La nature dans le cinéma de Terrence Malick

            

 

La nature, ici objet principal à analyser, semble admettre plusieurs acceptions. En effet, elle se réfère d'abord à l'ensemble de forces ou de principes supérieurs, considérés comme à l'origine des choses du monde et de son organisation, mais elle se caractérise aussi par l'ensemble de la réalité matérielle considérée comme indépendante de l'activité et de l'histoire humaines. La définition qui semble la plus intéressante ici, est celle de son opposition avec l'homme et son activité. Est-ce cette définition qu'adopte Terrence Malick ? Met-il en opposition la nature avec les hommes ? Et plus encore, comment est montrée cette nature et quelle est sa fonction ? Parce qu'ici, il est bien question d'analyser le traitement que fait Terrence Malick de la nature dans ses films en nous intéressant à la réception de ses œuvres par le spectateur. Puisqu'un film bien que fait pour lui-même, se suffisant à lui-même, est destiné, dans notre monde, à une industrie et donc à un public. Chez Malick, la nature semble à la fois présente pour contrer notre vision anthropomorphiste en nous donnant à voir autre chose que l'homme et ses actions mais dans le même temps, son traitement contemplatif nous ramène instantanément à nous dans un mouvement d'introspection. La nature chez Malick, semble alors être prise dans un double mouvement de remise en question de notre place et de la sienne dans le Grand Tout.


La nature pour contrer notre vision anthropomorphiste : un mouvement vers l'extérieur

 

D'ordinaire, l'homme et ses actions sont au centre de notre regard, ce sont eux qui définissent tous les pans de notre vie. Dans l'industrie du cinéma et de ses œuvres, cette dimension est elle aussi présente. En tant que spectateur, nous suivons en premier lieu les personnages, leurs actions, leurs réussites, leurs malheurs et, bien souvent, ils ont un rôle important dans notre appréciation d'un film. Nous sortons de la salle de cinéma en nous disant que ce personnage était très bien joué par tel.lle acteur.rice, que nous nous retrouvons en iel etc. 

Ainsi, les films de Terrence Malick tendent à se construire différemment en redirigeant notre regard vers la nature dans un mouvement vers l'extérieur, qui nous décentre de nous-mêmes et de nos semblables.

Pour cela, Malick rappelle sans cesse l'existence de la nature et la rend omniprésente dans ses films. En effet, tous ses films ont des pans entiers, si ce n'est tout le film, filmés dans un environnement naturel. Par exemple, ses personnages n'ont presque jamais de toit au-dessus de leur tête et lorsque c'est le cas, ces espaces d'ordinaire cloisonnés ne le sont pas chez Malick. Les maisons sont des maisons ouvertes, aérées, comportant plus de vitres et d'ouvertures que de pans de murs. Elles ne semblent pas protéger de l'extérieur mais plutôt intérioriser l'extérieur en faisant corps avec lui. Elles font donc corps avec la nature et invitent les personnages à vivre en elle. C'est le cas de la maison du propriétaire dans Days of Heaven ou la maison de la famille texane dans The Tree of life. Ainsi, cette nature a une place réelle dans le cadre, que ce soit une nature agricole (Days of Heaven), une nature exotique (TheThin Red Line), une nature cosmique (The Tree of Life) ou encore une nature montagneuse (A Hidden Life).

Cette nature est aussi très diverse, nous donnant à voir autant des animaux que des plantes, de l'eau ou des minéraux. Pourtant certains motifs naturels sont privilégiés dans la cinématographie de Malick. L'eau qui coule d'une cascade, l'eau qui suit son propre mouvement ou encore l'homme qui nage en elle comme une enveloppe maternelle, un liquide amniotique, une source de vie en est l'un d'eux.

Il remet en question notre regard évaluateur du réel, un regard hégémonique qui ne regarde que certaines choses et en omet d'autres. C'est pourquoi, il joue avec les échelles des choses, nous permettant de voir l'infiniment grand et l’infiniment petit. Ainsi, ses films sont ponctués d'inserts d'animaux et de paysages à des échelles très grandes ou très petites nous montrant l’entièreté de ce qui compose notre planète et plus encore, notre cosmos. Comme dit Philippe Fraisse, auteur de Un Jardin parmi les flammes :

« C'est le jeu des regards entre les choses vivantes et l'homme que Malick s'efforce de saisir, dans une offre de restauration de l'enchantement, et avec la conviction que tout est toujours donné et donné de nouveau et donné encore et encore à qui sait voir et entendre ». 

Terrence Malick utilise différents outils pour rappeler l'existence de la nature et pour rééduquer à la fois notre regard mais aussi notre ouïe à celle-ci. C'est donc aussi par son expression sonore que la nature nous apparaît. En effet, Malick a travaillé sa bande-son de telle sorte qu'elle est composée en grande partie de bruits de nature, nous immergeant en elle. Toute la nature, faune et flore, s'exprime, nous criant parfois sa présence ou s'immisçant subtilement dans notre appréhension auditive. C'est particulièrement dans The Thin Red Line, que la nature, omniprésente en image, l'est aussi dans le son. Le chant des oiseaux se mélange avec le bruissement des feuilles sous le vent ou sous les pieds des soldats, avec l'eau qui coule d'un ruisseau ou le remous des vagues. Le cri de la nature, pour reprendre l'expression de Martin Barnier, est souvent plus fort que tout autre son humain et les étouffe parfois. En effet, toujours dans The Thin Red Line, lors des affrontements entre les soldats américains et japonais, la déflagration des obus et canons n'est pas aussi forte qu'elle devrait être, étouffée par le vent dans les feuillages, souffle de la nature. 

Ici, Malick nous fait découvrir la nature comme si, d'un œil neuf et nouveau, nous la voyons pour la première fois. Nous nous oublions pour ne voir qu'elle, notifier sa présence, ses formes et ses sons dans un puissant mouvement vers elle. 

 

La nature comme voyage introspectif : un mouvement intérieur

 

Mais dans un second temps, ce même traitement de la nature nous amène vers l'introspection, vers un mouvement intérieur, un voyage intérieur laissant de côté la nature pour se recentrer sur nous-mêmes et nos questionnements.

C'est par le biais contemplatif que Malick traite la nature. La contemplation de cette nature offerte dans ses moindres détails se transforme peu à peu en contemplation intérieure. En effet, les images belles et lentes de cette nature luxuriante pose le spectateur en voyeur contemplatif qui s'extrait peu à peu du visionnage dans une posture méditative. Il est amené à se questionner sur son existence et sa place dans le monde. Que faire de ce don de l'existence ? Plus encore, d'où venons nous et quels sont les liens qui nous unis ? Quand The Tree of Life met particulièrement en perspective les liens familiaux (maternité, paternité, fraternité..) au travers de cette famille texane, The Thin Red Line souligne l'absurdité de la guerre, partie intégrante de l'histoire humaine et A Hidden Life interroge sur notre morale et notre obéissance à l'autorité. Ainsi, comme l'affirme Philippe Fraisse :

« Recevoir un film de Malick, c'est accueillir une expérience intérieure ».

Le spectateur s'interroge sur ses vérités premières, à la fois individuelles et universelles dans une déconnexion du temps présent (du visionnage donc) pour se balader dans sa mémoire et dans ses projections futures.

De plus, les images que nous donnent à voir Malick sont des images-perceptions, à l'opposé de toute explication. En cela, c'est à nous de trouver un sens à ce que nous voyons, toujours dans cette posture méditative que le rythme et le traitement des images nous imposent. Ainsi, les images de Malick sont des symboles à interpréter, des questionnements que nous tentons de résoudre en notre fort intérieur. Par conséquent, ce traitement contemplatif et mystérieux de la nature ne semble être qu'un levier pour nous faire accéder à la rêverie, la méditation introspective pour nous découvrir et nous améliorer.

 

La nature, l'Homme et le Grand Tout

 

Mais, le traitement de la nature de Malick en nous poussant, à la fois, à considérer la nature et à nous recentrer sur nous-mêmes, dans un mouvement qui semble alors opposé, nous invite en fait à nous reconsidérer en tant qu'homme dans cette nature. C'est-à-dire faire partie d'un même tout : l'homme et la nature dans le Grand Tout. 

Par cette omniprésence de la nature dans ses films, Malick nous invite à redéfinir à la fois nos liens entre nous mais aussi nos liens avec elle pour trouver une harmonie. La nature étant elle aussi personnage à part entière du monde autant que les hommes, pourquoi la traiter comme nous le faisons jusqu'à la renier ? Cette nature qui nous est montrée en profondeur, en détails, nous interroge, nous perturbe et nous incite à nous prendre en compte en elle. Ne sommes-nous pas après tout des produits de la nature ?

Effectivement, cette nature est un habitat pour l'homme. Elle est à la fois l'endroit où l'on naît, mais aussi l'endroit où l'on meurt. En effet, beaucoup de personnages malickéens meurent en elle, dans l'eau surtout. C'est le cas de Bill dans Days of Heaven où la caméra se place sur la surface de l'eau en contre-plongée comme pour saisir l'autre côté de la vie ou encore de l'enfant qui se noie dans une rivière dans The Tree of Life. Mais c'est aussi en son sein verdoyant que l'on meurt et que l'on est absorbé en elle, vers le Grand Tout. La séquence à 1h10 et 34 secondes dans The Thin Red Line est l'exemple le plus probant. Elle met en scène un jeune soldat qui vient de se faire tirer dessus et agonise dans les bras d'un autre soldat. Dès la première image, des rayons de lumière vifs enveloppent les deux personnages. Ensuite, son supérieur vient le voir et essaie de l'apaiser, le focus est fait sur lui, en gros plan, mais on distingue en arrière plan dans le flou, de la verdure et des feuillages, signe qu'ils sont en pleine nature. Une musique dramatique se fait entendre tout en gardant en fond sonore les tirs, déflagrations et cris des soldats. Mais la composition sonore de cet extrait met aussi en scène la nature prête à accueillir le soldat. Le vent, souffle de la nature, est très présent dans cette scène, au même niveau que le morceau de musique et il surpasse les différents bruits de guerre. Ensuite, le jeune soldat lève la tête vers le ciel et des rayons de lumière percent au travers du feuillage des arbres comme s'il allait retourner auprès d’un Dieu, auprès de la nature. Un autre plan peu après reprend le même procédé mais au travers de trois feuilles remplies de trous. Le soldat expire. Quoi que l'on fasse, nous apparaissons et disparaissons en elle, entité supérieure et immuable. 

La nature chez Malick dans son acception la plus large est une nature transcendante, expression de Dieu ou plutôt création de Dieu. C'est notamment au travers des multiples plans en contre-plongée des rayons de soleils, métaphore de la lumière de Dieu, que cette dimension se fait ressentir. Il semblerait que ce soit en passant par la contemplation de la nature et l'introspection que l'homme peut alors embrasser le Tout. Selon Michel Chion, dans son ouvrage La Ligne rouge :

« Malick met en valeur par ses moyens propres (le cadre, le montage, le son, la lumière), l'étrange cohabitation dans le même moving box de l'homme avec les animaux et le monde ».

Une cohabitation qui est aujourd'hui sans communication, où l'homme et la nature vivent en parallèle et non ensemble. Malick le montre bien à l'aide de plans d'animaux sauvages qui ne sont presque jamais dans le cadre avec les hommes.

Mais cette incitation à nous connecter à elle, est tacite de la part de Malick, elle n'est pas ouvertement revendiquée, elle n'est pas politique. Elle est simplement formulée de manière mystérieuse et insidieuse. Sa réalité devient plus forte lorsque le premier personnage de Malick manifeste de l'intérêt pour la nature, Witt, soldat déserteur qui n'aspire qu'à vivre en elle et à la contempler. Puisque c'est avant tout sa beauté qui est célébrée, la caméra de Malick semble nous dire : admirez-la !

 

In fine, la nature dans la filmographie de Malick, sans cesse dans le cadre, nous interpelle, parfois en nous bousculant, parfois en nous apaisant. Même si elle s'en éloigne dans certains films, cette nature est emprunte des idéaux transcendantalistes de Terrence Malick. Elle admet et permet un double mouvement, à la fois vers elle et vers nous-mêmes dans une volonté de nous englober dans un seul tout. Le but n'est pas ici de nous diviser, nous séparer, mais plutôt de nous inviter à la réflexion sur notre propre traitement de la nature et peut-être aller jusqu'à une réconciliation, une vraie cohabitation de tous les êtres de cette terre comme le dit Michel Chion dans La Ligne Rouge :

« Le cinéma de Terrence Malick ramène à une seule échelle l'animal qui vit sa vie d'animal, le paysage et le soleil, l'homme, ses questions, ses préoccupations et ses machines ».

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