La rétention de ressortissants de pays tiers en situation irrégulière : étude comparative de l’arrêt Celaj (CJUE, 1er octobre 2015) à la lumière de la jurisprudence de la CJUE et de la CourEDH
Résumé: Le 1er octobre 2015, la CJUE a rendu l’arrêt Celaj qui est venu clarifier les critères de la rétention de ressortissants de pays tiers en situation irrégulière. Ce billet essaiera de répondre à la question de la conformité de la pénalisation du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers en situation irrégulière faisant l’objet d’une procédure de retour avec le droit de l’UE et la CEDH.
Le 29 novembre 2015, lors de la réunion des chefs d’Etat ou de gouvernement de l’Union européenne (UE) avec la Turquie, un plan d’action commun[1] a été adopté pour faire face à la crise des réfugiés. Depuis la mise en œuvre de ce plan d’action commun, la rétention des demandeurs d’asile et des réfugiés est devenue un sujet de préoccupation majeur. L’UE est non seulement accusée de se rendre complice des rétentions illégales effectuées par les autorités turques[2] mais il lui est également reproché que les centres d’enregistrement et d’identification des migrants au sein même de l’UE soient devenus des « lieux de rétention »[3].
La rétention qui doit être définie comme « toute mesure d’isolement d’un demandeur d’asile par un Etat membre dans un lieu déterminé, où le demandeur d’asile est privé de sa liberté de mouvement »[4] est souvent citée ensemble avec la politique de retour de l’UE[5].
La Commission européenne n’a pas omis de souligner, lors de la présentation de son plan d’action en matière de retour en septembre 2015, qu’il serait nécessaire d’appliquer rigoureusement les règles de l’Union en matière de retour pour accroître l’efficacité du système[6]. Ces règles et procédures communes concernant le renvoi de ressortissants de pays tiers en situation irrégulière sont régies par la directive « retour » [7]. Cette dernière prévoit la possibilité de placer une personne en rétention afin de préparer le retour ou de procéder à l’éloignement, à moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement (Article 15-1).
Un des derniers arrêts en la matière a été rendu le 1er octobre 2015 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Dans l’affaire Celaj[8], la Cour a été amenée à se prononcer sur la question de savoir si la directive de retour s’oppose à une réglementation d’un Etat membre qui prévoit l’infliction d’une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers en situation de séjour irrégulier qui, après être retourné dans son pays d’origine dans le cadre d’une procédure de retour antérieure, entre de nouveau irrégulièrement sur le territoire dudit Etat en violation d’une interdiction d’entrée. L’arrêt soulève ainsi la complexité de la relation entre la mise en œuvre de la politique européenne de retour et l’usage de sanctions pénales. Dans le contexte de la crise migratoire actuelle, l’importance de la solution retenue par la CJUE est capitale. En effet, les juges de Luxembourg estiment que la directive « retour » ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui impose une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers qui entre irrégulièrement sur son territoire en violation d’une interdiction d’entrée. Le revirement de jurisprudence effectué par la CJUE conduit à s’interroger de manière plus générale, si la pénalisation du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers en situation irrégulière faisant l’objet d’une procédure de retour est compatible avec le droit de l’UE et de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Cela suppose d’étudier la jurisprudence antérieure de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) et de la CJUE en comparant les différents critères jurisprudentiels retenus par les Cours de Strasbourg et de Luxembourg afin de pouvoir analyser la portée de l’arrêt Celaj.
La protection des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière devant la CourEDH
La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) prévoit une liste exhaustive de motifs qui justifient le droit de mettre une personne en détention. Si la règle générale est celle que toute personne a le droit à la liberté (Article 5-1), l’alinéa f) prévoit une exception à ce principe. Il est possible de priver un ressortissant d’un pays tiers de sa liberté lorsqu’il s’agit d’une arrestation ou de la détention régulière d’une personne pour l'empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. La contestation de la légalité de la rétention a amené la CourEDH à préciser certains critères jurisprudentiels.
Ainsi, l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni[9] a permis à la Cour de souligner la nécessité de la diligence requise. Une privation de liberté fondée sur le second volet de l’article 5-1 f) ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Si celle-ci n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée au regard de cette disposition. Il revient donc aux Etats membres de faire en sorte que tout soit mis en oeuvre pour procéder à l’expulsion.
Dans l’arrêt Mikolenko c. Estonie[10], le requérant, un ressortissant russe, a été placé pendant trois ans et demi dans un centre de rétention suite au refus des autorités de prolonger son permis de séjour. La CourEDH a conclu que la rétention de M. Mikolenko était illégale, puisqu’il n’existait aucune perspective raisonnable de procéder à son expulsion et que les autorités nationales n’ont pas mené la procédure avec la diligence requise. Par conséquent, la rétention ne doit pas seulement être ordonnée et menée avec la diligence requise mais il faut qu’il existe aussi une perspective raisonnable d’éloignement.
Il est également intéressant d’observer que les autorités doivent démontrer qu’elles ont tenté de renvoyer un ressortissant en situation irrégulière dans un autre pays tiers au cas où il y a des obstacles à l’expulsion vers son pays d’origine. La Cour souligne dans l’affaire M. et autres c. Bulgarie[11], que ceci relève du champ d’application de l’article 5-1. En l’espèce, les autorités bulgares ont tenté en février 2007 pour la première fois d’obtenir la pièce d’identité du requérant, un ressortissant afghan détenu en Bulgarie, en vue de rendre son expulsion possible. La tentative des autorités intervenait donc 14 mois après que la décision a été prise de procéder à l’éloignement de M. La demande d’obtention de la pièce d’identité a été réitérée seulement 19 mois plus tard, une période pendant laquelle le ressortissant demeurait en rétention. Au vu de ce qui précède et comme les autorités bulgares n’avaient pas cherché à renvoyer le ressortissant afghan vers un autre pays, la CourEDH a constaté une absence de la diligence requise de la part des autorités et a jugé la détention du requérant illégale en vertu de l’article 5 de la CEDH.
Dans l’affaire Saadi c. Royaume-Uni[12], la Cour attire l’attention sur l’idée que toute rétention doit être dépourvue d’arbitraire. L’arrêt souligne notamment que l’article 5-1 de la CEDH exige la conformité de toute privation de liberté au but de la protection de l’individu contre l’arbitraire. « Il est un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5-1, et la notion d’arbitraire (…) va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention ».
Après avoir passé en revue d’un point de vue théorique les différents critères jurisprudentiels de la CourEDH, il convient de se pencher sur le raisonnement de la Cour dans une des affaires les plus récentes, Khlaifia et autres c. Italie[13] du 1er septembre 2015. La CourEDH a été interrogée notamment sur le fait de savoir si le placement de trois ressortissants tunisiens dans un centre à Lampedusa s’analyse en une « privation de liberté » en vertu de l’article 5-1 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Cet arrêt qui était au centre de l’attention pour la condamnation des expulsions collectives de ressortissants de pays tiers vers leur pays d’origine, revêt également un grand intérêt quant à la privation de la liberté irrégulière à laquelle il convient de s’intéresser. En l’espèce, les requérants, des ressortissants tunisiens, ont été transférés dans un centre à Lampedusa. Les autorités italiennes ont assuré que les ressortissants seraient accueillis dans des centres de « premier secours et d’assistance » (§42). Force était de constater que les conditions auxquelles les requérants étaient soumis s’apparentaient plutôt à une rétention (§46). Afin de démontrer qu’il y a eu violation de l’article 5-1, la Cour rappelle de manière classique que la rétention ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Il faut également que la procédure soit menée avec la diligence requise (§62) et que la privation de liberté soit « régulière » (§63), c’est-à-dire que la rétention doit avoir une base légale en droit interne. En constatant que la privation de liberté des ressortissants tunisiens était dépourvue de base légale en droit italien (§70), la Cour conclut que la rétention ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire et que dès lors elle ne pouvait pas être considérée comme « régulière » (§72). La CourEDH juge donc que le placement des tunisiens dans ces lieux « s’analyse en une privation de liberté ».
Il faut rappeler que les faits de l’arrêt se sont produits en 2011 pendant le printemps arabe et à la suite d’un afflux massif de migrants sur l’île de Lampedusa. Même si la CourEDH reconnaît le caractère exceptionnel de la situation à laquelle l’Italie a dû faire face pendant cette période (§124), elle refuse que cette réalité justifie une protection moindre du droit à la liberté tel qu’il est garanti dans l’article 5-1. La CourEDH agit comme véritable gardienne du droit à la liberté afin de protéger les ressortissants de pays tiers qui sont placés dans des endroits qui apparaissent plutôt comme des lieux de rétention. Contrairement à la CourEDH, la CJUE prend une voie différente afin de garantir, semble-t-il, la crédibilité et l’efficacité de la politique de retour de l’UE.
Le contrôle de la criminalisation des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière par la CJUE
La directive « retour » dispose que les ressortissants étrangers peuvent être placés en rétention à des fins de retour ou d'éloignement lorsque d'autres mesures moins coercitives ne sont pas applicables (article 15-1). Elle donne deux exemples de recours au placement en rétention : lorsqu'il existe un risque de fuite et lorsque le ressortissant concerné évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement (article 15-1 a et b). Dans le premier cas, le placement en rétention ne peut excéder six mois (article 15-5). Cette période peut cependant être prolongée de 12 mois.
La relation entre les sanctions pénales que les Etats membres peuvent établir à l’égard de ressortissants de pays tiers en situation irrégulière et la politique de retour de l’UE est complexe. Alors que les compétences pénales restent de la souveraineté des Etats membres, ces derniers ont harmonisé les procédures de retour à travers la directive 2008/115/CE. Par conséquent, les États membres sont libres d'établir des sanctions pénales pour la violation des règles sur l'immigration, à condition que ces mesures ne compromettent pas l'application de la directive «retour»[14].
Un des premiers grands arrêts, El Dridi[15], reconnaît que le domaine pénal relève de la compétence des Etats membres, mais estime que ce domaine peut être affecté par le droit de l’UE. Ainsi, les Etats membres ne sauraient appliquer une réglementation pénale, susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs poursuivis par la directive et de priver celle-ci de son effet utile (§55). En l’espèce, la Cour a estimé que la rétention de l’intéressé n’est pas compatible avec l’objectif de la directive qui est l’instauration d’une politique efficace de retour. Selon les juges, la rétention retarde plutôt une décision de retour et ne contribue donc pas à l’objectif de l’éloignement (§59). La portée de cet arrêt était considérable et l’on pouvait s’interroger si la Cour avait emprunté un chemin prometteur vers une dépénalisation du séjour irrégulier.
Avec son arrêt Achughbabian[16], la Cour a rapidement remédié à cette situation qui posait de nombreux problèmes d’interprétation en droit interne en précisant que la directive ne s’oppose ni à ce que le droit national d’un Etat membre qualifie le séjour irrégulier d’un ressortissant d’un pays tiers de délit et prévoie des sanctions pénales pour dissuader et réprimer le séjour irrégulier, ni au recours à la rétention en vue de déterminer le caractère régulier ou non du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers. En l’espèce, les juges de Luxembourg ont affirmé que la directive n’a pas été respectée, « étant donné que la détention per se ne visait pas à préparer et à réaliser l’éloignement de l’intéressé »[17]. Grâce à ces deux arrêts clés, la CJUE a instauré un certain équilibre entre la politique de retour de l’UE et les compétences pénales des EM. La Cour privilégie alors l’éloignement par rapport à la rétention ce qui permet de dresser un parallèle avec les arrêts rendus par la CEDH. Il paraît que la rétention ne peut être qu’une mesure de dernier recours.
Mais le changement contextuel de la crise migratoire a dû avoir un impact sur l’arrêt le plus récent en la matière. Dans l’affaire Celaj, la CJUE opère un revirement de jurisprudence en affirmant que la directive « retour » ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui impose une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers qui entre irrégulièrement sur son territoire en violation d’une interdiction d’entrée (§33). Bien que la situation en l’espèce était distincte des deux autres affaires, car le ressortissant albanais en question, après une première procédure de retour, était entré à nouveau sur le territoire italien en violation d’une interdiction d’entrée de trois ans, « la solution retenue dans l’arrêt Celaj ne trouve aucun fondement juridique dans la directive retour, dont l’effet utile est vainement invoqué par la Cour de justice dans cette affaire[18] ».
En effet, l’intérêt de l’arrêt réside dans le fait que des sanctions pénales peuvent dès lors être dictées à l’encontre d’un ressortissant d’un pays tiers sans qu’une décision de retour n’ait été adoptée. Cependant à la lecture de l’arrêt Achughbabian, la CJUE a souligné que l’adoption d’une décision de retour ne devrait pas être précédée d’une sanction pénale (§45). L’idée étant toujours de pouvoir procéder à l’éloignement dans les meilleurs délais. Le revirement se retrouve donc ici. Alors que la CJUE insistait encore dans ses arrêts El Dridi et Achughbabian sur l’éloignement dans un objectif d’efficacité de la politique de retour, l’on serait amené à croire qu’en l’espèce la rétention de l’individu est la priorité. Le message de la CJUE est donc clair : « l’absence de sanction en cas de violation de l’interdiction d’entrée ne peut pas rester sans conséquences sur le plan juridique, au risque de rendre la logique du système migratoire européen caduque »[19].
Pour conclure, je pense qu’il faut s’interroger sur le fait de savoir si l’on ne se dirige pas vers une criminalisation des migrants en situation irrégulière afin d’endiguer les flux migratoires et ce au détriment des droits fondamentaux.
Bibliographie sélective
[1] Réunion des chefs d’Etat ou de gouvernement l’UE avec la Turquie, Déclaration UE-Turquie, 29 novembre 2015, Secrétariat général du Conseil, §7.