Ema de Pablo Larraín : poétique et éthique de l’obscénité.

Pablo Larraín n’a jamais cherché à ménager son spectateur. Avec Ema, plus que jamais, il sape nos rapports installés à la narration pour mieux interroger nos normes et  nos convictions. Ema apparaît ainsi comme un véritable manifeste esthétique et éthique au sein de la filmographie du réalisateur chilien. Si au premier abord le film semble délaisser une veine historique pour une histoire plus intime, il fait malgré tout se croiser la question nationale chilienne de No (2012), le portrait de femme de Jackie (2017) et le questionnement sur la place de l’artiste de Neruda (2016).

Ema c’est l’histoire d’un couple d’artistes : Gaston, chorégraphe, et Ema, danseuse dans la troupe de ce dernier. Dès les premières séquences du film, nous comprenons que le couple entretient des rapports tumultueux où s’entrelacent choc générationnel et désaccord artistique : Gaston d’une dizaine d’années l’aîné d’Ema voit ses idéaux artistiques contestés par une nouvelle génération de danseurs dont sa femme est la représentante. Mais avant tout chose, leur relation se retrouve sous le ressort d’une tragédie intime ;  celle de la perte de leur enfant adoptif qu’ils ont dû « rendre » au service sociaux après que ce dernier ait brûlé le visage de sa tante. Les circonstances de ce drame sont placées hors champ alors même qu’elles fondent la dynamique dramatique du film. La causalité classique des moyens et des fins est ainsi mise à mal et nous nous retrouvons face une héroïne insaisissable, impétueuse, soumise à la seule force de ses désirs. Au gré de ses danses, de ses manipulations tortueuses et tordues elle dessine des trajectoires erratiques qui déjouent constamment nos horizons d’attente. En ce sens, le dernier film de Pablo Larraín est profondément placé sous le signe de la provocation, voire de l’obscénité. Et pourtant, apparaissent en filigrane des thématiques que le réalisateur chilien n’a eu de cesse de filmer, celles de l’art et de la politique qui se confondent dans une ode à la liberté rêvée.

 

Un film sous le signe de la provocation : 

Ema est un film qui prend à bras le corps ce qui d’ordinaire est ostracisé. A l’image des déplacements langoureux face caméra des danseuses, l’obscène s’immisce dans tous les recoins du film.

Ema, déterminée  à retrouver son fils, est en butte avec son réel, elle se refuse à lui, même si cela lui vaut la marginalisation. Elle chemine dans Valapariso - et accessoirement dans le récit - en dansant. Au sein de ce parcours chorégraphique elle orchestre des liturgies hérétiques qui défient l’intelligibilité et la bienséance : en quoi les séductions décomplexées, les danses lascives dans des lieux publics, les errances au crépuscule et jeux avec un lance-flamme lui permettent-elles d'arriver à ses fins? Au cours de ces divers rituels, les couleurs joviales de Valparaíso laissent place aux néons cauchemardesques de la vie nocturne où le vert du dégout se trouve intimement lié au rouge du désir. Paradoxalement, c’est grâce à ses liturgies, en apparence chaotiques et éclatées, que la protagoniste parvient à réhabiliter une certaine harmonie dans sa vie. En ce sens, les multiples trajectoires circulaires symbolisent la recréation d’un mouvement cosmique au centre duquel Ema est placée. C’est autour d’elle que la caméra ne cesse de tournoyer ou encore que ses amies dansent en ronde. Seulement cette harmonie se construit en opposition aux modèles pré-établis. Ema est ainsi un film qui met à mal les partitions traditionnelles des moyens et des fins, du bien et du mal, du cosmos et du chaos, du normal et du pathologique, de l’actuel et du virtuel. 

 

L’obscénité comme paradigme moderne : 

Larraín filme dès lors l’avènement d’une sensibilité nouvelle, fiévreuse et à vif. A l’image du feu, véritable leitmotiv du film (incendies, lance flammes, scénographies magmatiques de Gaston), Ema irradie et régénère tout ce qu’elle approche et tous ceux qu'elle approche. Larrain définit ainsi son personnage comme «une idée poétique de la nature. Elle est le soleil, et le soleil peut donner la vie, il apportera la vie grâce à la lumière qu'il fournit, mais si vous vous approchez trop près, vous pouvez être brûlé. » (Propos recueillis par J Mandelbaum, Le Monde, septembre 2020) 

L’émergence de cette sensibilité nouvelle s'obsevre alors à travers l'affirmation de nouvelles valeurs esthétiques. Les danseuses apparaissent en effet comme de véritables vestales des temps modernes qui protègent et promeuvent coute que coute le feu du reggaeton ; musique caribéenne qui a connu une flambée de popularité durant les années 2000 au Chili. Mais le passage de flambeau entre deux visions esthétiques incarnées respectivement par Gaston et Ema ne se fait pas sans remous. Au cours d’une dispute, Gaston s’insurge contre cette culture urbaine, son exubérance, son rythme hypnotique qui donne à croire à une liberté illusoire. Ce discours incriminant pourrait laisser penser que cette culture contemporaine déploie une obscènité gratuite ; seulement Gaston apparaît profondément seul dans un cadre à vide alors que les danseuses en contre champ, forment - par leur positionnement en triangle - une ligne de force digne des plus grandes peintures classiques. Le film reconnaît ainsi à cette nouvelle génération une force et une consistance esthétique. Larrain montre également que l’avènement de cette culture nouvelle ne peut être ignorée. Les rues envahies par une jeunesse politisée filmées dans No ont à présent laissé place aux rues animées par des danseurs qui exultent le droit à disposer de leur propre corps. Larrain affirme ainsi : « Cette génération, qui semble plus soucieuse de ses propres idées et biens matériels, c'est la génération de ce nouveau Chili qui, je crois, va arriver. Le fait qu'ils soient danseurs fait de leur corps un instrument politique aussi.» (Propos recueillis par J. Mandelbaum, Le Monde, septembre 2020)

Danse et éthique : 

Ema n’est pas donc un film de danse à proprement parler en ce sens que la danse est moins utilisée comme un motif dramatique que comme un motif réflexif : la reconquête du fils adoptif se double d’une reconquête plus large, celle de la liberté. Les chorégraphies ne relèvent pas d’une une vanité esthétique ; mais constituent autant de fêlures ouvrant  sur un nouvel univers dans lequel Ema est libre de réinventer sa vie, de redécouvrir l’amour, le désir et la maternité. Larraín donne ainsi à voir un monde en formation, un monde en expansion particulièrement imprévisible. Les séquences dansées - placées par le montage alterné entre différents fragments narratifs - deviennent des réceptacles où convergent et fermentent divers scénarios susceptibles à tous moments d’être actualisés. Ema est toute à la fois femme et amante, belle-mère et mère du même enfant, danseuse et professeure, piromane et pompier.

Là se trouve la dimension éthique de l’obscénité. Les danse-transes d’Ema élaborent des gestes qui sont libres de figurer et de devenir ce qu’ils veulent, tenant ainsi à distance « des gestes assignés à des fonctions utiles » (J. Rancière Les temps modernes). Ce caractère intuitif des danses exacerbe une césure entre deux natures du geste : un geste normatif, utilitaire et un geste, en deçà de la praxis, qui tend à une symbolisation et liberté nouvelle. C’est par exemple un rendez-vous juridique qui se conclue par une danse suave d’Ema sur la table de réunion. Ce qui pouvait apparaître au premier abord comme un tour de vis supplémentaire à la folie du personnage principal s’avère finalement être un geste d’émancipation vis-à-vis des conventions. La subjugation de l’avocate devant cette performance témoigne bien que la danse est un moyen de court-circuiter la fin narrative et donc utilitaire de la séquence (remplir le dossier de divorce) pour en faire une séquence de spectature qui n’a de visée que poétique.     

Si le spectacle des corps de Ema prend au premier abord l’apparence d’un ballet nauséeux qui malmène le spectateur tant d’un point de vu narratif qu'éthique, il donne en fin de compte à voir une certaine force de résistance et d’innovation de la jeunesse chilienne. Pablo Larrain fait alors le pari réussi de donner à voir la jeunesse de son temps sans jamais porter un jugement ou un regard culpabilisant. Larrain préfère y rechercher l’esthétique et l’éthique nouvelle qu’elle déploie.

 

Dans la même catégorie

Incident

par Angele Forget le 06/12/2023

Dark, une œuvre SF incomparable

par Ilona Ohana le 31/01/2023

SIBEL - UNE HISTOIRE D'ÉMANCIPATION

par Clara Haelters le 30/01/2023

Critique : Mamoru Oshii, Ghost in the Shell, 1995

par Suzon Chentre le 19/01/2023