Le maintien des anti-suit injunctions après West Tankers: à propos de l'arrêt Hydropower Plant JSC v AES Ust-Kamenogorsk – Par Kiaran O Luasa

L’existence des anti-suit injunctions dans les pays de common law, et particulièrement en Angleterre, a fait l’objet de nombreuses controverses, culminant en une jurisprudence de la CJUE condamnant leur utilisation entre États membres de l’Union Européenne. Un arrêt de la Cour Suprême du Royaume-Uni vient rappeler que cette technique persiste, continue à se développer et à affecter le monde de l’arbitrage.

Lorsqu’une convention d’arbitrage est valablement conclue entre des parties, ces dernières s’engagent à participer à une procédure arbitrale afin de résoudre tout conflit soumis à la clause compromissoire ; par là même, elles renoncent également à leur droit de poursuivre la résolution d’un litige soumis à une convention d’arbitrage par instance judiciaire : deux conséquences désignées par les termes d’effets positif et négatif d’une convention d’arbitrage.

Si la plupart des juridictions nationales reconnaissent et respectent les conventions d’arbitrage en accord avec l’article II de la Convention de New York, orientant tout litige soumis à une clause compromissoire vers une procédure arbitrale, il reste possible pour une partie à une convention d’arbitrage d’engager une action judiciaire devant des tribunaux nationaux n’honorant pas entièrement leurs engagements en application de la Convention.

Les anti-suit injunctions constituent un moyen efficace de faire respecter l’exécution d’une convention d’arbitrage : des ordonnances judiciaires prévues par certains systèmes juridiques, traditionnellement de common law, interdisant au signataire d’une convention d’arbitrage de continuer ou poursuivre une procédure judiciaire à l’étranger, en violation de son engagement.

Cette pratique est toutefois largement ignorée par les droits de tradition civiliste, une position soutenue et renforcée par l’Union Européenne. Le récent arrêt Hydropower Plant JSC v AES Ust-Kamenogorsk de la Cour Suprême du Royaume-Uni illustre l’attachement du droit anglais aux anti-suit injunctions ainsi que l’efficacité persistante de ces dernières.

Il convient d’examiner en premier lieu la portée des anti-suit injunctions en support d’une convention d’arbitrage dans l’environnement européen (I), ceci avant d’étudier leur incidence en droit anglais à la lumière de l’arrêt Hydropower Plant JSC v AES Ust-Kamenogorsk (II).

  1. Les anti-suit injunctions dans le contexte européen

La pratique des anti-suit injunctions est fondamentalement liée à la préoccupation de l’effectivité de l’arbitrage, cherchant à renforcer l’efficacité des conventions d’arbitrage en les imposant aux parties saisissant ou ayant l’intention de saisir des juridictions étatiques étrangères en violation de la convention. L’efficacité de telles injonctions ne dépend toutefois pas seulement d’un tribunal acceptant de les prononcer, mais généralement aussi de la présence du défendeur ou de ses biens dans la juridiction ordonnant l’injonction ou dans une autre susceptible d’exécuter celle-ci, puisque malgré l’existence de lourdes sanctions – coupable de contempt of court, la partie s’expose à une amende voire à une peine d’emprisonnement – dans le pays ordonnant l’injonction, son non-respect à l’étranger est sans conséquences.

Le droit anglais accepte de prononcer ces injonctions de longue date, préservant dès 1911 l’efficacité d’une clause compromissoire en interdisant la soumission d’un litige à une juridiction étrangère (Pena Copper Mines LTD v Rio Tinto Ltd [1911] 105 L.T. 846 CA). Précisément, en droit anglais, une anti-suit injunction sera généralement accordée lorsque le tribunal estime d’une part qu’il dispose d’un intérêt suffisant, ou de liens suffisamment étroits, avec le litige en question, et d’autre part que les procédures étrangères auraient pour conséquence un préjudice substantiel pour le demandeur (Airbus Indus. GIE v Patel [1998] 1 Lloyd’s Rep. 631 HL). La compétence des tribunaux pour ordonner de telles injonctions relève d’une juridiction personnelle sur les défendeurs (Man (Sugar) Ltd. v Haryanto (No. 2) [1991] 1 Lloyd’s Rep. 429 CA), du fait que l’ordonnance vise uniquement la partie en question, et non le tribunal où les procédures judiciaires ont été ou doivent être engagées (Starlight Shipping Co. v Tai Ping Insurance Co. Ltd. [2007] EWHC 1893).

Malgré cette dernière précaution, une anti-suit injunction aboutit en pratique à ce qu’une juridiction impose sa propre conception de la validité d’une convention d’arbitrage à des juridictions étrangères. De plus, le fait d’interdire à une partie d’agir devant une juridiction étrangère – ou de lui imposer d’y mettre fin – interfère indirectement avec la compétence de cette dernière, puisque l’ordonnance fait abstraction de la compétence exclusive de chaque juridiction, reconnue par le droit international, de décider de la compétence juridictionnelle de ses tribunaux pour tout litige dont ils seraient saisis. Ainsi cette technique est régulièrement critiquée par des juridictions d’autres États du fait de son incompatibilité avec certaines exigences du droit international public, notamment l’idée de non-ingérence, voire de confiance mutuelle existant dans le cadre de l’Union Européenne.

En France, il n’existe aucun doute sur l’hostilité historique des juges face à de telles mesures, due notamment à leur atteinte d’une part au droit fondamental d’accès à la justice de tout individu, et d’autre part à la prérogative de souveraineté nationale résidant en la capacité de déterminer sa compétence juridictionnelle (Stolzenberg c/ CIBC Mellon Trust Company et autres, Cass. Civ. 1ère, 30 juin 2004). Toutefois, on observe une tendance récente favorable aux anti-suit injunctions, ordonnant par exemple une telle injonction dans le contexte d’une faillite internationale prohibant une procédure de saisie immobilière introduite à l’étranger (Banque Worms c/ Epoux Brachot et autres, Cass. civ. 1ère, 19 novembre 2002), ou même déclarant que ces injonctions, lorsqu’elles n’ont pour unique objet que de sanctionner la violation d’une obligation contractuelle préexistante, ne sont pas contraires à l’ordre public international français (Cass. Civ. 1ère, 14 octobre 2009, Bull. civ. 2009, I, n°207). Ainsi la fracture séparant les deux droits semble se réduire, le juge français se rapprochant de la position anglaise en n’hésitant pas dans certaines circonstances à ordonner ou exécuter ces injonctions traditionnellement condamnées.

Au niveau international toutefois, les contestations envers ces injonctions ont été de plus en plus importantes avec l’entrée en vigueur de différentes conventions internationales, telles que la Convention Européenne des Droits de l’Homme, la Convention de Lugano et la Convention de Bruxelles, devenue le Règlement Bruxelles I, concernant la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Cette pratique a été condamnée au sein de l’Union Européenne, par un arrêt de la CJUE, qui déclare contraire au Règlement Bruxelles I une anti-suit injunction prononcée par une juridiction d’un État membre à l’encontre de procédures judiciaires initiées devant les tribunaux d‘un État membre (Allianz SpA v West Tankers Inc [2009] 3 WLR 696). L’arrêt se fonde notamment sur le principe de confiance mutuelle qui interdit à un État de contrôler la compétence d’un juge d’un autre État membre.

La CJUE rejette ainsi le pouvoir des tribunaux d’un État membre d’interférer avec des procédures judiciaires entamées dans un autre État membre au moyen d’anti-suit injunctions, prohibant l’utilisation de telles ordonnances entre juridictions des États membres de l’Union Européenne et à l’égard d’un État signataire de la Convention de Lugano. 

Le procédé de l’anti-suit injunction n’est toutefois pas interdit en soi : la CJUE vient de juger que la reconnaissance par une juridiction d’un État membre d’une anti-suit injunction prononcée par un tribunal arbitral n’est pas contraire au Règlement Bruxelles I, l’arbitrage n’entrant pas dans le champ d’application de ce texte (Gazprom OAO v Lietuvos Respublika, CJUE, 13 mai 2015).

Malgré le recul du champ d’application territorial de ces injonctions et autres critiques internationales, loin de faiblir dans leur utilisation d’anti-suit injunctions, les tribunaux anglais continuent à élargir l’application de ces dernières (II).

  1. Le maintien des anti-suit injunctions par le juge anglais

La Cour Suprême du Royaume-Uni a récemment confirmé que les anti-suit injunctions à l’appui d’une procédure d’arbitrage demeurent ouvertes lorsque des procédures en violation d’une convention d’arbitrage sont entamées en dehors de l’Union Européenne (Ust-Kamenogorsk Hydropower Plant JSC v AES Ust-Kamenogorsk [2013] UKSC 35). En l’espèce, une injonction fut ordonnée par la Commercial Court à l’encontre d’une procédure judiciaire entamée au Kazakhstan en violation d’une convention d’arbitrage soumise au droit anglais et ayant Londres comme siège de l’arbitrage. En outre, un élément inhabituel et essentiel de cette affaire était le fait qu’aucune procédure arbitrale n’était entamée, ni même envisagée.

Le pouvoir des juges anglais d’ordonner des injonctions en matière d’arbitrage est fondé sur l’article 44 de l’Arbitration Act 1996, consacrant le rôle du juge d’appui, spécifiquement « aux fins d’une procédure d’arbitrage et en relation avec une telle procédure ». Le problème est évident : à défaut d’une procédure d’arbitrage, un tribunal ne devrait pas avoir le pouvoir d’accorder une quelconque ordonnance judiciaire en vertu de l’article 44 de l’Arbitration Act 1996. Toutefois, la Cour Suprême estima qu’elle disposait de la compétence d’ordonner une anti-suit injunction en vertu du pouvoir général de prononcer des mesures injonctives prévues par l’article 37 du Senior Courts Act 1981, non dans le cadre d’une hypothétique procédure d’arbitrage, mais « en raison de l’obligation de ne pas faire découlant de la convention d’arbitrage interdisant d’entamer des procédures judiciaires étrangères ». Ainsi, indépendamment de la volonté d’un demandeur d’entreprendre une procédure d’arbitrage, les tribunaux anglais protégeront son droit contractuel de compromettre et de ne pas être poursuivi devant un tribunal national pour tout litige résultant de la convention d’arbitrage.

Il semble donc que les tribunaux anglais disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour accorder ou refuser une anti-suit injunction, une décision qui semble être guidée par un principe de justice contractuelle, s’efforçant de protéger les intérêts d’une partie à une convention d’arbitrage. En l’espèce l’affaire semble aussi avoir été influencée par des considérations pratiques, cherchant à éviter une procédure d’arbitrage ayant pour seul objectif de déterminer si le tribunal arbitral était compétent pour accorder un jugement déclaratif – une demande relative à sa compétence matérielle sur laquelle le tribunal n’est pas tenu de se prononcer et concernant une injonction que la cour est déjà capable d’octroyer.

Malgré les critiques internationales et même la condamnation par la CJUE des anti-suit injunctions visant les procédures intentées devant les juridictions d’autres États membres, les tribunaux anglais n’hésitent donc pas à utiliser ces injonctions en dehors de l’Union Européenne, continuant également à étendre le champ d’application de celles-ci, déclarant leur utilisation possible même en l’absence de procédures d’arbitrages.

Cette tendance se confirme aussi par d’autres arrêts. En effet, si la plupart des anti-suit injunctions prononcées à l’appui de conventions d’arbitrage semblent avoir Londres comme siège, la High Court a récemment déclaré que les tribunaux anglais sont en mesure d’accorder de telles injonctions indépendamment du lieu où est situé le siège de l’arbitrage, une compétence justifiée par le fait que le droit applicable à la convention d’arbitrage était le droit anglais, mais qui exige aussi toutefois « un motif particulièrement solide » (Malhotra v Malhotra and Another [2012] EWHC 3020). Certaines décisions avaient déjà mentionné cette possibilité, même sans que le droit anglais soit applicable, du fait de la présence de biens du défendeur en Angleterre ou de la nécessité de prévenir une fraude (e.g., Mobil Cerro Negro Ltd v Petroleos de Venezuela SA [2008] 1 Lloyd’s Rep 684).

En outre, les tribunaux anglais se reconnaissent également compétent pour accorder des anti-suit injunctions non pas à l’appui d’une procédure d’arbitrage, mais pour lui faire obstacle. Si une anti-suit injunction cherche habituellement à imposer la validité de la convention d’arbitrage, dans ce dernier cas, les juridictions anglaises prétendent au contraire imposer leur propre conception de l’invalidité de la convention. Bien que mentionnées comme utilisables seulement dans des circonstances « rares et exceptionnelles », de telles injonctions ‘anti-arbitrage’ ont été accordées à la fois pour des procédures ayant l’Angleterre comme siège de l’arbitrage (e.g., Repub. Of Kazakhstan v Istil Group Inc. [2007] EWHC 2729), et pour celles se déroulant à l’étranger (e.g., Excalibur Ventures LLC v Texas Keystone Inc. [2011] EWHC 1624).

Par ailleurs, il apparaît que ce type d’injonction constitue une nouvelle différence avec le droit français, les tribunaux français rejetant de manière constante la possibilité d’enjoindre une procédure d’arbitrage, au motif que seuls des arbitres peuvent connaître leur compétence une fois le tribunal arbitral constitué du fait de l’autonomie de cette juridiction internationale (Repub. de Guinée Equatoriale c/ Société Fitzpatrick Equatorial Guinea Ltd, TGI Paris, 29 mars 2010 ; Sté Elf Aquitaine, Cass. civ. 1ère, 12 octobre 2011).

Conclusion

L’anti-suit injunction est une technique propre aux droits de common law à laquelle le reste du monde semble hostile, mais qui incite aussi certaines juridictions de traditions civilistes à y avoir recours de manière ponctuelle. Au niveau européen toutefois, le procédé connaît un obstacle majeur, la CJUE prohibant celui-ci entre juridictions des États membres.

Loin de se résigner au consensus international, les tribunaux anglais persistent dans leurs utilisations de ces injonctions, en se reconnaissant compétents pour interdire virtuellement toute procédure, arbitrale ou judiciaire, en violation d’une convention d’arbitrage valide ou en dépit de l’inefficacité de celle-ci, entamée en dehors de l’Union Européenne.

Finalement, force est de constater que l’importance quantitative des anti-suit injunctions démontre l’ampleur des tentatives de certaines parties d’échapper à la compétence de l’arbitre, et donc l’intérêt que présente une technique aussi efficace que ces injonctions pour y remédier. Se pose ainsi la question de l’équilibre nécessaire entre le besoin d’assurer l’effectivité de la compétence arbitrale et la valeur donnée à la compétence juridictionnelle des États en droit international. À cet égard, il semble que l’approche des tribunaux français relative à leur pouvoir injonctif en cette matière poursuit précisément cet objectif, reconnaissant restrictivement l’opportunité de ces mesures, tout en refusant catégoriquement leur utilisation lorsqu’elles font obstacle au déroulement de l’arbitrage.

 

Bibliographie

Manuels et Ouvrages :

  • Born G., International Commercial Arbitration, Seconde Edition (Kluwer Law International 2014).
  • Fouchard PH., Gaillard E., Goldman B., International Commercial Arbitration (Kluwer Law International 1999).
  • Poudret J.F., Besson S., Comparative Law of International Arbitration, (Thomson Sweet & Maxwell 2007).
  • Redfern and Hunter, avec Blackaby N. et Partasides C., Law and Practice of International Commercial Arbitration, 5ème Edition, 2009.

Articles :

  • Bollée S., Quelques remarques sur les injonctions anti-suit visant à protéger la compétence arbitrale (à l’occasion de l’arrêt The Front Comor de la Chambre des Lords), Rv. arb., Vol 200è Issue 2, pp. 223-249.
  • Clavel S., Anti-Suit Injunctions et arbitrage, Rev. arb., Vol. 2001 Issue 4, pp. 669-706.
  • Gaillard E., Il est interdit d’interdire : réflexions sur l’utilisation des anti-suit injunctions dans l’arbitrage commercial international, Rev. arb., Vol. 2004 Issue 1, pp. 47-62.
  • Vishnevskaya O., Anti-suit Injunctions from Arbitral Tribunals in International Commercial Arbitration : A Necessary Evil ?, J. Int’l Arb. 2015, Vol. 32 Issue 2, pp. 173-214.

Réglementation :

  • Arbitration Act 1996.
  • Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères de 1958.
  • Senior Courts Act 1981.

Jurisprudence :

Jurisprudence française

  • Banque Worms c/ Epoux Brachot et autres, Cass. civ. 1ère, 19 novembre 2002, Gaz. Pal., 25-26 juin 2003, p. 29, note M.-L. Niboyet.
  • Cass. Civ. 1ère, 14 octobre 2009, Bull. civ. 2009, I, n°207.
  • Repub. de Guinée Equatoriale c/ Société Fitzpatrick Equatorial Guinea Ltd, TGI Paris, 29 mars 2010, Cah. arb., 2010, p. 853, note L. Degos.
  • Sté Elf Aquitaine, Cass. civ. 1ère, 12 octobre 2011, Gaz. Pal., 20 janvier 2012, n°22-23, p. 13, note D. Bensaude.
  • Stolzenberg c/ CIBC Mellon Trust Company et autres, Cass. Civ. 1ère, 30 juin 2004, Rev. Crit. DIP, 2004.815, note H. Muir Watt.

Jurisprudence anglaise

  • Airbus Indus. GIE v Patel [1998] 1 Lloyd’s Rep. 631 HL.
  • Excalibur Ventures LLC v Texas Keystone Inc. [2011] EWHC 1624.
  • Malhotra v Malhotra and Another [2012] EWHC 3020.
  • Man (Sugar) Ltd. v Haryanto (No. 2) [1991] 1 Lloyd’s Rep. 429 CA.
  • Mobil Cerro Negro Ltd v Petroleos de Venezuela SA [2008] 1 Lloyd’s Rep 684.
  • Pena Copper Mines LTD v Rio Tinto Ltd [1911] 105 L.T. 846 CA.
  • Repub. Of Kazakhstan v Istil Group Inc. [2007] EWHC 2729.
  • Starlight Shipping Co. v Tai Ping Insurance Co. Ltd. [2007] EWHC 1893.
  • Ust-Kamenogorsk Hydropower Plant JSC v AES Ust-Kamenogorsk [2013] UKSC 35.

Jurisprudence européenne

  • Allianz SpA v West Tankers Inc [2009] 3 WLR 696.
  • Gazprom OAO v Lietuvos Respublika, CJUE, 13 mai 2015.