La surveillance du télétravail et le droit au respect de la vie privée : une analyse comparée des systèmes juridiques français et allemand, par Marine Soulard
« Les salariés sont considérés comme autonomes, mais ils sont sous laisse électronique »[1]. Cette métaphore de Pascal Lokiec, juriste en droit social et professeur à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, illustre l’autonomie apparente des télétravailleurs face à une surveillance numérique parfois excessive de l’employeur.
Depuis la crise sanitaire de la Covid-19 en 2020, le télétravail s’est imposé dans la vie des salariés. Il s’agit d’une forme d’organisation volontaire du travail, effectuée régulièrement hors des locaux de l’entreprise par le biais de technologies de l’information et qui se réalise dans le cadre d’un contrat de travail.[2] Le télétravail peut concerner tout salarié de l’entreprise, désigné sous le terme de « télétravailleur ». Grâce à l’autonomie du télétravail, de nombreux salariés arrivent à mieux organiser leur vie professionnelle et privée. Cependant, cette autonomie entraine une méfiance de la part de l’employeur, qui se concrétise par une surveillance du télétravail. Celle-ci ne peut pas être exercée comme le travail sur site, en raison de la distance physique imposée par le télétravail. Cette surveillance se justifie par un rapport de subordination entre le télétravailleur et l’employeur, qui exerce le pouvoir de direction.[3] Le contrôle se déroule principalement au domicile du salarié et soulève des interrogations sur des atteintes à son droit au respect de la vie privée. En d’autres termes, ce droit est protégé par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. Cette situation reflète donc un conflit juridique entre le droit à la surveillance et le droit au respect de la vie privée.
Les régimes juridiques du télétravail en droit français et en droit allemand parviennent-ils à concilier la nécessaire surveillance par l'employeur de l'activité professionnelle avec le droit fondamental à la protection de la vie privée ?
Il est intéressant de comparer les systèmes juridiques français et allemand, car leurs approches concernant la surveillance du télétravail et le droit au respect de la vie privée peuvent diverger, bien que les deux systèmes soient soumis au droit de l’Union européenne.
Un équilibre nécessaire entre respect des obligations du contrat de travail et respect de la vie privée du salarié
Le contrôle du temps de travail
Contrôler le temps de travail à domicile permet au salarié d’effectuer ses heures et ses pauses quotidiennes comme lorsqu’il travaille sur site.[4] Cela participe à maintenir un équilibre entre sa vie professionnelle et privée. Le suivi du temps de travail des salariés permet à l’employeur de vérifier ses heures effectivement travaillées, dans le respect du contrat de travail et de ses obligations contractuelles. Il convient de préciser que le temps de travail effectif ne comprend ni les temps de pause ni les congés payés. Néanmoins, les heures supplémentaires sont payées.
Les modalités du temps de travail en Allemagne et en France tendent à se rapprocher. Le droit allemand prévoit quarante heures de travail par semaine en vertu de l’article 3 de la Loi allemande sur le temps de travail (Arbeitszeitgesetz), alors que le droit français prévoit trente-cinq heures de travail hebdomadaires selon l’article L3121-27 du Code du travail. Les dispositions prévues dans les lois allemandes et françaises peuvent différer en vertu des clauses présentes dans le contrat de travail du salarié, la charte unilatérale, l’accord d’entreprise, l’accord de branche et/ou l’accord collectif. Les législations française et allemande adoptent donc une approche flexible du temps de travail pour s’adapter à l’entreprise.
Des modalités de contrôle de ce temps de travail sont prévues dans le cadre du télétravail.[5] Lorsque le salarié est sur site, la mesure est « objective et quantifiable », alors qu’en télétravail, elle est « subjective et non quantifiable ».[6]
La surveillance du temps de télétravail est similaire en France et en Allemagne et est admissible si la vie privée du télétravailleur est respectée. Il s’agit pour les employeurs français et allemands d’utiliser pour leurs surveillances des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), comme des ordinateurs, des téléphones, des réseaux Internet ou des logiciels. En effet, l’employeur peut effectuer un simple contrôle des heures de connexion via le Log-In et le Log-Out ou via le système de pointage électronique de l’appareil. Le contrôle peut être plus poussé : il peut s’agir d’un contrôle qui s’étend à la vérification de l’activité de courriers électroniques, d’appels et d’utilisation d’Internet.
La mise en place, en France et en Allemagne, d’un contrôle aléatoire permet de vérifier que l’interdiction ou la limitation de l’usage privé des équipements informatiques fournis par l'employeur est bien respectée. Le contrôle doit alors être justifié, proportionné et le salarié doit en être informé.[7] Cela signifie donc qu’un contrôle complet n’est autorisé que s’il est justifié par des faits concrets. Le contrôle du temps de travail, similaire en France et en Allemagne, est donc un facteur clé dans la productivité de l’entreprise et dans la vie privée du salarié.
Le contrôle de performance
Le contrôle de performance est une surveillance par l’employeur des tâches effectuées par le télétravailleur en vertu de ses obligations professionnelles. Ce contrôle plus étroit vise à réguler la charge de travail du salarié, afin de respecter une stabilité entre sa vie professionnelle et privée. Il convient de préciser que certains salariés travaillent à domicile uniquement pour une partie de leur travail, car certaines tâches ne peuvent s’effectuer à distance. Contrairement au contrôle du temps de travail, dans lequel la France et l’Allemagne utilisent les mêmes suivis, concernant les activités réalisées par le télétravailleur, la France et l’Allemagne ont une approche juridique différente.
L’article L1222-9 alinéa 2 du Code du travail prévoit des modalités de régulation de la charge de travail, dont les contrôles de performance font partie, comme l’entretien annuel (article L1222-10 du Code du travail) ou les réunions périodiques (daily meeting, reporting). En droit allemand, la réalisation du travail peut être contrôlée par l’employeur dans le cadre d’un contrôle de performance (die Leistungskontrolle) et d’un contrôle du comportement (die Verhaltenskontrolle) selon l’article 87 alinéa 1 Nr.6 de la Loi allemande sur la constitution des entreprises (Betriebsverfassungsgesetz). Le contrôle de performance se concentre sur l'exécution qualitative ou quantitative de l'obligation principale de prestation, alors que le contrôle du comportement vise à vérifier le respect de la loi ou du contrat dans le cadre d'une relation de travail.[8]
Par ailleurs, en France et contrairement à l’Allemagne, l’accent est mis sur le droit à la déconnexion.[9] Il s’agit d’un droit du salarié de ne pas être sollicité, en dehors de ses heures de travail, par des outils numériques comme des appels, des courriers électroniques ou des messages. La charge de travail doit être limitée aux heures de travail. De ce fait, le temps de repos et de congé ainsi que la vie personnelle et familiale sont respectés. Ce droit a été mis en place par la Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016. Elle prévoit dans son article 55 une modification de l’article L2242-8 du Code du travail. Le droit à la déconnexion est appliqué dans les entreprises par la négociation collective obligatoire. La Cour de cassation reconnait implicitement ce droit dans son arrêt du 17 février 2004 n° 01-45889.
Le droit français protège donc plus fortement le droit au respect de la vie privée dans le cadre du contrôle de performance par le droit à la déconnexion. Cela est renforcé par le fait qu'il est instauré par une négociation collective, qui varie en fonction des entreprises. L’Allemagne, elle, semble plus intrusive dans la sphère privée du télétravailleur avec ses contrôles de performance et de comportement plus standardisés.
Un équilibre semble donc exister en droit français et en droit allemand entre le droit à la surveillance de l’employeur et le droit au respect de la vie privée du salarié. Cependant, il peut être rompu par la nécessité d’une surveillance limitée. En effet, le respect du droit fondamental à la vie privée restreint la surveillance de l’employeur.
Une surveillance proportionnée de l’employeur comme garantie essentielle au respect de la vie privée du salarié
La possibilité d'un contrôle au domicile du salarié
En dehors des contrôles techniques que sont le contrôle du temps de travail et le contrôle de performance, il est aussi possible d’effectuer un contrôle non-technique comme le droit de visite. Il doit être exercé de manière proportionnée, car il est limité à certains motifs juridiques comme le contrôle du respect des normes de sécurité au travail.
Ce droit de visite oblige l’employeur à prendre des mesures de protection relatives à la santé et à la sécurité en application de l’article 8 de l’accord national interprofessionnel de 2005. Dans le cadre de ces mesures, la visite à domicile peut avoir lieu si l’entreprise le décide ou si le télétravailleur demande une visite d’inspection. En sachant que les postes de télétravail sont équipés par l’entreprise en mobilier, outils de travail et équipements de communication, seuls les équipements pertinents sont contrôlés.[10]
Le droit français pose un cadre strict du droit de visite et garantit une protection renforcée du droit au respect de la vie privée, alors que le droit allemand prévoit une plus grande marge de manœuvre du droit de visite.
L’employeur ou un supérieur hiérarchique peut, en droit allemand, se rendre au domicile du télétravailleur, sans consultation préalable du salarié. Une fois arrivé au domicile, le télétravailleur peut accepter ou refuser de le laisser entrer. En France, l’employeur a un droit de visite prévu à l’article 8 de l’accord national interprofessionnel de 2005. Ce droit est soumis à une obligation d’information, à l’accord préalable du salarié et à la consultation du Comité Social et Economique (CSE),[11] dans le cadre de son devoir de loyauté. L’Allemagne, par ses modalités de contrôle plus souples, empiète donc plus sur le droit au respect de la vie privée que la France. En effet, le salarié ne pouvant refuser l’accès à l’employeur qu’une fois que celui-ci est devant son domicile, il est plus difficile de le faire. Le supérieur ayant déjà effectué le déplacement et ayant déjà un aperçu de la sphère privée du domicile du salarié par le quartier, la rue, la maison ou l’appartement.
L’employeur peut également faire appel, en Allemagne, au médecin du travail ou à un spécialiste de la sécurité au travail et en France aux représentants du personnel compétents en matière d’hygiène et de sécurité ainsi qu’aux autorités administratives. C’est ce que les articles 3 et 6 de la Loi allemande sur la sécurité au travail (Arbeitssicherheitsgesetz) et l’article 8 de l’accord national interprofessionnel de 2020 prévoient. Le droit de visite est donc un mode de contrôle de l’entreprise limité par la sphère privée du télétravailleur.
Des contrôles encouragés par les avancées technologiques
Les avancées technologiques favorisent le progrès, mais peuvent constituer une violation du droit au respect de la vie privée des télétravailleurs. En effet, les données à caractère personnel du salarié ne sont pas susceptibles d’être surveillées. Elles sont protégées par le droit de l’Union européenne, notamment en vertu du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). En principe, certains contrôles sont interdits mais leurs mises en œuvre peuvent être tolérées dans des circonstances particulières.
En droit français et allemand, le contrôle par vidéosurveillance est prohibé, en application de l’article 9 du Code civil et de l’article 26 de la Loi allemande fédérale sur la protection des données (Bundesdatenschutzgesetz). Il s’agit d’une surveillance vidéo, qui peut être installée sur un ordinateur via une caméra ou une webcam externe. Elle capture des images du salarié à son poste de télétravail et peut enregistrer des conversations avec un microphone. C’est un contrôle visuel et sonore. Ce contrôle, en principe interdit, peut être mis en œuvre dans certains cas. La mesure doit être nécessaire, proportionnée et répondre au but légitime.[12] Le principe de minimisation des données personnelles du télétravailleur (article 5 RGPD) et la nécessité d’obtenir son consentement pour le traitement de ses données personnelles (article 7 RGPD) s’ajoutent. En France, la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL) a affirmé que l’activation permanente de la caméra est une intrusion dans la vie privée du salarié. Elle n’est ni nécessaire, ni proportionnée (CNIL, 12 novembre 2020). Les logiciels espions sont, eux aussi, interdits. La surveillance étant permanente, elle n’est pas proportionnée. Le salarié n’étant pas informé de cette surveillance, elle a lieu contre son gré, ce qui est prohibé.
Néanmoins, l’employeur peut utiliser, en France et en Allemagne, des systèmes de localisation par satellite via le WIFI/WLAN ou via le Bluetooth. Il peut aussi localiser le télétravailleur grâce au GPS par une localisation en continue via des TIC.[13] Il est aussi possible de contrôler le télétravailleur via des logiciels, Software. La Cour fédérale du travail allemande (Bundesarbeitsgericht) a considéré qu’un keylogger, qui est un logiciel d’enregistrement, n’est pas autorisé (BAG, NJW 2017, 3258). La surveillance est donc encouragée par les avancées technologiques et pourra, à l’avenir, de nouveau être modifiée par de nouvelles innovations. Elle reste néanmoins limitée par le droit au respect de la vie privée du télétravailleur, notamment dans sa sphère privée.
Bibliographie
Doctrines
Savine BERNARD, « Le code du télétravailleur », Editions Dalloz, 2021
Laëtitia MOREL, « Le droit à la déconnexion en droit français, la question de l’effectivité du droit au repos à l’ère du numérique », Mars 2020
Chantal MATHIEU, « Travail à domicile et télétravail », Répertoire de droit du travail, 2023
Dr. Dennis RATSCHKOWSKI, « Persönlichkeitsrechte und Datenschutz als Grenzen von Leistungs- und Verhaltenskontrollen bei häuslicher Telearbeit », Europäische Hochschulschriften, Peter Lang, 2023
Prof. Dr. Günther WIESE, Mannheim « Personale Aspekte und Überwachung der häuslichen Telearbeit », 2009
Volker STÜCK/Rachel ZAPP « Homeoffice, mobiles Arbeiten und Telearbeit – aber sicher », 2024
Nils BACKHAUS, Anita TISCH, Beate BEERMANN, « Telearbeit, Homeoffice und Mobiles Arbeiten: Chancen, Herausforderungen und Gestaltungsaspekte aus Sicht des Arbeitsschutzes », Baua: Fokus, mai 2021
Prof. Dr. Robert VON STEINAU-STEINRÜCK et Mitarbeiter Kai-Oliver BURMANN, « Überwachung der Arbeitszeit im Homeoffice – Vertrauen vs. Kontrolle », NJW-Spezial 2018, 754
Textes officiels
Accord-cadre sur le télétravail du 16 juillet 2002 de l’Union européenne
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales
Règlement Général sur la Protection des Données, RGPD
Code du travail
Accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 relatif au télétravail
Accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 relatif à la mise en œuvre réussie du télétravail
Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels
Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés
Ordonnance allemande sur les lieux de travail, Arbeitsstättenverordnung
Code de commerce allemand, Gewerbeordnung
Loi allemande sur le temps de travail, Arbeitszeitgesetz
Loi allemande sur la constitution des entreprises, Betriebsverfassungsgesetz
Loi allemande sur la sécurité au travail, Arbeitssicherheitsgesetz
Loi allemande fédérale sur la protection des données, Bundesdatenschutzgesetz
Jurisprudences
Cour de cassation, arrêt du 17 février 2004, n° 01-45889
Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés, CNIL, 12 novembre 2020
Bundesarbeitsgericht, BAG, NJW 2017, 3258
Article
Cécile DAUMAS, « Pascal Lokiec « les salariés sont considérés comme autonomes, mais ils sont sous laisse électronique » », Libération, samedi 30 novembre 2024
Rapport
Résumé exécutif de « l’Etude explorant le contexte social, économique et juridique et les tendances du télétravail et du droit à la déconnexion, dans le contexte de la numérisation et de l'avenir du travail, pendant et après la pandémie de COVID-19 », Commission européenne, Mai 2023
[1] DAUMAS Cécile, « Pascal Lokiec « les salariés sont considérés comme autonomes, mais ils sont sous laisse électronique » », Libération, samedi 30 novembre 2024
[2] Article 2 de l’Accord-cadre sur le télétravail du 16 juillet 2002 de l’Union européenne, article L1222-9 du Code du travail français, article 2 alinéa 7 de l’Ordonnance allemande sur les lieux de travail (Arbeitsstättenverordnung)
[3] Articles 2.1 et 3.1.1 de l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2020, article 106 du Code de commerce allemand (Gewerbeordnung)
[4] Article 3.1.2 de l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2020
[5] Article L1222-9 alinéa 2 du Code du travail, article 3 de la Loi allemande sur la protection du travail (Arbeitsschutzgesetz)
[6] Savine BERNARD, « Le code du télétravailleur », Editions Dalloz, 2021, p.115
[7] Article 9 de l’ANI de 2005, article 3 de l’ANI 2020
[8] Dr. Dennis RATSCHKOWSKI, « Persönlichkeitsrechte und Datenschutz als Grenzen von Leistungs- und Verhaltenskontrollen bei häuslicher Telearbeit », Europäische Hochschulschriften, Peter Lang, 2023, p. 46, 47
[9] Articles 2.2 et 3.1.3 de l’ANI de 2020, articles L3121-64 et L3121-65 du Code du travail
[10] Article 7 alinéa 7 l’Ordonnance allemande sur les lieux de travail (Arbeitsstättenverordnung), article 7 de l’ANI 2005, article 3.1.4 de l’ANI 2020, article L1222-10 du Code du travail
[11] Article 7.3.1 de l’ANI 2020
[12] Article 6 RGPD, article 8 de la Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978
[13] Dr. Dennis RATSCHKOWSKI, « Persönlichkeitsrechte und Datenschutz als Grenzen von Leistungs- und Verhaltenskontrollen bei häuslicher Telearbeit », Europäische Hochschulschriften, Peter Lang, 2023, p. 80 et s.