Cour Européenne des droits de l’Homme et Cour de Justice de l’Union Européenne: état des réformes et nécessité d'évolution de deux cours européennes par Thomas ABULIUS
Cycliquement l’objet de propositions de refonte, la CJUE et la CEDH connaissent effectivement des difficultés structurelles pouvant mener à une entrave dans l’accès au juge et à une divergence d’appréciation. Les adoptions des protocoles 14 et 14 bis additionnels ont pour but d’améliorer la coordination interprétative entre les deux cours et la garantie des droits. Des interrogations demeurent sur le point de savoir s´ils représentent une réponse suffisante. Protocoles 14 et 14 bis additionnels à la CESDH et art. 6§2 du Traité sur l’Union Européenne
L’une a changé de nom officiel récemment (art. 251 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne), l’autre est désignée par le même intitulé depuis 1951. Si la différence entre la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) et la Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH) ne se résume pas à une simple différence de dénomination, il n’en demeure pas moins qu’elles partagent en 2010 la particularité d’être l’objet de projets de refonte, l’objet de réflexion sur leur organisation et leur avenir. La modification de l’architecture conventionnelle et l’imbrication des mécanismes juridiques entre les deux institutions qui en découlent, obligent naturellement à s’interroger sur un changement structurel des fonctionnements des deux juridictions. Toutefois, loin de se limiter à l’adhésion de l’Union Européenne à la CEDH, prévue d’une part à l’art. 6 § 2 du Traité sur l’Union Européenne (TUE) et d’autre part, par le Protocole 14 additionnel à la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) signé à Strasbourg le 13 mai 2004 qui dans son article 17 permet l’adhésion de l’UE à la CEDH en amendant l’article 59 de la Convention, l’origine et la nécessité des changements à l’ordre du jour européen sont liés à des difficultés récurrentes et communes aux deux Cours. Si en 1951 pour l’une et en 1957 pour l’autre, et de manière moins prononcée, jusqu’en 2009, leurs finalités divergeaient, il est apparu, que, victimes de leur succès(Linos-Alexandre SICILIANOS, La « réforme de la réforme » du système de protection de la CEDH, Annuaire français du droit international, Année 2003, Volume 49, Numéro 49, p. 611), les deux institutions ont connu une expansion impressionnante des affaires jugées et enregistrent un nombre toujours croissant d’affaires pendantes. La combinaison des facteurs évoqués amène à s’interroger sur la garantie et l’effectivité de l’accès au juge, droit consacré par l’art. 6 de la CESDH et l’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux, entrée en vigueur le 1er décembre 2010. La situation peut apparaître d’autant plus paradoxale que la juridiction de l’Union Européenne occupe une position de « pouvoir constituant » (Verfassungsmacher) de l’Union Européenne (STREIT, Manfred E., VOIGT, Stefan (Hrsg), Europa reformieren, - Ökonomen und Juristen zur zukünfitegen Verfaßtheit Europas -, Baden-Baden, Nomos, 1996, p. 115), en ayant interprété les traités et complété ses lacunes, et introduit de nouvelles règles. Tout comme la réforme de la CJUE, celle de la Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH) n’est pas simplement une question d’ordre technique. Une réforme n’a pas de valeur en soi : elle est un instrument pour une stratégie de changement (Françoise TULKENS, « Les réformes à droit constant » - Quelle réforme pour la Cour européenne des droits de l'homme ? Actualité et Droit International, novembre 2002, http://www.ridi.org/adi, p.1). L’amélioration de l’efficacité du mécanisme européen se fait-elle au profit de l’intérêt des individus et d’une meilleure protection de leurs droits ? Les exigences pratiques peuvent-elles conduire à réduire l’effectivité de cette protection ? La réforme du système des deux cours est devenue nécessaire (I.), elle s’inscrit dans une adaptation constante (II.).
I – La nécessaire réforme du système juridictionnel européen.
La récente décision rendue en Grande Chambre de la Cour EDH dans l’affaire Medvedyev et autres c. France (CEDH Grande Chambre, 29 mars 2010, Medvedyev et autres contre France.) et l’exemple de l’interprétation par la Cour de Luxembourg des dispositions relatives aux monopoles d’Etat en matière de jeu d’argent démontrent l’importance des rôles de ces deux Cours. Ces deux juridictions majeures ont ainsi contribué l’émergence et à façonner l’état de droit à l’échelon européen (Karen J.ALTER, The European Court’s Political Power, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 110). Cependant, il apparaît que fortement sollicitées, elles connaissent des difficultés structurelles (A.) pouvant mener à une entrave dans l’accès au juge et à une divergence d’appréciation (B.).
A – Etat des lieux des difficultés structurelles : des Cours victimes de leurs mécanismes de protection.
La CJUE (ancienne CJCE) s’est érigée au fil des ans en régulateur de l’activité de l’Union Européenne (Matthias HERDEBERGER, Europarecht, München, Verlag C.H. Beck, 9ème éd., 2007, p. 108). Dotée d’une compétence d’attribution, son interprétation contribue à une plus grande cohérence de l’ordre juridique de l’union Européenne. A l’instar de la Cour EDH, la Cour de Justice est de plus en plus sollicitée et connaît un nombre croissant d’actions, de questions préjudicielles : autorités et juridictions nationales ainsi que les individus saisissent de plus en plus la juridiction européenne ayant pour conséquence une surcharge chronique conduisant certains auteurs à contester l’exemplarité de la juridiction en dénonçant une durée procédurale à tous les stades de l’instance correspondant de moins en moins aux standards de l’état de droit (WOLFRUM Rüdiger, DEUTSCH, Ulrike, The European Court of Human Rights Overwhelmed by applications: problems and possible solutions, Springer, Max-Planck-Institut für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 2007, p. 111).
Depuis plusieurs années, la situation de la Cour EDH est devenue l’objet de préoccupations, à tous les niveaux et a suscité la création de multiples groupes de travail ou de réflexion. En effet, avec plusieurs milliers d’affaires en cours, 8661 en décembre 2009 (Surveillance de l´exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l´homme, 3ème rapport annuel, 2009, p. 33) de traitement et plusieurs dizaines de milliers pendantes, c’est à « une crise menaçant d’asphyxie », que la Cour est confrontée. Si 85% des requêtes sont déclarées irrecevables, il n’en demeure pas moins que les juges strasbourgeois ne peuvent que difficilement faire respecter au sein de la juridiction les exigences d’un délai procédural raisonnable. Aussi, en dépit de l’adoption du protocole n°11 additionnel à la convention et qui avait été adopté en 1994 afin de lutter contre la surcharge de la Cour, une « réforme de la réforme » (Linos-Alexandre SICILIANOS, La « réforme de la réforme » du système de protection de la CEDH, Annuaire français du droit international, Année 2003, Volume 49, Numéro 49, p. 616) est à l’ordre du jour. Témoignages à la fois du succès de la Cour et de la considérable menace pour l’effectivité de la protection des libertés et droits fondamentaux garantis par la convention et ses protocoles (WOLFRUM Rüdiger, DEUTSCH, Ulrike, The European Court of Human Rights Overwhelmed by applications: problems and possible solutions, Springer, Max-Planck-Institut für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 2007, p. 105).
B – Une architecture juridictionnelle perfectible
Lorsqu’ils étudient les problèmes auxquels la nouvelle Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) doit faire face, les auteurs mettent en exergue trois défis : la construction d’une protection des droits individuels et des droits fondamentaux, l’élaboration d’un catalogue clair des compétences et surtout améliorer l’accès à la CJUE (Karen J.ALTER, The European Court’s Political Power, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 119 et PECHSTEIN, Matthias, Entscheidungen des EuGH Kommentierte Studienauswahl, Tübingen, Mohr Siebeck, 4ème éd., 2007, p. 510). Les recours en manquement mais surtout les questions préjudicielles contribuent très nettement à rendre le droit de l’UE davantage cohérent. Ce caractère souffre du fait qu’une affaire enregistrée au greffe Luxembourg mettra en moyenne deux ans et demi avant qu’une décision n’intervienne. L’accès direct à la juridiction de l’union européenne doit être substantiellement amélioré afin que le citoyen UE puisse réellement faire valoir ses droits garantis. C’est notamment afin d’unifier l’interprétation sur les droits communs protégés (droits fondamentaux) que les réformes sont en cours, celles-ci marquent une adaptation des Cours au nouvel environnement institutionnel.
II – Entre réformes en cours et projets de refonte : l’adaptation constante des Cours Européennes
Les adoptions des protocoles 14 et 14 bis additionnels (A.) ont pour objet de favoriser la coordination interprétative entre les deux cours (B.). Des interrogations subsistent quant à savoir s´ils représentent une réponse suffisante.
A – Adoption des protocoles 14 et 14 bis à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales amendant le système de contrôle de la convention : une réponse suffisante ?
Le protocole additionnel n°14 et le protocole 14 bis ont été adoptés suite au constat de l’urgence d’amender la Convention afin de maintenir et de renforcer à long terme la protection offerte par la Cour EDH en raison de l’augmentation continue de la charge de travail. Le protocole 14 prévoit également une modification organique du statut des juges. La modification du statut des juges, désormais élus pour neuf ans et non rééligibles permet une meilleure garantie de leur indépendance et de leur impartialité. S’agissant de l’exécution des décisions, le comité des Ministres peut mieux s’assurer de l’exécution des décisions, car il peut saisir la Cour au titre d’un recours en manquement dans l’hypothèse où un Etat refuse d’appliquer l’arrêt, ou d’un recours en interprétation si celle-ci est nécessaire à l’exécution de l’arrêt. L’instauration d’un juge unique pouvant apprécier la recevabilité des requêtes et le rôle de plus en plus importants des comités de 3 juges pouvant désormais déclarer une requête irrecevable, permettent d’améliorer le filtrage des requêtes davantage que ne le permettait le protocole n°11. S’agissant de la Cour EDH, la « Conférence sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme » de février 2010 a débouché sur une prise de position commune. Plusieurs pistes visant à alléger la charge de travail de la Cour ont été avancées. Ainsi, afin de « permettre à la Cour de se concentrer sur son rôle essentiel de garante des droits de l’homme et de traiter avec la célérité requise les affaires bien fondées et en particulier les allégations de violations graves des droits de l’homme », un mécanisme supplémentaire de filtrage, en plus de celui déjà existant, est notamment envisagé et ce pour les affaires dites « répétitives ». Cette approche s’inscrit directement dans la perspective du nouveau critère de recevabilité introduit par le Protocole n° 14 devant entrer en vigueur le 1er juin 2010 à l’art. 35.3. Aussi, sera déclarée irrecevable une demande si la Cour estime « que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne »). A ce titre, la Cour pourra donner plein effet au nouveau critère de recevabilité qui figure dans le Protocole n° 14 et à considérer d’autres possibilités d’appliquer le principe de minimis non curat praetor selon la déclaration finale de la Conférence (http://www.eda.admin.ch/eda/fr/home/topics/eu/euroc/chprce/inter.html). Néanmoins, consciente de l´expansion du contentieux devant la Cour EDH, la conférence instaure un contrôle du bilan des deux protocoles afin le cas échéant de mettre en place de nouvelles mesures complémentaires.
B – Dialogue des juges, influence réciproque et intégration douce : passage de la théorie à la pratique, une mise en œuvre délicate.
C’est sous l’influence de l’élaboration de la Charte des droits fondamentaux que la question de l’adhésion est revenue à l’ordre du jour européen (IMBERT Pierre-Henri, De l’adhésion de l’Union Européenne à la CEDH, Droits fondamentaux, n° 2, janvier - décembre 2002, p. 12). C’est le Protocole 14 signé à Strasbourg le 13 mai 2004 qui dans son article 17 permet d’envisager l’adhésion des 27 Etats membres, pris de manière unis, à la CEDH en amendant l’article 59 de la Convention. Plusieurs questions se posent s’agissant des conséquences de cette adhésion. En premier lieu, si elle affecte la répartition des compétences entre l’Union et ses Etats membres, si la base juridique à créer à cet effet dans le traité se limite à régler le seul problème de l'adhésion à la CEDH. L'adhésion à la CEDH n'est pas en général en conflit avec l'autonomie du droit communautaire. La totalité des normes de droit communautaire continueront d'être adoptées par les institutions de l’UE mises en œuvre par sa propre administration et par l'administration des Etats membres; en outre, leur application et leur interprétation continueront d'être assurées par les juridictions nationales et par la Cour de justice. Dans le domaine couvert par la CEDH, l'adhésion à celle-ci représentera une limitation de l'autonomie du droit communautaire. Pour ce qui concerne plus particulièrement la Cour, celle-ci perdra en substance son monopole de statuer définitivement sur la validité d'un acte de droit communautaire lorsque la violation d'un droit garanti par la CEDH sera en cause (Groupe de travail II "Intégration de la Charte/adhésion à la CEDH"). En adhérant à la CEDH, l’UE pourra à l’instar des Etats parties à la Convention, occuper un siège de juge. Ainsi, le juge élu pour l'UE apporterait à la Cour de Strasbourg un complément de compétence en ce qui concerne le système juridique de l'Union. Cela renforcerait la cohérence entre les jurisprudences des deux juridictions et faciliterait le développement d'un système de protection des droits fondamentaux à l'échelle du continent. Cette influence structurelle doit permettre d’éviter les divergences d’appréciation entre les 2 Cours, telles qu’elles avaient pu être mises en valeur dans l’affaire Hoechst de 1989 (CJCE, 21 sept. 1989, Rec. P. 2859). Ce système rénové est la conséquence de plusieurs étapes. Loin d’être concurrentes, CJCE et CEDH avaient à l’origine leurs domaines réservés respectifs. Ainsi, la CJCE connaissait des questions d’intégration économique, tandis que la Cour de Strasbourg était la juridiction compétente pour connaître de la garantie des droits fondamentaux en Europe. Puis, l’ « intégration douce » et l’influence réciproque entre les deux Cours ont entraîné l’apparition des risques de divergences d’interprétation et d’appréciation. L’adhésion de l’UE à la CEDH doit donc permettre de tarir les divergences et assurer une garantie des droits et libertés qu’ils soient garantis par les textes de l’Union Européenne ou du Conseil de l’Europe.
Bibliographie indicative
Rapport :
• Rapport explicatif du conseil de l’Europe relatif au protocole n°14 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, amendant le système de contrôle de la Convention, www.coe.org
Articles :
• DUTHEIL de la ROCHERE Jacqueline, CHALTIEL Florence, « Le Traité de Lisbonne : quel contenu ? », R.M.C.U.E., n°513, décembre 2007, pp. 617-620. • HATJE Armin (Prof. Dr.), « Der Vertrag von Lissabon – Europa endlich in guter Verfassung ? », NJW 2008, 1761, p. 34 • IMBERT Pierre-Henri, De l’adhésion de l’Union Européenne à la CEDH, Droits fondamentaux, n° 2, janvier - décembre 2002, pp. 11 - 19 • RITLENG Dominique, La réforme de la CJCE, modèle pour une réforme de la Cour européenne des droits de l'homme ?, Revue universelle des droits de l'homme, vol.14, n°7-8, pp.288-296 • SICILIANOS Linos-Alexandre, La « réforme de la réforme » du système de protection de la CEDH, Annuaire français du droit international, Année 2003, Volume 49, Numéro 49, pp. 611-640. • TULKENS Françoise, « Les réformes à droit constant » - Quelle réforme pour la Cour européenne des droits de l'homme ? Actualité et Droit International, novembre 2002, <http://www.ridi.org/adi>. •
Monographies :
• ALTER, Karen J., The European Court’s Political Power, Oxford, Oxford University Press, 2009, 332 p. • BLUMANN Claude, DUBOUIS Louis, Droit institutionnel de l´Union Européenne, Paris, Litec, 2ème édition, 2007, 599 p. • BORCHARDT Klaus-Dieter, Die rechtlichen Grundlagen der Europäischen Union, Heidelberg, C.F. Müller, 3ème éd., 2006, 549 p. • HÄRTEL, Ines, Handbuch Europäische Rechtsetzung, Göttingen, Springer, 2006, 561 p. • HERDEBERGER Matthias, Europarecht, München, Verlag C.H. Beck, 9ème éd., 2007, 471 p. • JACQUÉ Jean-Paul, Droit institutionnel de l’Union Européenne, 4ème éd., 2006, 779 p. • PECHSTEIN, Matthias, Entscheidungen des EuGH Kommentierte Studienauswahl, Tübingen, Mohr Siebeck, 4ème éd., 2007, 762 p. • STREINZ, OHLER, HERRMANN, Der Vertrag von Lissabon zur Reform der EU, Einführung mit Synopse, München, Verlag C.H. Beck, 2008, 404 p. • STREINZ Rudolf, Europarecht, Heidelberg, C.F. Müller, 8ème éd., 2008, 534 p. • SCHWARZE Jürgen (Hrsg), EU-Kommentar, Baden-Baden, Nomos, 2ème éd., 2008, 2734 p. • STREIT, Manfred E., VOIGT, Stefan (Hrsg), Europa reformieren, - Ökonomen und Juristen zur zukünfitegen Verfaßtheit Europas -, Baden-Baden, Nomos, 1996, 273 p. • WOLFRUM Rüdiger, DEUTSCH, Ulrike, The European Court of Human Rights Overwhelmed by applications: problems and possible solutions, Springer, Max-Planck-Institut für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 2007, 128 p.