pour les SARL, et L. 232-23 pour les sociétés par actions
[4] Art. 221-1 du Règlement général de l’AMF
[5] En russe « OOO » - obshestvo s ogranichenoi otvetstvenost’yu
[6] Cass. Ch. Mixte 29 juin 2007, n°05-21.104
[7] Art. L.641-1 du Code rural
[10] Darby, Michael et Edi Karni (1973), Free Competition and the Optimal Amount of Fraud, Journal of Law and Economics 16 (1) : 67-88
[11] Christophe Jamin, La réglementation des professions juridiques et judiciaires : une légitimité fondée sur la primauté de l'économie, Recueil Dalloz 2008 p. 1196
Bibliographie :
Bougherara D. et Piguet V., Marchés avec coûts d’information sur la qualité des biens : une application aux produits écolabellisés. La Doc. française | Economie & prévision 2008/1 - n° 182, p.77-96
Caswell J. et Modjuszka M., Using Informational Labelling to Influence the Market for Quality in Food Products, American Journal of Agricultural Economics, 78, p. 131-143.
Chone P., Services d’experts et « produits de confiance » : asymétries d’information et défaillances de marché, Revue Lamy de la concurrence, octobre/décembre 2006
Darby, Michael et Edi Karni, Free Competition and the Optimal Amount of Fraud, Journal of Law and Economics 16 (1), p. 67-88
Jamin C., La réglementation des professions juridiques et judiciaires : une légitimité fondée sur la primauté de l'économie, Recueil Dalloz 2008, p. 1196
Mathey N., Le devoir de mise en garde du banquier à l’égard de l'emprunteur professionnel, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 29, 21 Juillet 2011, p. 1542
Publications de la Cour de cassation, La vulnérabilité de l’emprunteur et de la caution, Rapport annuel 2009