Commentaire de la décision Board of Management of Salesian Secondary College (Limerick) v Facebook Ireland Limited: l’anonymat sur les réseaux sociaux, enjeu d’actualité dans l’Union européenne.
« Sur internet, personne ne sait que tu es un chien », le dessin caricatural de Peter Steiner[1] reflète l’idée générale selon laquelle Internet permet aux individus d’être intraçable. Plus de trente ans plus tard, il a été démontré mainte fois que ce n’est pas le cas, loin de là. L’anonymat est certes possible mais les plateformes en ligne ou fournisseurs d’accès à internet conservent des données des utilisateurs et peuvent permettre de divulguer la véritable identité de leurs utilisateurs.
Une décision rendue récemment par la High Court irlandaise Board of Management of Salesian Secondary College (Limerick) v Facebook Ireland Limited [2021] IEHC 287 illustre les nombreuses problématiques autour de cet anonymat en ligne. Il s’agit d’un conflit entre le conseil d’une école dans la ville de Limerick et la plateforme de réseau social Facebook. Ce dernier est propriétaire de la plateforme en ligne Instagram où un compte a été créé afin de poster du contenu vulgaire et dégradant notamment envers des membres du personnel de l’école. Quelques jours plus tard, le conseil d’école a réussi à récupérer le mot de passe du compte et à le supprimer. Il a demandé à Facebook de divulguer les données permettant à l’école d’identifier le propriétaire du compte Instagram pour pouvoir le soumettre à des sanctions disciplinaires.
Le problème central de ces demandes de divulgation réside dans la balance des différents droits fondamentaux garantis par la Charte des droits fondamentaux et les intérêts individuels des personnes demandant cette divulgation. La Charte protège, entre autres, le droit à la vie privée, le droit à la protection des données et la liberté d’expression. Cet arrêt démontre que le droit de poster du contenu sur internet de manière anonyme n’est pas encore explicitement reconnu comme faisant partie des droits fondamentaux précédemment cités. Cet arrêt établit également que le processus de divulgation de données dans ce cas litigieux peut encore être amélioré afin de s’adapter au monde numérique et à la croissance exponentielle de l’utilisation des réseaux sociaux. Enfin, en interrogeant la Cour européenne de justice, cet arrêt démontre l’incertitude actuelle quant à la future responsabilité des plateformes en ligne concernant les contenus illégaux. De manière globale, cet arrêt permet de se demander si le droit à l’anonymat en ligne n’est pas un droit fondamental que les acteurs d’internet doivent protéger ?
Cet arrêt irlandais peut être comparé avec l’arrêt du tribunal judiciaire TJ Paris, 25 février 2021, n°21/50553 G. B. c/ Sté Twitter International Company. Bien que le litige de fond soit différent, les mêmes problématiques apparaissent. Etant deux pays membres de l’Union européenne, il est intéressant d’examiner comment les cours nationales solutionnent le litige lié à l’anonymat sur internet.
I) Une nécessaire adaptation à l’environnement numérique
Bien que la décision de la cour irlandaise ne soit pas complète en attendant les réponses de la Cour de justice de l’Union Européenne, celle-ci apporte des précisions quant au statut actuel du droit irlandais face aux enjeux posés par le numérique. En effet, afin d’obtenir des plateformes de réseaux sociaux les données personnelles permettant l’identification d’un utilisateur anonyme, les demandeurs doivent acquérir de la part de la cour un ordre de divulgation. Cet ordre est appelé le Norwich Pharmacal Order puisqu’il a été développé au cours du jugement anglais du même nom Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise Commissioners [1974] A.C. 133. Les juges irlandais l’ont ensuite intégré au système judiciaire irlandais avec Megaleasing (UK) Limited v Barrett [1993] I.L.R.M. 497. Pour obtenir cet ordre légal, il faut que la divulgation soit nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi qui doit être expliqué par la partie demanderesse. Enfin, cette même partie doit pouvoir clairement identifier l’acte répréhensible de manière non-ambigu. En France, la situation semble plus compliquée. Le processus d’identification des utilisateurs anonymes en ligne doit obligatoirement se faire par le biais d’une décision de justice, tout comme c’est le cas en Irlande. Cela peut se faire sur la base de l’article 6 de la loi confiance dans l'économie numérique (LCEN) ou des articles 145, 808 et 809 du Code de procédure civile. Comme il est montré dans la décision française TJ Paris, 25 février 2021, n°21/50553 G. B. c/ Sté Twitter International Company, les critères permettant d’obtenir cette identification sont similaires à ceux utilisé en Irlande. Notamment, les juges français exigent un motif légitime pour demander la divulgation des données des utilisateurs anonymes. Il faut également la preuve des faits rapportés. Dans la décision contre Twitter, les tweets diffamatoires ont été constaté dans un procès-verbal de constat par un huissier. Comme en Irlande, cette demande doit être proportionnée au but poursuivi. Dans la décision, les juges ont considéré que le simple fait de vouloir identifier l’auteur des propos litigieux et d’avoir la preuve de cette identité est suffisant pour demander à Twitter de divulguer l’identité de l’anonyme.
Alors que l’Angleterre a déjà fait évoluer le Norwich order, ce n’est pas le cas de l’Irlande. En effet, l’Angleterre considère que cette divulgation des données personnelles d’un utilisateur anonyme sur internet peut être ordonnée également si la partie demanderesse ne souhaite pas poursuivre en justice cet utilisateur et souhaite seulement infliger des sanctions disciplinaires par exemple. C’est notamment expliqué dans la décision de la cour suprême datant de 2012 Rugby Football Union v. Consolidated Information Services Ltd [2012] UKSC 55. En France, comme rappelé dans l’arrêt de Twitter, les juges laissent la possibilité de poursuivre l’auteur des propos litigieux à la discrétion du demandeur. Cela se rapproche donc de la position anglaise. La rigidité de la part du juge irlandais met à mal son adaptation au numérique et à l’utilisation exponentielle de l’anonymat sur internet. Aujourd’hui, l’utilisation d’internet est généralisée et la pratique de l’anonymat est autorisée sur la plupart des réseaux sociaux. Dans cette situation, n’autoriser la divulgation des données personnelles d’anonymes sur internet dans le seul objectif de poursuites légales permet une plus ample protection de ces utilisateurs. Cela ne donne pas non plus un large éventail de choix quant à l’issue de l’acte répréhensible : soit la divulgation n’est pas autorisée et l’acte n’est pas sanctionné, soit la divulgation est autorisée et des poursuites légales sont intentées. C’est ce que reproche l’école irlandaise dans l’arrêt en question considérant que des sanctions moins lourdes comme des sanctions disciplinaires peuvent être envisagées dans ces cas-là. Néanmoins, il est intéressant de noter que la France adopte une récente position qui se rapproche de l’inadaptation irlandaise au numérique. Au lieu de continuer à faciliter les demandes de divulgation des internautes anonymes postant du contenu illicite, la loi 2021-998 du 30 juillet 2021 en modifiant l’article 6 II de la LCEN n’autorise à faire suite à une demande de divulgation des données seulement si des poursuites pénales sont engagées. Cette nouvelle législation réduit, comme en Irlande, les possibilités de divulgation de ces données dans un moment où la place de l’anonymat sur internet est grandissante.
II) La balance des droits fondamentaux
Les décisions françaises et irlandaises citées permettent de mettre en lumière le débat de fond lorsque l’anonymat sur internet est en jeu. En effet, comme le rappellent les juges irlandais, l’anonymat sur les réseaux sociaux est une forme d’utilisation de la liberté d’expression et la sauvegarde du droit à la vie privée et à la protection des données personnelles. La divulgation de ces données se heurte donc à l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et son principe de proportionnalité dans la limitation des droits mentionnés. Cet article mentionne que toutes restrictions à ces droits doivent être nécessaires et doivent poursuivre un objectif d’intérêt général ou de protection des droits et libertés des personnes. Néanmoins, les juges irlandais expliquent que les juridictions européennes ne se sont pas encore prononcées quant à la possibilité de voir l’anonymat comme un aspect du droit à la vie privée, de la protection des données et de la liberté d’expression. De ce fait, les Etats-membres de l’Union européenne ne sont pas certains de l’attitude à adopter face à cette problématique de divulgation des données d’un utilisateur anonyme. Cette incertitude se démontre notamment dans l’approche différente prise par les juges français et irlandais. Alors que la cour irlandaise décide de poser des questions préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne afin d’être certaine de la démarche à adopter, les juges français ont permis la divulgation des données personnelles de l’utilisateur anonyme en question que ce soit dans la décision contre Twitter ou dans Cour d'appel de Paris, 21 février 2019, n° 18/08046 contre Facebook Ireland. L’arrêt irlandais met également en avant le lien problématique d’une divulgation d’identité avec le Règlement Général de protection des données (RGPD). Ce règlement n’autorise pas le traitement de données personnelles et les juges considèrent que la divulgation de ces données à un tiers rentre dans la définition du traitement de données. Néanmoins, l’école demanderesse s’appuie sur l’article article 6(1)(c) du RGPD où le traitement de données personnelles est légal sans le consentement de la personne concernée si le traitement est nécessaire au respect d'une obligation légale à laquelle le responsable du traitement est soumis. Le but du traitement de données doit être déterminé dans le droit européen ou de l’Etat-membre en question et doit rencontrer les objectifs d’intérêt général et être proportionné et légitime au but poursuivi. Dans le cadre de la décision irlandaise, le fait que l’école ne souhaite pas poursuivre en justice l’auteur du compte anonyme pose la question de l’intérêt poursuivi et de sa proportionnalité face à la divulgation puisqu’il s’agit d’une intention moins sévère que de poursuivre pénalement l’élève. La décision française de Twitter est pourtant différente en ce que les juges ont autorisé la divulgation de ces données personnelles sans garantie que des poursuites judiciaires seraient lancées. Cela diffère donc largement de la précaution prise par les juges irlandais. A une échelle plus large, bien que la Cour de justice de l’Union européenne ne se soit pas encore prononcée sur le sujet, il est possible d’imaginer que les juges communautaires continuent de protéger dans le futur la protection des données et par extension l’anonymat sur internet, puisqu’il protège des valeurs fortes de l’Union européenne : la liberté d’expression et le droit à la vie privée.
III) La responsabilité des plateformes en ligne
Dans la décision irlandaise en question, la responsabilité de la plateforme Facebook n’est nullement remise en cause. Ni les juges ni l’école demanderesse ne considère Facebook comme le responsable de la publication litigieuse. La seule action demandée à Facebook est la divulgation des données personnelles de l’individu anonymisé après la demande faite par les juges. En France, la tendance est similaire puisqu’à l’entrée en vigueur de la LCEN, on a considéré que les intermédiaires n’étaient pas en mesure de contrôler l’ensemble du contenu publié sur leurs plateformes. Néanmoins, cet arrêt pose la question de la responsabilité des plateformes en ligne quant au partage de contenu haineux anonymisés en ligne. Dans ce type de litige impliquant des utilisateurs anonymes postant un contenu illégal, la solution ne serait-elle pas de demander aux plateformes de réseaux sociaux, considérées comme intermédiaires, de contrôler de manière plus efficace le contenus posté sur leurs plateformes. La question de la responsabilité des plateformes en ligne est remise en cause récemment avec l’adoption des nouveaux textes adoptés par l’Union européenne et notamment le Digital Services Act (DSA). Applicable sur tout le territoire de l’Union à partir de janvier 2024, ce texte permet de redéfinir les obligations des intermédiaires et notamment des plateformes de réseaux sociaux. Concernant la problématique des contenus illégaux postés par des utilisateurs anonymes sur internet, le DSA promet d’introduire de nouvelles mesures pour prévenir l’apparition de ces contenus et des obligations permettant aux plateformes de réagir plus rapidement en respectant les droits fondamentaux tels que le droit à la privée et la protection des données personnelles. En France, le conseil d’Etat, lors de son étude sur les réseaux sociaux, a considéré que la levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux n’est pas souhaitée. Il est notamment question d’obliger les plateformes de réseaux sociaux à se conformer et à adopter un système de vérification d’identité qui permet à l’internaute d’exercer sa liberté d’expression en préservant sa vie privée tout en permettant l’identification de manière plus effective en cas de litige comme dans la décision irlandaise.
Bibliographie :
Board of Management of Salesian Secondary College (Limerick) v Facebook Ireland Limited [2021] IEHC 287.
Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise Commissioners [1974] A.C. 133.
Cour d'appel de Paris, 21 février 2019, n° 18/08046.
TJ Paris, 25 février 2021, n°21/50553 G. B. c/ Sté Twitter International Company.
Gaylor Rabu, « Rumeur et anonymat » Légicom 2018, 35.
Emmanuel Netter, « Un juge peut-il ordonner à Facebook de livrer l'identité de ses utilisateurs ? » Dalloz IP/IT 2019, 401.
Renaud Le Gunehec, « Lutte contre les abus de la liberté d'expression en ligne : la simplicité et le juge » Légipresse 2020, 423.
Renaud Le Gunehec, « Anonymat en ligne : les espaces de commentaires sous protection de l'article 10 » Légipresse 2022, 300.
« Nous devons penser aux réseaux sociaux de demain » Dalloz Actualité, 3 octobre 2022 accessible <« Nous devons penser les réseaux sociaux de demain » | Interview | Dalloz Actualité (dalloz-actualite.fr)> (accès le 15 janvier 2023).
« The Digital Services Act: ensuring a safe and accountable online environment » Commission européenne, 27 octobre 2022 accessible <The Digital Services Act: ensuring a safe and accountable online environment (europa.eu)> (accès le 15 janvier 2023).
« DSA: Council gives final approval to the protection of users’ right online » Conseil de l’Union européenne, 4 octobre 2022 accessible <https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2022/10/04/dsa-c... (accès le 20 janvier 2023).
[1] Peter Steiner, The New Yorker, 5 juillet 1993.